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Comment peut-on tuer sa mère, sa fille ou sa sœur?

Les crimes d'honneur sont une double tragédie dans laquelle une jeune fille finit au cimetière et son frère en prison.

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Elle avait 16 ans, elle était kurde, vivait dans le sud-est de la Turquie et s'appelait Médine. Pour avoir «fréquenté des garçons», elle a été liquidée par son père et son grand-père: ensevelie vivante, dans un trou du poulailler familial, les mains ligotées dans le dos. Morte étouffée: à l'autopsie, le médecin légiste a retrouvé de la terre dans ses poumons. Les auteurs de ce crime, le chef de famille et son fils, ont été arrêtés. Ils encourent la prison à vie.

Prison à vie, aussi, pour les deux frères de Guldunya. En 2004, ils avaient tiré à bout portant sur leur sœur; elle venait d'accoucher, après avoir été violée par son cousin. Hospitalisée, la jeune fille aurait pu survivre. C'était sans compter sur l'acharnement des deux frères, qui viendront l'achever jusque dans son lit d'hôpital au vu et au su de tous.

C'est à peu de chose près toujours la même histoire. Cela se passe le plus souvent dans le sud-est de la Turquie, dans les régions kurdes. Dans le village, la rumeur se répand. Une jeune, très jeune fille a été vue parlant ou flirtant avec un garçon. Ou alors des bruits courent sur celle-ci, qui serait enceinte. Qu'elle ait été violée ou pas ne fait pas de différence. Ou encore, on murmure à propos de celle-là, qui s'est enfuie plutôt que d'épouser l'homme que le père a choisi pour elle. Le conseil de famille se réunit. Souvent, la mère et la grand-mère y participent. Et qu'elles soient femmes ne changent rien, elles s'accordent, avec les hommes, sur le verdict: l'honneur de la famille est sali; il faut le laver dans le sang de la fautive.

Une tâche qui incombe au plus jeune frère

Pendant longtemps, le plus jeune frère, âgé de moins de 18 ans, était désigné par le conseil de famille pour faire le boulot: on savait la justice plus clémente à l'égard des mineurs. Depuis quatre ans, la loi a été renforcée. Les auteurs de crime d'honneur sont condamnés et emprisonnés quel que soit leur âge. Cela n'a pas changé grand-chose. Car cette pratique est si profondément ancrée que le renforcement de la loi passe mal chez certains juges encore très «compréhensifs» et encore plus dans la population la plus traditionnelle du pays. «Notre honneur est plus important que le reste, notre honneur l'emporte sur la loi turque», reconnaissent les hommes qui acceptent de parler du sujet. C'est en général là que se termine le reportage télévisé du 20h. Le téléspectateur français s'en va dîner, au mieux un peu désemparé par cette notion d'honneur qui sévit en Turquie, au pire conforté dans l'idée que ces Turcs sont tous des «barbares».

Comment un père peut-il tuer sa propre fille? Un frère la sœur avec laquelle il a grandi? Comment expliquer cette double tragédie dans laquelle une jeune fille finit au cimetière et son frère en prison? Car c'est bien d'une double tragédie qu'il s'agit: lorsque le jeune Haci s'effondre en sanglots chaque fois qu'il sort de sa poche la photo de sa petite sœur qu'il a dû tuer, n'est-ce pas là aussi une vraie tragédie? Comment peut-on croire une minute que ces jeunes hommes ne souffrent pas aussi? Pour tenter de comprendre ce qui conduit ces hommes à commettre le pire , une journaliste turque, Ayse Onal est allée poser ces questions à une trentaine d'entre eux, dans les prisons turques. Elle en a sorti un livre paru en 2008, Honour killing, stories of men who killed, ed. Saqi. La lecture en est difficilement supportable. Etrangement d'ailleurs, aucun éditeur français n'a souhaité acheter les droits de ce livre, déjà traduit en plusieurs autres langues. Comme si le lecteur français n'était pas en mesure d'apprécier la complexité des choses. Ayse Onal explique:

Dans cette culture, les femmes ont pour qualité d'être dignes et vertueuses, et les hommes ont pour devoir de veiller sur elles afin qu'elles conservent ces qualités. Lorsque l'on juge qu'une femme n'est plus tenue par ces idéaux, il devient inévitable de la tuer. Un homme qui refuse de le faire ne pourra plus vivre normalement, il sera humilié et méprisé par le village tout entier, par ses voisins, ses amis, sa famille. Les crimes d'honneur ne sont pas à classer dans les violences domestiques, ce sont des violences d'ordre social qui dépassent les familles.

Très concrètement, si la famille ne lave pas son «honneur» en tuant la jeune fille qui a dérogé à l'ordre archaïque, c'est toute sa vie sociale et économique qui est anéantie. Impossible, par exemple, pour les autres filles de la maison de trouver un mari, elles resteront à la charge de leurs parents. Mieux vaut donc avoir un fils en prison que de condamner la famille entière à vivre pestiférée, isolée, appauvrie, rejetée...

Dans les familles turco-kurdes immigrées, en France ou ailleurs en Europe, des crimes d'honneur ont toujours lieu, certes plus rarement. «Car c'est pareil en France! Les archaïsmes se perpétuent d'autant plus qu'il y a transplantation dans un autre pays. L'immigration en pays étranger est un facteur aggravant, explique Gaye Petek, directrice d'Elele. Les pères sont déglingués, encore plus transis de peur que leur fille échappe à la tradition, épouse un non-Kurde ou un non-musulman.»

Lié à l'islam ou pas?

Il arrive pourtant qu'un frère refuse de tuer sa sœur et se cache, terrorisé à l'idée que la famille ne le retrouve et ne le tue à son tour. En fuyant, il a ajouté du déshonneur au déshonneur du clan et doit également périr. Ce qui compte, c'est la fidélité à la décision commune. L'individu n'a pas sa place.

«Dans ces régions-là, leur honneur est la seule chose que possèdent ces gens qui n'ont rien, c'est leur seule richesse», explique la réalisatrice turque Melek Taylan, auteur de Dialogues in the dark, le film le plus complet sur le sujet. Quant à savoir si ces crimes ont partie liée avec l'islam, le débat est ouvert. «Cette pratique existait en Mésopotamie, avant l'apparition de l'islam. Aujourd'hui quand la famille demande l'avis du cheikh, ce dernier tranche alors en fonction de sa propre sensibilité, pas du Coran!», poursuit Melek Taylan. Tandis qu'Ayse Onal accuse: «Lorsqu'on invoque l'islam pour justifier des crimes d'honneur, les autorités religieuses ne disent rien. Ce qui est compris par beaucoup comme l'approbation de ces meurtres de femmes "immorales". J'en conclus que la religion contribue à ces meurtres.» Le gouvernement turc actuel, musulman et ultralibéral, a déjà fait un pas en avant, en renforçant la loi en 2005. Il a également mis sur pied une commission de réflexion sur ce sujet. Mais il condamne rarement ces crimes en public. Car il sait qu'il va à l'encontre de la partie de son électorat la plus traditionnelle et conservatrice.

Entre 200 et 300 crimes d'honneur seraient encore commis chaque année en Turquie; c'est aussi le cas dans d'autres pays voisins, sans que le grand public le sache toujours car les journalistes ne peuvent en parler aussi librement qu'en Turquie. A ce chiffre, il convient d'ajouter depuis peu plusieurs centaines de «suicides» de jeunes filles. Maintenant que les frères mineurs doivent aussi passer devant le juge, qu'ils peuvent être reconnus coupables et envoyés en prison, la famille s'arrange pour liquider la jeune fille autrement. Enfermée dans une pièce de la maison, la «fautive» n'a d'autre choix que de boire la décoction que son père lui donne, de la mort au rat en général. L'empoisonnement radical est présenté comme un suicide, l'auteur du crime épargné et l'«honneur» de la famille de nouveau blanchi.

Ariane Bonzon

Photo: REUTERS/Morteza Nikoubazl

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