Société / Tech & internet

N'oubliez pas que derrière nos écrans se cache un nouveau prolétariat

Dans certains cas, la révolution numérique du travail ne consiste pas à automatiser, mais à faire travailler des gens dans des conditions pourries à l'autre bout du monde –ou en France.

À un rassemblement de livreurs Deliveroo dénonçant la décision de la plateforme de supprimer le tarif minimum de 4,70 euros par commande, le 7 août 2019 à Paris. | Bertrand Guay / AFP
À un rassemblement de livreurs Deliveroo dénonçant la décision de la plateforme de supprimer le tarif minimum de 4,70 euros par commande, le 7 août 2019 à Paris. | Bertrand Guay / AFP

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Pour la Saint-Valentin, les livreurs et livreuses de Deliveroo appellent au boycott de l'entreprise sur une initiative du collectif des livreurs autonomes parisiens (CLAP).

Cela fait longtemps que les livreurs et chauffeurs sont engagés dans des bras de fer avec ces grandes entreprises qui les rémunèrent à la tâche et non à l'heure, en jouant sur le fait que leur statut est celui d'auto-entrepreneurs et non de salariés. Le CLAP demande une prise en charge minimum de 5 euros, une couverture sociale et la prise en compte des frais assumés par les livreurs.

Tour de force des plateformes

On sait bien, de façon plus ou moins consciente, au gré des reportages, que ces jeunes constituent un nouveau prolétariat, marqué par des régressions par rapport à ce que la classe ouvrière avait réussi à gagner au XXe siècle, comme la fin du paiement à la tâche et des protections sociales. Et pourtant, ce n'est que la partie visible, celle que l'on croise dans les rues des villes, la partie que l'on salue, à qui l'on donne un pourboire.

Dans le cas de Deliveroo, on découvre également que certains plats ne viennent pas des cuisines du restaurant officiel. L'entreprise a aménagé une méga-cuisine à Saint-Ouen où les cuisiniers, majoritairement sri-lankais et bengalis, travaillent dans des conditions pénibles, sans chauffage.

Mais il y a également tout le reste. Les grandes plateformes numériques ont tout de même réussi un incroyable tour de force: elles sont parvenues à nous faire croire qu'internet, c'était des codes. Qu'il n'y avait que des algorithmes, que tout était automatisé. Bien sûr, on sait qu'il y a des ingénieurs, quelque part au fond de la Silicon Valley. Mais c'est tout.

En France, celui qui a mis fin à ce mensonge, c'est le sociologue Antonio Casilli. Il a raconté les «travailleurs du clic» et de ses recherches vient d'être tirée une série de reportages épatante, disponible sur le site de France Télévisions.

En quatre épisodes d'une vingtaine de minutes, on découvre les visages, les voix de celles et ceux qui sont de l'autre côté de l'écran. Il y a les livreurs, bien sûr. Mais également, dans le deuxième épisode, des femmes à Madagascar qu'on appelle des micro-travailleuses. Et là, on atteint encore un niveau supérieur dans le foutage de gueule, puisque des plateformes proposent du micro-travail à des femmes africaines ou asiatiques, soit-disant pour les aider à compléter leurs revenus. C'est limite si l'entreprise ne se flatte pas de faire de l'aide au développement, du féminisme, de l'humanitaire en offrant à ces femmes l'opportunité de travailler.

L'une d'elle raconte que sur le site, le tarif indiqué est de 2,86 euros de l'heure. Sa demande? Que ce tarif soit vraiment appliqué. Parce qu'en réalité, il est «indicatif». Elle explique qu'une tâche est payée 27 centimes, et que certaines prennent 15 minutes. Une autre jeune femme raconte qu'en travaillant huit heures par jour, six jours par semaine, elle gagne 200 euros par mois.

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Enjeu de la modération

Ah… internet qui permet de réduire les coûts. On nous dit toujours que numériser permettra de faire des économies en supprimant le travail humain. En fait, dans certains cas, il ne s'agit pas d'automatiser mais de faire travailler des doigts à l'autre bout du monde –ou en France.

Pour comprendre plus précisément quelles tâches effectuent ces femmes, je vous conseille d'aller regarder le reportage. Pour les flemmard·es: par exemple, elles vont retranscrire par écrit une discussion entre un client et un service clients, ou elles vont préciser ce que la machine ne sait pas distinguer dans le cas d'un moteur de recherche. En bref, elles font internet, à la main et au clic. Il y aurait au minimum 45 millions de ces micro-travailleurs et micro-travailleuses dans le monde.

Et puis, bien sûr, il y a le cas de la modération des contenus sur les réseaux sociaux, auquel est consacré le troisième épisode. Comme le rappelle un ancien modérateur, les politiques se contentent de dénoncer Facebook qui ne lutte pas suffisamment contre les contenus haineux, mais sans poser clairement la question: comment on fait? Parce que plus de modération, à l'heure actuelle, c'est plus de gens dans des conditions de travail souvent pourries, qui sont payés pour regarder des vidéos de décapitation.

Le dernier épisode est consacré aux solutions, et Antonio Casilli y rappelle que le principe des plateformes, fondées sur les communs, était d'inspiration anarcho-communiste et que le capitalisme les a récupérées, mais qu'il est encore possible d'en faire autre chose.

Il faut prendre le temps de regarder cette série pour comprendre que derrière nos écrans se trouvent des gens, qu'on les appelle auto-entrepreneurs ou micro-travailleurs, qui forment toujours la classe ouvrière.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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