Parents & enfants / Société

La France devrait s'inspirer de ce foyer suisse pour jeunes migrants

Depuis trois ans, les équipes genevoises de Blue Sky prouvent que même sans dépenser une fortune, on peut accueillir de jeunes réfugié·es dignement et humainement.

Le foyer Blue Sky s'appelle ainsi parce qu'<em>«après des mois passés dans les camps, [les jeunes] avaient la possibilité de profiter du ciel bleu». </em>| Laura-Maï Gaveriaux
Le foyer Blue Sky s'appelle ainsi parce qu'«après des mois passés dans les camps, [les jeunes] avaient la possibilité de profiter du ciel bleu». | Laura-Maï Gaveriaux

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«Lundi, mercredi et jeudi matin, Carmen a besoin de la machine! Merci de ne pas l'utiliser à ce moment-là SVP. Bisous!» Au foyer Blue Sky pour demandeurs d'asile mineurs de Lancy, en Suisse, on ne croisera pas de règlement intérieur avec des injonctions frappées d'un panneau rouge. «La façon de s'adresser à eux, ce n'est pas un détail», commente David Crisafulli, directeur de la Fondation officielle de la jeunesse (FOJ), sous contrat avec l'État de Genève pour gérer cette structure. «Accueillir avec bienveillance, c'est le début de l'intégration.»

Après trois ans d'existence, Blue Sky n'est déjà plus un projet pilote. Mais il est clairement un foyer modèle, mixte, pouvant accueillir jusqu'à onze requérant·es mineur·es non accompagné·es (RMNA, dans la nomenclature suisse), âgé·es de 7 à 15 ans, pour une durée moyenne de dix mois. Parfois, si la situation l'exige, un·e jeune placé·e pourra rester au-delà de ses 15 ans, notamment si le départ est un facteur de déstabilisation. En fait, comme bien des axes du projet pédagogique de Blue Sky, la souplesse de l'approche repose sur un critère humain avant tout.

Une humanité qui fait trop souvent défaut dans l'accompagnement des MNA en Europe –la Suisse n'est pas membre de l'UE, mais applique le règlement dit de Dublin en matière d'accueil des réfugié·es. En France, les ONG et la société civile ne cessent d'alerter les pouvoirs publics sur une situation jugée indigne. Comme en 2018, après le suicide de Nour, adolescent de 17 ans livré à lui-même dans un hôtel, après avoir fui le Pakistan où il avait été torturé. En détresse psychologique, il a fini par se jeter dans la Seine, faute d'avoir reçu un suivi adapté.

Débordement

En principe, après un parcours du combattant pour prouver son âge et la véracité de son histoire, un·e jeune officiellement reconnu·e comme MNA est placé·e sous la protection de l'Aide sociale à l'enfance (ASE, dont l'équivalent dans le canton de Genève est le Service de protection des mineurs, SPMI), au même titre que tout autre enfant vulnérable. «Dans la réalité, on en est loin», analyse Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l'enfance, infatigable lanceur d'alerte sur les dérives du placement en France. «En zone rurale, les familles d'accueil sont plus nombreuses. Mais dans les grandes villes, où les places en foyer manquent, on fait de l'hôtelier, ou de la colocation mal encadrée.»

En termes administratifs, on parle pudiquement «d'hébergement en logements diffus». «Mais on ne fait que les isoler encore plus», estime Lyes Louffok. «Avec un encadrant qui passe deux fois par semaine, au mieux. Il arrive même que ce soit une fois par mois.» Quand ce dernier n'est pas envoyé par une boîte d'intérim, c'est la panacée.

«L'ASE est gérée à l'échelon départemental», complète le sociologue Olivier Peyroux. «Si les moyens alloués sont trop faibles, on recourt à des éducateurs non diplômés. La situation est très disparate sur l'ensemble du territoire français.» Ainsi, dans certains départements, à l'inverse, la tendance est aux foyers-usines de cinquante, voire quatre-vingts places. «Et on sait que cette densité, souvent dans la promiscuité, affecte le développement de l'enfant», observe encore Lyes Louffok.

«Dans les grandes villes, où les places en foyer manquent, on fait de l'hôtelier, ou de la colocation mal encadrée.»
Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l'enfance

La République de Genève n'est pas exempte de reproches en la matière, et la création du foyer Blue Sky en mars 2017 se voulait une partie de la réponse à cette problématique grandissante. Grandissante car en France, comme en Suisse, le nombre de jeunes migrant·es candidat·es à la protection des mineur·es a explosé ces dernières années.

Difficile d'avoir les chiffres les plus récents. Mais d'après le rapport du Sénat français sur le projet de loi de finances 2019, on estimait que 29.000 MNA avaient été pris·es en charge par l'ASE en 2018 et que 35.000 le seraient probablement en 2020. En réalité, d'après l'Assemblée des départements de France, ils étaient 41.000 en septembre dernier.

Pour la Confédération helvétique, les statistiques sont plus complexes à analyser, car on y distingue les requérant·es MNA, éligibles à l'asile, des MNA simples, qui seraient, en quelque sorte, des migrant·es économiques (généralement originaires du Maghreb). Ils et elles bénéficient également d'une protection jusqu'à leur majorité, mais sont dirigé·es vers un autre circuit d'accompagnement, le temps de leur séjour.

«Il n'est plus possible de bricoler des politiques pour assurer un accueil décent à ces mineurs étrangers isolés.»
Jasmine Caye, juriste spécialisée dans le droit d'asile à Genève

D'après Jasmine Caye, juriste spécialisée dans le droit d'asile à Genève, «le sujet est réellement un défi pour les pouvoirs publics depuis 2015». Dans un contexte où les flux migratoires liés aux crises dans le monde vont continuer à augmenter, «il n'est plus possible de bricoler des politiques pour assurer un accueil décent à ces mineurs étrangers isolés», résume-t-elle.

À Lancy toujours, le foyer de l'Étoile, géré par l'Hospice général (le service social de la République de Genève) a concentré les critiques dès son ouverture en 2016. En raison de sa taille –jusqu'à 180 résident·es selon les années–, et du manque de moyens alloués. D'après les membres du personnel, qui ont témoigné l'été dernier en dépit de leur obligation de réserve, ce cadre ne permet qu'une logique d'urgence oppressante, allant jusqu'à la maltraitance.

Ici encore, un suicide a démontré l'impasse de la situation: celui d'Ali, réfugié afghan, en mars 2019.

«Savoir d'où l'on vient pour choisir où l'on va»

On devine que Blue Sky a été pensé comme un contre-modèle à ces hébergements collectifs, dysfonctionnels au point de mettre en danger la vie des populations placées. En cette matinée de janvier, c'est un préfabriqué que David Crisafulli fait visiter, car les pavillons qui reçoivent habituellement les pensionnaires sont en rénovation. Pourtant, dans ces conditions plus spartiates que d'habitude, tout est cosy, chaleureux.

«On a configuré l'espace comme un loft. En ce moment nous accueillons huit jeunes, et nous avons réussi à les maintenir en chambres individuelles. Sauf une, où nous avons dû mettre deux lits, mais en veillant à ce qu'ils aient chacun leur intimité.» Dans l'espace commun, un salon donnant sur le jardin, avec télé et baby-foot. La cuisine, ouverte sur une grande tablée où les dîners se prennent en commun, avec les éducateurs et éducatrices, laisse voir un moment central dans le quotidien du groupe. «C'est un temps où ils peuvent dire des choses aux référents de manière informelle, mais aussi se raconter leur journée, créer des liens», explique David Crisafulli.



Tout est mis en oeuvre pour que les jeunes se sentent à l'aise et créent des liens. | Laura-Maï Gaveriaux

Aux murs, des photos de leurs activités: les camps de ski qu'ils financent par la vente de gâteaux, les pique-niques et les randonnées. «Nous voulons qu'ils se posent, qu'ils se sentent chez eux.» Et ce sont les premier·es résident·es qui ont choisi le nom de Blue Sky. «Parce qu'après des mois passés dans les camps de transit, ils avaient la possibilité de profiter du ciel bleu.» Un foyer au sens familial du terme.

D'ailleurs, la femme de ménage y est un peu plus que cela. «Au début, quelqu'un venait, nettoyait, repartait. Puis on a très vite constaté que ça n'allait pas. Les toilettes étaient toujours dégueulasses, certains ne savaient même pas comment changer leurs draps. Alors j'ai souhaité augmenter le taux horaire du poste, pour que la personne puisse réellement vivre auprès d'eux, les accompagner dans leur apprentissage de l'hygiène», explique David Crisafulli. Carmen joue surtout un rôle de tata, qui leur montre comment faire les repas ou la lessive. Elle leur explique qu'il faut se laver les dents trois fois par jour, ranger sa chambre, et même que les façons de faire, en Suisse, sont parfois différentes de celles qu'ils ou elles ont connues avant.

«Il s'agit de faire vivre cette histoire familiale dans les repères du jeune.»
David Crisafulli, directeur de Blue Sky

C'est probablement l'axe le plus étonnant dans l'approche de la Fondation officielle de la jeunesse: un travail de compréhension interculturelle en profondeur. Il commence par situer les valeurs familiales des jeunes. «Nous recherchons les parents pour permettre le contact, que ceux-là soient restés au pays, ou bloqués à une étape du parcours migratoire», raconte David Crisafulli. On imagine que certain·es sont encore dans des camps, des centres de rétention en Grèce ou en Italie. «On reconnaît leur rôle dans le projet d'intégration, on les consulte. Mais souvent, c'est impossible. Parce qu'ils sont morts, ou introuvables. Dans ce cas, il s'agit de faire vivre cette histoire familiale dans les repères du jeune, en essayant de respecter son ancrage culturel de naissance.»

Concrètement, comme cela se traduit? Dans le cas d'un·e adolescent·e issu·e d'une tradition communautaire, où l'on va chercher conseil auprès des ainé·es, ou encore dans celui d'une société matriarcale, les éducateurs et éducatrices de Blue Sky essaient d'identifier qui, parmi l'équipe, pourra être un·e référent·e crédible dans son univers de sens. Une démarche qui a été formalisée, à partir du terrain, dans le projet pédagogique du foyer –un livret d'une bonne centaine de pages.

«Ce passé, parfois très violent, ils apprennent à ne pas l'enfouir. Ils en font un jalon dans leur parcours.»
David Crisafulli, directeur de Blue Sky

Alors que la France reste frileuse sur la question, de par son histoire migratoire largement dominée par l'assimilation, la Fondation officielle de la jeunesse fait le pari que la valorisation de la culture d'origine n'est pas un obstacle. Plus elle serait solide et consciente, plus elle permettrait aux jeunes de démarrer une nouvelle étape de leur vie, en comprenant les codes leur culture d'accueil.

«Savoir d'où l'on vient pour choisir où l'on va. C'est une conviction personnelle, affirme avec optimisme David Crisafulli. Au début de ma prise de fonction comme directeur, j'avais tendance à parler de résilience. À bien y réfléchir, il faudrait trouver un autre mot pour décrire ce que réussissent ces gamins. Car ils ne sont pas en train de tourner une page. Ce passé, parfois très violent, ils apprennent à ne pas l'enfouir. Ils en font un jalon dans leur parcours de vie. Alors, c'est comme s'ils superposaient une autre page à la précédente.»



La fondation fait le pari que la valorisation de la culture d'origine n'est pas un obstacle. | Laura-Maï Gaveriaux

Pour parvenir à ce résultat, les encadrant·es, déjà hautement qualifié·es, reçoivent régulièrement des formations en ethnoculturalité, en différenciation géopolitique. Ils et elles sont épaulé·es par des traducteurs et traductrices, qui ne se contentent pas de transcrire, mais prennent le temps d'expliquer l'univers de sens dans lequel l'adolescent·e se confie, avant d'être autonome en français. Au cours du processus de recrutement, les expériences à l'étranger et la capacité d'empathie sont des critères aussi importants que les diplômes.

Quelles sont les limites tracées par l'éducateur ou l'éducatrice quant à la conservation des coutumes natales, dans une société d'accueil qui a ses propres codes? La question se pose avec acuité dans le champ religieux, dont la grille de lecture peut être absolument contradictoire avec le socle minimal de la citoyenneté suisse. D'autant qu'en l'absence de famille, la religion est le premier bagage identitaire avec lequel ces mineur·es arrivent.

«Les plus anciens du foyer disent à ceux qui arrivent: “On ne fonctionne pas comme ça ici.”»
David Crisafulli, directeur de Blue Sky

L'histoire de Nazir* est exemplaire. À son arrivée au foyer Blue Sky, il observait une hiérarchie sexuée entre ses interlocuteurs et interlocutrices, au point de ne pas vouloir serrer la main des femmes. «On lui a expliqué qu'en Suisse, ce que dit une femme a la même valeur que ce qui vient d'un homme. Puis on lui a laissé le temps de comprendre que de s'adapter à nos valeurs en la matière lui permettrait d'avancer plus vite. C'est du gagnant-gagnant», explique Valérie Milleret, chargée de communication de la fondation.

«Mais ce qui a été déterminant, et je ne peux pas vous expliquer comment ça marche, c'est l'autorégulation dans le groupe», complète David Crisafulli. «Les plus anciens du foyer disent à ceux qui arrivent: “On ne fonctionne pas comme ça ici.” L'impact est forcément plus fort que si nous appliquions une pédagogie verticale et punitive. Ils font rapidement la différence entre l'observance de leur religion, totalement acceptée, et certaines coutumes qui entament le respect des autres ou de soi.»

Faire de l'humain ne coûte pas cher

Jusqu'à présent, Blue Sky n'a jamais connu de crise majeure. Pas de problème de toxicodépendance, pas de fugues ou de violence. Un suivi psychologique est possible, mais à la demande expresse de l'enfant, pour éviter toute démarche intrusive, même lorsqu'il ou elle arrive avec ses traumas. Là encore, la confiance comme axe central d'une philosophie de l'accueil, dont se dégage une douceur évidente. Et pour finir, un encadrement pluridisciplinaire, exemplaire, avec 7,4 postes pour 8 mineur·es placé·es.

Aussi faut-il poser la question qui fâche: combien ça coûte, une telle offre de services, où tout semble ciselé dans la dentelle? «Hé bien, pas si cher», affirme David Crisafulli. «Nous sommes environ à 420 euros la journée par personne, tout compris, de l'hébergement aux frais de personnel. À peine plus que les prestations du foyer de l'Étoile. Parfois moins, à certaines périodes.» Comparé aux 120 à 180 euros en France, ça semble un budget quatre étoiles. Mais pour le coût de la vie à Genève, c'est considéré comme raisonnable. D'autant que lorsqu'un·e mineur·e non accompagné·e, faute de place en foyer, est envoyé·e à l'hôpital, le coût journalier est de 840 euros. Un échec à tous points de vue: une prise en charge inadaptée pour la personne, un gaspillage financier pour les pouvoirs publics, une dette morale pour la société.

Donc faire dans l'humain ne coûte pas toujours une fortune. C'est une question de volonté politique. «Et de remise en question perpétuelle», complète le directeur, dont on devine la longue expérience. Il ne peut donner la recette du succès, mais il connait le plus gros écueil pour une structure d'action sociale: «Des moyens, certes. Encore faut-il les penser. Sinon, on s'installe dans une routine. Ce qui a pu marcher à un moment n'a plus de pertinence, parce que les gens et les contextes évoluent. On finit par faire pour faire. Et on perd le sens.»

«S'il en est là, dans cette normalité là, c'est que nous avons fait notre boulot!»
David Crisafulli, directeur de Blue Sky

Un soir, Malek* a pété un câble. L'éducatrice lui a demandé de ranger sa chambre. Il a réagi avec agressivité et l'a traitée de sale conne, ou quelque gentillesse du genre. Comme ça n'arrive jamais à Blue Sky, elle a appelé David Crisafulli, décontenancée –«Vous voyez ça, il m'a insultée!»–, craignant le début d'une crise. Craintes fondées, dont le directeur s'est réjoui: «Ça s'appelle une crise d'adolescence. Et s'il en est là, dans cette normalité là, après avoir traversé toutes les horreurs qui marquent le début de vie d'un jeune réfugié, c'est que nous avons fait notre boulot!»

Si l'ouverture d'un second centre sur le même modèle est dans les cartons de la fondation, difficile de savoir si cela pourrait être dupliqué en France. Ne serait-ce qu'en raison du manque de volonté politique. Les moyens alloués aux départements pour la protection des MNA au sein de l'Aide sociale à l'enfance sont toujours moins élevés, pour toujours plus d'arrivant·es. Avec la multiplication de ces «hébergements en logement diffus», pour un coût journalier de 50 à 80 euros.

Une nuit dans un hôtel bas de gamme, forcément, ça coûte moins cher. Mais le risque est élevé, pour ces enfants fragiles, de tomber dans la délinquance ou l'autodestruction. Alors qu'on leur souhaiterait à tous, petit·es Syrien·nes, Afghan·es, Érythréen·nes, Pakistanais·es, Gambien·nes, passés par les bombes, les réseaux de passeurs, la faim et la rue, de plutôt s'offrir une glorieuse et turbulente crise d'adolescence.

* Les prénoms ont été changés.

La procédure MNA en France : 
 

Dans cet article, nous n'avons pas abordé le sujet de la zone grise où se trouvent des dizaines de milliers de jeunes migrant·es isolé·es avant d'être reconnu·es mineur·es. Pour cela, il leur faut passer un entretien d'évaluation dans une structure départementale, le Demie. Parfois, comme à Paris, une expertise médicale –sujette à des polémiques récurrentes– vient compléter l'entretien. Comme le fameux test osseux, censé déterminé, à la louche, l'âge d'un individu.

Pendant cette phase d'évaluation, un hébergement d'urgence de cinq jours doit être assuré.

Les associations et les avocat·es dénoncent régulièrement des évaluations au faciès, des entretiens hostiles ou expédiés, parfois sans traducteur ou traductrice.

Si le statut de minorité est rejeté, le tribunal pour enfant peut être saisi, afin qu'il ordonne le placement s'il estime que la première décision, administrative, est contestable. Pendant cette longue procédure, difficile d'accès, les enfants dorment dans la rue, dans des squats ou ces bidonvilles de tentes qui poussent sous les ponts.

En février 2019, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme pour traitement dégradant envers un Afghan âgé de 13 ans, ayant vécu six mois dans la jungle de Calais, pour défaut de prise en charge par l'Aide sociale à l'enfance.

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