Égalités / Santé

Vie sexuelle et handicap: le gouvernement repose la question de l'assistance

Se refusant à trancher, le gouvernement saisit une nouvelle fois le Comité national d’éthique pour répondre à une question majeure concernant les personnes handicapées et leur sexualité.

Les personnes en situation de handicap sont souvent condamnées à l'abstinence sexuelle. | Josh Appel via <a href="https://unsplash.com/photos/0nkFvdcM-X4">Unsplash</a>
Les personnes en situation de handicap sont souvent condamnées à l'abstinence sexuelle. | Josh Appel via Unsplash

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Ce serait le «dernier tabou» d'une société qui s'évertue à tenter de les briser. Sophie Cluzel, secrétaire d'État en charge des Personnes handicapées, vient de saisir le Comité national d'éthique (CCNE) «au sujet du droit aux relations intimes, dont sont souvent privées les personnes handicapées»«Force est de constater que certains de nos concitoyens, parce qu'ils sont en situation de handicap, en sont privés, pour certains à vie. Sans aucune solution adaptée, ils sont condamnés à vivre dans une abstinence non choisie», affirmait la secrétaire d'État le 9 février lors du «Grand Rendez-vous» Europe 1-CNews-Les Échos. 

Jérémie Boroy, président du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), que Sophie Cluzel a souhaité associer aux travaux du CCNE, a aussitôt salué sur Twitter «l'ouverture d'un débat citoyen» sur les assistant·es sexuels, «loin des caricatures souvent lues et entendues sur ce sujet».

À la veille de la  Conférence nationale du handicap, présidée ce mardi 11 février par Emmanuel Macron, la secrétaire d'État se disait par ailleurs «très favorable à ce qu'on puisse accompagner la vie intime, affective et sexuelle» des personnes handicapées. «Tout l'enjeu c'est de remettre les personnes handicapées en pleine citoyenneté, dans le respect et la dignité.» Selon elle, faute de «solution adaptée», certaines sont «condamnées à vivre dans une abstinence [sexuelle] non choisie», et ce alors même que nul ne doute plus que «la santé sexuelle fait partie intégrante de la santé, du bien-être et de la qualité de vie dans son ensemble».

Retour en 2011

C'est parce que ce sujet demeure un «tabou dans notre société» que la secrétaire d'État a saisi le CCNE. Dans un courrier adressé à son président et révélé par Le JDD, elle juge «indispensable de rouvrir la réflexion éthique en abordant le sujet de l'assistance sexuelle avec une vision renouvelée». 

On en revient, neuf ans plus tard, aux mêmes questions –aux mêmes impasses?– concernant l'officialisation de l'existence, en France, d'assistant·es sexuels. Neuf ans plus tard, car le même sujet avait conduit à la saisine du CCNE par Roselyne Bachelot, alors ministre des Solidarités et de la cohésion sociale. Pragmatique, Mme Bachelot posait alors trois questions:
 

  1. Quelles prestations la société serait-elle susceptible d'offrir pour atténuer les manques ressentis dans leur vie affective et sexuelle par les personnes handicapées, notamment celles «dont le handicap ne leur permet pas d'avoir une activité sexuelle sans assistance», et qui interrogent sur «la mise en place de services d'accompagnement sexuel»?
     
  2. Quelle analyse faire sur l'éventuelle instauration de ces services par les professionnel·les du secteur sanitaire et médico-social, et qu'en serait-il du droit à la compensation?
     
  3. Quel état des lieux et quelles propositions le CCNE pourrait-il faire sur les moyens susceptibles de promouvoir, chez les personnels du secteur sanitaire et social, les bonnes pratiques relatives à la vie privée, au respect de la liberté et de la dignité des personnes handicapées?

Une «question dérangeante»

Fin 2012, le Comité rendait sa copie dans son avis n°118 intitulé «Vie affective et sexuelle des personnes handicapées. Question de l'assistance sexuelle». Soit un long texte jésuite et embarrassé qui, tout bien pesé sur le trébuchet de l'éthique française, se refusait à trancher. D'un côté, «toutes les associations qui soutiennent les personnes handicapées insistent avant tout sur la reconnaissance des besoins affectifs et sexuels des personnes handicapées qui souffrent souvent d'une grande solitude». De l'autre, c'est «une question dérangeante car intéressant un domaine considéré comme relevant de la vie intime et privée».

Mais de quels handicaps parle-t-on? «On ne saurait examiner ces questions de la même manière pour toutes les formes de handicap, ni selon qu'une vie sexuelle autonome et responsable a existé ou non avant la survenue du handicap, observait le CCNE. Pour la personne atteinte d'un lourd handicap moteur, il peut y avoir une impossibilité “technique” qui rend difficile l'accès au corps, le sien ou celui d'autrui. C'est avant tout pour ce type de handicap que certaines associations envisagent une aide sexuelle spécifique. […] Le handicap peut toucher le corps, les fonctions supérieures de l'intelligence ou les deux. […] Cette situation peut être congénitale (anomalie génétique, trisomie 21 ou autre anomalie, infirmité motrice cérébrale, épilepsie précoce, etc.) ou acquise (maladie neurologique ou traumatisme suite à un accident). Le handicap peut selon le cas être survenu dans l'enfance ou à l'âge adulte, ou encore être une conséquence du grand âge.» 

Accompagnement ou aide?

Effrayé par la complexité du sujet, le CCNE avait alors limité son champ de réflexion «aux personnes atteintes de handicap physique et aux personnes atteintes de handicap mental». Et ce à la lumière de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées. Une loi majeure en ce qu'elle reconnaissait l'autonomie des personnes handicapées, et leur droit à participer à l'ensemble de la vie sociale.

C'est d'ailleurs précisément dans le contexte nouveau créé par cette loi (et par les discussions approfondies qui avaient accompagné son élaboration) que s'exprimait alors, «au nom de l'égalité et de la solidarité», la revendication de l'accès pour toutes et tous à la vie sexuelle et son corollaire: la demande d'assistance sexuelle. Tout ceci en sachant que la question de la sexualité de la personne handicapée n'était explicitement abordée «dans aucun texte juridique d'une quelconque nature en France».

«Des questions se posent sur la frontière ténue avec la prostitution.»
Le CCNE, dans son avis rendu en 2012

«Dans certains pays proches du nôtre, la question de la mise en place de l'assistance sexuelle est posée depuis plusieurs années avec pragmatisme: à un problème, une solution pratique, relatait pourtant le CCNE en 2012. L'assistance sexuelle tend à devenir une spécialisation voire une partie intégrante du rôle de certains soignants dûment formés à cet effet. La prestation de l'assistant sexuel est variable: elle peut aller de l'assistance érotique et des caresses à la relation sexuelle. Dans certains pays, les aidants sexuels ont été pendant un temps assimilés à des prostitués.»

Parmi les pays où existait déjà l'assistance sexuelle: le Danemark, l'Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas. «Au Pays-Bas, par exemple, les prestations sont parfois remboursées par les assurances sociales des collectivités locales, notait le comité. Le statut des professionnels varie également selon la réglementation des États, mais tous insistent particulièrement sur le recrutement et la formation des aidantsSi, dans les discours, on insiste sur le profil des personnes retenues pour être accompagnants (une grande majorité serait issue du milieu paramédical: psychologues, kinésithérapeutes ou aides-soignants), il n'en demeure pas moins que des questions se posent sur la frontière ténue avec la prostitution.»

Mais allergique à un tel pragmatisme, le Comité d'éthique français entendait opérer clairement la distinction entre «aide sexuelle» et «accompagnement». L'accompagnement «embrasse des aspects relationnels, de réciprocité, de gratuité», quand l'aide «renvoie davantage à une réponse mécanique». Comment imaginer que les personnes souffrant d'un handicap physique isolé se contentent d'une satisfaction par l'aide sexuelle? Pour le comité, ces personnes ont, au même titre que toutes et tous (valides ou non), un besoin beaucoup plus large de vie sexuelle découlant d'une relation affective. Et donc, «l'aide sexuelle, même si elle était parfaitement mise en œuvre par des personnels bien formés, ne saurait à elle seule répondre aux subtiles demandes induites par les carences de la vie affective et sexuelle des personnes handicapées».

La situation des aidant·es

Certes. Mais que répondre aux associations qui demandent la mise en place d'aidant·es sexuels, tout en récusant l'assimilation de ce type de prestations à de la prostitution? En toute hypothèse, pour les sages du Comité d'éthique français, la reconnaissance d'une «assistance sexuelle professionnalisée, reconnue et rémunérée» nécessiterait un aménagement de la législation prohibant le proxénétisme. Étant bien entendu que «la mise en relation de la personne handicapée et de l'aidant sexuel peut effectivement être assimilée à du proxénétisme». Et que dans le code pénal, les infractions relatives au proxénétisme figurent dans une section d'un chapitre intitulé «Les atteintes à la dignité de la personne».

Si une chose est interdite pour tou·tes les citoyen·nes –et ce pour des raisons éthiques–, il semble assez difficile d'envisager qu'elle soit autorisée dans le cadre d'initiatives individuelles, et seulement au profit de certaines personnes. Et comment ne pas évoquer ces questions quand on sait que, dans certains pays, c'est effectivement à des prostitué·es que l'on a parfois recours pour cette aide sexuelle?

Impossible de faire de l'aide sexuelle «une situation professionnelle comme les autres»
Le CCNE, dans son avis rendu en 2012

Le Comité d'éthique ajoutait que l'ensemble des documents consultés et des auditions menées avaient ont montré combien la situation d'aidant·e sexuel est «loin d'être facile». «Il est apparu que l'aidant pouvait se trouver malmené même involontairement et la relation sexuelle devenir différente de ce qui avait été prévu contractuellement, peut-on lire dans l'avis. Ont été évoqués également les situations d'abus de la part des aidants, comme les chantages dont ils peuvent être eux-mêmes victimes. Le refus de l'angélisme à cet égard doit être général et concerner toutes les personnes impliquées.»

Tout ceci sans oublier la difficile question de l'instrumentalisation («même consentie, rémunérée ou compassionnelle») du corps d'une personne pour la satisfaction personnelle d'une autre. Comment considérer comme éthique qu'une société instaure volontairement des situations de sujétion, même pour compenser des souffrances réelles? Le CCNE estimait qu'il était impossible de faire de l'aide sexuelle «une situation professionnelle comme les autres», et ce «en raison du principe de non utilisation marchande du corps humain». Pour finir par cette conclusion (presque) sans appel:

«En conséquence en matière de sexualité des personnes handicapées, le CCNE ne peut discerner quelque devoir et obligation de la part de la collectivité ou des individus en dehors de la facilitation des rencontres et de la vie sociale, facilitation bien détaillée dans la loi, qui s'applique à tous. Il semble difficile d'admettre que l'aide sexuelle relève d'un droit-créance assuré comme une obligation de la part de la société et qu'elle dépende d'autres initiatives qu'individuelles.»

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Silence quasi-total

L'avis du CCNE coïncidait avec la sortie en salle, en France, de The Sessions, film américain hors du commun traitant avec intelligence,  humour et pragmatisme de la sexualité des personnes handicapées. Ou plus précisément du droit des personnes handicapées à avoir accès à l'exercice organique de leur fonction sexuelle (à un «accompagnement érotique»).
 

The Sessions reprend l'histoire (véridique) du poète et journaliste Mark O'Brien gravement handicapé après avoir contracté une infection poliomyélitique dans son enfance. Il est tiré de son roman On Seeing a Sex Surrogate. Condamné à demeurer presque en permanence dans un «poumon d'acier», ce tétraplégique découvrira la réalité charnelle de la sexualité grâce aux quelques séances (ces sessions) durant lesquelles il rencontre une assistante sexuelle. Puceau jusqu'à la trentaine, il découvre alors son corps et s'ouvre à une nouvelle vie. 

The Sessions n'était pas le premier des films traitant spécifiquement de cette question. Il existe notamment Nationale 7 (sorti en 2000) posant le cas d'une personne souffrant d'une myopathie, et Yo también (2010) qui soulève la même question avec une personne trisomique. Ou encore la production sud-coréenne Sex Volunteer (2009), qui traite le sujet sous un angle moins personnel. Dans les quatre cas, la même question de fond: celle du droit à disposer de son corps, qu'il soit ou non réduit dans son autonomie.
 

Le magazine Causette avait consacré fin 2011 un riche dossier soulevant la question de la création d'un statut français d'assistant·e sexuel. Pour le reste, silence total, ou presque, dans les médias généralistes français. 

Pourquoi pas un projet de loi?

Sept ans après la réponse du CCNE, Sophie Cluzel estime que, sur un tel sujet, la société française «a mûri». En recourant à des assistant·es sexuels, il ne s'agit pas «d'ouvrir un réseau de prostitution, cette question est totalement ridicule, à côté de la plaque», assure-t-elle. Et préconise d'enquêter en dehors de nos frontières: «Des assistants de vie sexuelle existent déjà en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse. Allons voir comment ont été formées ces personnes.» Mais dans le même temps, prudente, la secrétaire d'État souligne «ne rien préconiser» puisqu'elle saisit le CCNE et annonce des «débats citoyens» sur ce «vrai sujet de société»

«Quoi qu'il se passe, cela nous fera faire un bond en avant colossal dans la bientraitance des personnes, dans le recueil de leurs désirs, de leurs attentes, dans la façon de les regarder différemment, non plus comme des objets de soins, mais bien comme des sujets de droits.» Certes. Mais à ce stade, deux questions se posent: comment imaginer que (mêmes causes, mêmes textes, mêmes effets) le Comité national d'éthique rendra au gouvernement une copie différente de celle rendue en 2012? Et pourquoi, s'il est à ce point certain du mûrissement de la société française, le pouvoir exécutif ne décide-t-il pas de rédiger un projet de loi modifiant les dispositions en vigueur quant au proxénétisme et à la prostitution?

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