Santé / Société

Le self-care ne se réduit pas à «Netflix & chill»

Le self-care n'a rien d'une mode éphémère. Ces derniers temps, il prend une nouvelle forme, impulsé par des initiatives qui en font bien plus qu'une simple tendance.

<em>«L'intérieur est une extension de soi, qu'on va vouloir parfaire, créer à son image»</em> | Anthony Tran <a href="https://unsplash.com/photos/8i2fHtStfxk">via Unsplash</a>
«L'intérieur est une extension de soi, qu'on va vouloir parfaire, créer à son image» | Anthony Tran via Unsplash

Temps de lecture: 9 minutes

Audre Lorde parlait du self-care comme d'un acte politique radical. La poétesse noire américaine, qui était féministe et lesbienne, en donnait sa propre définition, alors même qu'elle se battait contre un cancer pour la deuxième fois: «Prendre soin de soi est un moyen de vous préserver dans un monde hostile à votre identité, à votre communauté et à votre mode de vie.»

Tel que l'écrivaine l'envisageait à l'époque, le self-care visait avant tout à conserver une bonne santé mentale en tant que personne minorisée. Aujourd'hui, ce terme popularisé par les médias et les réseaux sociaux a pris un autre tournant.

Pour Julie, le self-care est une notion à la fois «mentale et physique». Trentenaire, cette consultante l'envisage ainsi: «Pour moi, ça veut dire bien manger ou faire beaucoup de sport parce que ça me fait me sentir bien. C'est important de ne pas faire ce je ne veux pas faire. J'ai besoin de prendre soin de moi et de ceux qui me font du bien. Je ne me préoccupe des autres qu'au minimum. C'est une forme d'égoïsme assumé.»

Dans un monde qui nous demande une attention importante et constante, se recentrer sur soi-même est une manière de «libérer de l'espace mental», comme nous l'explique Adamaéva, 25 ans, ingénieure d'application clinique. «Ça passe aussi bien par le fait de déconnecter mon téléphone par moments, que par le fait de ne pas parler à ma famille ou mes amis. Le but est de m'éloigner de la négativité, mais aussi de profiter de moi-même. Ça peut consister à lire, aller au sport, regarder mes séries ou même voyager seule. Le lieu importe peu, il faut juste que je m'y sente bien, mais chez moi par exemple, j'aime créer un espace cocooning dédié.»

Si dans l'inconscient collectif, le self-care est souvent associé à des actes comme allumer une bougie, prendre un bain, ou se faire un masque, c'est parce qu'il relève avant tout d'une recherche d'intériorisation volontaire, qui prend ses racines dans un cocon familier: la maison.

Quand Mona Chollet écrivait Chez soi en 2015, le sujet ne résonnait pas autant qu'aujourd'hui, et pourtant, sa réflexion était en avance sur son temps. Dans une interview donnée à Libération, la journaliste et essayiste racontait qu'elle tirait «un grand plaisir» à rester chez elle, ce qui n'était pas toujours bien vu:

«Cela me fait du bien et j'en ai besoin. Mais j'ai remarqué que c'est souvent mal perçu. Si vous dites que vous avez des vacances et que vous ne partez pas en voyage, personne ne vous comprend. Les gens sont très vite un peu ­ironiques et condescendants. Le goût du confort est vu comme quelque chose de petit-bourgeois et individualiste. Il me semble que l'on ne peut pas avoir des choses à donner si l'on n'a pas cette base de repli où l'on peut ­rester seul·e en laissant les choses se décanter et reposer.»

Self-care et tais-toi

Entre-temps, la tendance du hygge, arrivée tout droit du Danemark, est passée par là. En 2016 plus précisément. En 2016, Le Livre du hygge de Meik Wiking a conquis le monde, vantant les mérites d'un confort nécessaire dans sa maison «pour accéder au bonheur», avant d'être décrié en raison d'un individualisme poussé qui invitait au «repli sur soi» et à des idées xénophobes.

Ce phénomène a surtout ravivé une flamme marketing vers le cosy et le douillet, après des années de minimalisme exacerbé, renforcé par le boom de la méthode Marie Kondo. Les marques de déco ne finissent plus de proposer des lignes estampillées «cocooning», pour nous faire passer l'envie de sortir.

Emmanuelle de Mazières, planneuse stratégique au bureau de tendances Peclers Paris, rappelle que «l'intérieur est une extension de soi, qu'on va vouloir parfaire, créer à son image. Mais on peut y voir une autre injonction, qui est celle du soin de soi dont parlait très bien Michel Foucault et qu'il avait emprunté aux philosophes grecs (Socrate, Epictète, Sénèque). Pour Foucault, il faut entretenir l'esprit, le corps, à travers des régimes (pas forcément liés à la minceur), de l'exercice physique, ou l'application de soins, qui sont autant de devoirs que chacun doit prendre comme une opportunité d'amélioration de soi».

«L'argument “prenez soin de vous” est irréfutable, faisant presque partie de la moralité moderne: si tu n'apprends pas à te connaître, tu n'es pas digne de l'attention de la société.»
Emmanuelle de Mazières, planneuse stratégique

Prendre soin de soi, oui, mais à quel prix? Le marketing a saisi le bon filon en s'intéressant aux femmes et aux hommes, aux jeunes comme aux personnes plus âgées. Personne n'est épargné. Et ce qui s'apparentait comme un besoin de se retrouver s'est transformé en injonction.

Emmanuelle de Mazières constate les limites du terme «self-care», dont la définition est devenue plus que floue. «Les générations passées n'étaient pas aussi enclines que les nôtres à se chercher de cette façon. Aujourd'hui, on est encouragés à se connaître, ce qu'on peut notamment observer avec toute la pédagogie qui est faite autour de la sexualité, et particulièrement pour les femmes autour du vagin, du clitoris... La partie plus sombre, c'est que le care est un tremplin formidable permettant à toutes sortes de marques de vendre, qui plus est des gammes assez chères, en se revendiquant “qualitatives”. L'argument “prenez soin de vous” est irréfutable, faisant presque partie de la moralité moderne: si tu n'apprends pas à te connaître, tu n'es pas digne de l'attention de la société.»

Et si vous n'avez pas les moyens non plus. L'essai de Mona Chollet mettait en avant la dichotomie entre l'importance de cultiver son intérieur physique et psychique, sans forcément avoir ni l'espace, ni le temps de le faire, particulièrement quand on est une femme, pauvre, queer ou racisée.

«J'ai voulu expliquer pourquoi on a autant de mal à trouver un endroit où se poser –ou alors de ne pas en avoir du tout, ou alors insalubre, ou trop petit, ou surpeuplé, ou trop cher. Ou excentré de son lieu de ­travail: on passe donc du temps dans les transports. Par conséquent, on passe moins de temps chez soi. Le fait est qu'on nous pousse régulièrement à acheter le dernier canapé à la mode, mais on n'a pas le temps de s'y avachir. Il y a tout un marché qui vend le bonheur domestique, mais si l'on veut ce bonheur domestique, on est obligé de trimer pour se le payer. Donc on ne peut pas vraiment en profiter… Voilà l'injonction paradoxale à laquelle nous sommes soumis en permanence.»

Se libérer des conventions sociales

Alice, illustratrice basée à Bordeaux, ne se reconnaît pas forcément dans cet esprit cocooning qu'on veut tant nous vendre, qu'il soit lié à la nourriture, à la décoration ou aux soins. Pour elle, le simple fait de rester seule suffit.

«Je me suis rendu compte qu'avoir du temps toute seule avec mes pensées était nécessaire à ma vie, nous explique t-elle. Prendre soin de soi, c'est essentiellement s'écouter, se permettre de dire non à tout, ne serait-ce que pour quelques heures, et ne se concentrer que sur soi. Je crois que c'est primordial pour une vie épanouie. J'ai trop d'amies qui n'ont aucune idée de ce que ça fait que d'être tout seul par choix, quelques minutes par jour. Le self-care, peu importe l'activité, c'est se permettre d'être seule avec ses émotions

«Le self-care, peu importe l'activité, c'est se permettre d'être seule avec ses émotions.»
Alice, illustratrice

C'est exactement le tournant auquel on assiste aujourd'hui. Se permettre de dire non, de refuser des sorties et de se retrouver seul·e avec soi-même: tel est le nouveau pari du self-care. Plus qu'une tendance, c'est un mouvement qui est en train de s'établir. Plus de 23 millions de publications portent son hashtag sur Instagram, ventant ses mérites et ses bienfaits.

Surfant sur ce phénomène, le projet Girls' Night In s'est créé pour établir une véritable communauté autour du bien-être, volontairement orientée vers une audience de femmes. Son slogan est on ne peut plus clair: «Une newsletter pour les femmes qui préfèrent rester à la maison ce soir.»

Girls' Night In a été fondé par Alisha Ramos, ancienne designer technologique et ingénieure dans les médias, qui a tout quitté pour se lancer dans cette nouvelle aventure. Ramos est sobrement surnommée «la reine du self-care».

En quelques mois seulement, Girls' Night In est devenu une référence sur le sujet, avec une newsletter hebdomadaire envoyée à plus de 100.000 abonné·es. Truffée de conseils, elle intègre aussi un club de lecture et un blog mettant en avant des femmes reconnues dans leur profession, qui partagent leur façon de prendre soin d'elles au quotidien. Récemment, l'entreprise a levé plus de 500.000 dollars pour se développer afin faire du self-care un mode de vie.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Proof that anything can be a night in activity if you try hard enough. (via @byrdiebeauty/@theoutlier__)

Une publication partagée par Girls’ Night In (@girlsnightinclub) le

Alisha Ramos –que nous avons eu du mal à contacter, parce qu'elle se «sentait débordée et ne voulait pas l'être davantage», restant cohérente avec les valeurs qu'elle défend– a créé Girls' Night In sur le constat que «[nos] vies devenaient de plus en plus intenses», peut-on lire sur le site.

«Avec les problèmes de santé mentale qui sont en pleine croissance et les cas d'isolement qui augmentent dans une société qui est toujours en mode “actif”, nous croyons que faire une pause et cultiver ses amitiés est une part cruciale de ce que le bien-être signifie pour les gens, qu'il s'agisse de passer plus de temps pour soi avec un bon livre, ou se retrouver entre amis pour une soirée sympa

Pour cette introvertie qui a toujours aimé les «bons repas à la maison», loin des bars et des espaces bruyants, Girls' Night In est la réponse à cette injonction qui pousse à toujours accepter les sorties, sous peine de se faire ranger dans la catégorie «rabat-joie». Mais ça, c'était avant.

Du FOMO au JOMO

Les temps ont changé, puisqu'aujourd'hui, la «peur de rater quelque chose» (dites FOMO comme dans fear of missing out) s'est transformée en «joie de rater quelque chose» (JOMO, pour joy of missing out). Et beaucoup de médias s'en sont emparés, à coups de partages de dîners réconfortants à la maison et de citations inspirantes sur le plaisir des choses simples. La maison est devenue un refuge.

«L'essor des plateformes de streaming comme Netflix entre en résonance avec les aspirations actuelles à se retrouver avec soi-même. L'offre est entrée en écho avec la demande, avance Emmanuelle de Mazières. Le JOMO est surtout un moyen d'échapper, encore une fois, aux injonctions sociales qui voudraient que l'on aille dans des soirées pour s'exposer. Finalement, la tendance du “Netflix & chill” est surtout due à cette volonté».

Même réflexion chez Mona Chollet, qui va encore plus loin: «Vouloir rester chez soi, s'y trouver bien, c'est dire aux autres que certains jours –certains jours seulement– on préfère se passer de leur compagnie; et cela, pour se consacrer à des occupations, ou pire, à des absences d'occupation qui leur paraîtront incroyablement vaniteuses ou inconsistantes. Très répandue, la peur de "rater quelque chose" est absurde, quand on y pense: autant elle pourrait avoir du sens, à la limite, dans l'univers des médias traditionnels, qui existent en nombre restreint, autant, sur internet, on est forcément toujours en train de rater des millions de choses.»

Julie l'avoue: auparavant, elle n'osait pas «annuler ou dire non». «Ce n'est plus d'actualité: maintenant, si je n'ai pas l'envie, la disponibilité émotionnelle ou l'énergie nécessaire, c'est non.»

C'est encore plus vrai lorsqu'on a des enfants comme Lindsay, fondatrice de la marque Made By Scottie, qui regrette de ne pas avoir plus joui de ces moments. «Parfois je suis triste de ne pas avoir profité un peu plus. J'aime la solitude, je ne m'ennuie pas seule. Avoir des enfants a changé, bouleversé ma vie. Mes remises en question sont plus profondes. Je savoure davantage le temps que je m'accorde. Je reviens requinquée, prête à faire de mon mieux.» Un luxe qui n'est pas donné à tout le monde puisqu'il dépend de la condition sociale, de l'environnement et du budget des individus.

«Je savoure davantage le temps que je m'accorde. Je reviens requinquée, prête à faire de mon mieux.»
Lindsay, entrepreneuse

S'il n'y pas de solutions toutes faites adaptées à tout le monde, «protéger son temps et être à l'aise pour dire non, donner des limites» ressemble à un bon début, nous dit Alisha Ramos.

Professeure à la Paris School of Economics, Claudia Senik mène des travaux de recherche sur le bonheur. Elle rappelle que celui-ci est fondamentalement lié à la santé mentale et y voit des échos avec cette mouvance du self-care.

Citant le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, elle conseille de «se fixer ses propres objectifs et de se concentrer sur le chemin qui y conduit, plutôt que de se laisser emporter dans des projets sans l'avoir décidé et sans y être réellement engagé. L'expérience de “flow”, qui est l'expérience optimale du bonheur, ne peut se produire que lorsque l'on est plongé dans une activité créatrice. L'application de cette théorie ne conduirait pas nécessairement au cocooning, mais à un recentrage de ses activités sur ce qui est vraiment essentiel.»

Savoir dire non et se réapproprier son espace intérieur n'est certes pas un geste aussi radical que l'envisageait Audre Lorde. Mais après avoir été récupéré par le marketing, le concept est en passe de revenir à ses origines, à savoir faire de soi sa priorité. «Prendre soin de moi n'est pas de l'auto-complaisance. C'est de l'auto-préservation, c'est un acte de guerre»: cette phrase de l'écrivaine n'a jamais semblé aussi actuelle.

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