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Parlons de la cancel culture ou, en version française, la «culture de l'annulation». Rien qu'expliquer ce que c'est constitue déjà une sacrée gageure. À l'origine, en anglais, c'est un jeu de déformation lexicale. Normalement, on cancel («annule») un spectacle. Mais pour la blague est apparue l'expression d'annuler quelqu'un.
Au départ, ça pouvait être du genre «ma copine Meg aime la couleur orange. Annulons Meg.» Et puis l'expression a fini par devenir une pratique sociale en ligne. En gros, quelqu'un a fait ou dit quelque chose que vous jugez grave, vous le dénoncez sur internet en l'interpellant et en appelant à l'ostraciser (un peu l'équivalent du «tu es mort pour moi»).
Le «faire» et le «dire»
Le problème, c'est que dans ce terme de cancel culture, on met des choses très différentes. Cette semaine, par exemple, il y a eu deux articles sur le sujet en français. Le premier, sur MadmoiZelle, revenait sur des cas s'apparentant à du cyberharcèlement; le second, sur France Culture, se demandait s'il fallait boycotter les artistes coupables d'agression sexuelle.
Partant de la même expression, les deux papiers analysent des choses qui semblent assez différentes, entre autres parce qu'il faut distinguer le «faire» et le «dire». Quelqu'un qui est accusé d'agression sexuelle ou de viol, c'est à mon avis totalement différent de quelqu'un qui est harcelé pour des propos qu'il a tenus.
(J'en profite au passage pour rappeler que je ne demanderai jamais l'interdiction d'un film de Polanski. Ça me paraîtrait trop dangereux. Mais je pense qu'on peut interroger le fait qu'il bénéficie d'autant d'argent public pour ses productions –argent qui de fait ne va pas à d'autres films. Bref. Je vous renvoie au papier de France Culture pour cette partie.)
En pratique, la majeure partie de la cancel culture concerne plutôt du «dire».
De même qu'on boycotte une entreprise, on cancel donc une personne. En soi, décider de ne plus écouter, suivre, lire telle personne, ce n'est pas un problème. Sauf que cela s'arrête rarement là: l'idée, c'est aussi de punir et/ou/donc de traumatiser les coupables. Et très vite, l'annulation peut virer au harcèlement, avec insultes et menaces.
Deux minutes de réflexion
Sur les réseaux sociaux, et en fonction de notre humeur, nous sommes tous et toutes susceptibles de participer à ce genre d'opération. Mais avant de céder à une impulsion, on peut se poser plusieurs questions (comme l'a bien expliqué cette vidéo en anglais et l'ont résumé ces tweets en français):
- Quel âge a la personne incriminée? «Annuler» une personne mineure est d'une violence irresponsable. Et précisément, c'est devenu un sujet aux États-Unis. Les ados se cancel entre eux –ce qu'on appellerait ici du harcèlement scolaire, à ceci près qu'il y a souvent une question politique à l'origine dudit harcèlement. Alors on peut se féliciter de la conscience politique des ados, ou bien s'interroger sur ce qu'on leur a montré comme modèle pour qu'ils refusent de discuter avec leur camarade.
- De quand datent ses propos? L'un des principes du cancelling, c'est qu'il n'y a pas de prescription: vous avez dit de la merde il y a dix ans, ça ne vous lâchera pas. (À ce sujet, vous pouvez aller voir cette parodie. Toutes mes excuses aux médiévistes, parce qu'elle est assez offensante pour leur domaine d'études.) Sauf que les individus ne sont pas des blocs atemporels et immuables. Ils changent, ils évoluent. Perso, j'ai changé d'avis sur beaucoup de sujets.
Dans la cancel culture, il n'y a pas de prescription, ni de droit à l'oubli. Quand vous avez été annulé, c'est normalement à vie. (En vrai, ça ne se passe jamais comme ça. Et de toute façon, comme le racontait le New York Times, les gens qui ont été ostracisés finissent par se regrouper entre eux et se créer d'autres espaces, comme le journal Quillette.) Il y a un côté «pack» qui est problématique.
Prenons Élisabeth Badinter: le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai de grosses divergences avec elle. Pour autant, son livre Le Conflit - La Femme et la Mère m'a apporté beaucoup de pistes de réflexion, donc je ne vais pas l'effacer purement et simplement. Je fais le tri. Or le cancelling a tendance à faire un package. On annule toute la personne et tout son travail passé ou à venir.
Récemment, on a assisté à la même chose au sujet de Françoise Dolto. Elle a notamment dit des horreurs sur l'inceste. Ok. Mais est-ce qu'il faut brûler tous ses livres pour autant? (Pour les personnes qui, à ce stade, vont me reparler de Polanski ou de Cantat ou de qui sais-je, je rappelle la différence préalablement établie entre des actes et des paroles. En outre, si vous ne voulez plus lire Dolto, libre à vous –exactement comme on est libre de ne pas voir les films de Polanski ou de ne pas écouter Cantat.)
- Est-ce qu'il s'agit d'une seule occurrence (ça peut arriver à tout le monde de dire et d'écrire de la merde) ou est-ce que c'est récurrent?
- Cette personne est-elle en position de pouvoir? C'est délicat à évaluer, parce que vous l'évaluerez forcément en fonction de votre propre position. Mais le producteur le plus puissant de Hollywood et une YouTubeuse beauté à 30.000 abonné·es ne méritent sans doute pas le même traitement.
- Est-ce que l'«annulation» a déjà commencé? Et plus précisément, cette personne a-t-elle reçu publiquement des messages d'insultes? Oui? Et si on la laissait tranquille?
- Au vu de tous ces éléments, est-ce qu'il ne vaut mieux pas un call in qu'un call out? Le call out, c'est dénoncer publiquement les propos d'une personne; le call in consiste à lui écrire en privé pour lui expliquer calmement ce qui, selon nous, ne va pas dans ses propos.
L'individu plutôt que le système
J'ajouterais un élément qui ne cesse de m'étonner, c'est le principe de la contamination. Par exemple, sur Twitter, si vous suivez quelqu'un qui a été «annulé», certain·es considèrent que ça signifie que vous adhérez à tous ses propos. Perso, je suis Nadine Morano, ça ne veut pas dire que je suis d'accord avec elle. Vous pouvez même partager des points d'accord ET de désaccord avec une personne.
Reste une question: la cancel culture est-elle efficace? Elle ressemble tout de même beaucoup à l'éducation par la terreur, qui n'a jamais vraiment fait ses preuves d'un point de vue pédagogique. Il y a une différence entre convaincre quelqu'un et lui faire peur.
On est à un stade où il est évident qu'on sera tous et toutes un jour annulé·es. Comme Warhol avait prévu que chacun aurait à l'avenir un quart d'heure de gloire, nous aurons notre quart d'heure de honte et de harcèlement public.
D'un point de vue politique, la cancel culture pose un autre problème. Elle est une vision encore une fois ultra-individuelle des phénomènes d'oppression. On ramène la domination à un individu, en oubliant les dynamiques de système qui sont derrière, les rapports de classe, et le risque, c'est de dépolitiser les enjeux.
Présenté sous cet angle, on ne comprend même pas ce que ce phénomène existe. Mais, et c'est bien là où tout est tellement compliqué dans notre monde, il y a aussi des arguments pour défendre ces pratiques.
Comme l'explique l'universitaire Charity Hudley sur Vox, l'annulation est un moyen, pour les gens qui n'ont pas de pouvoir, de s'exprimer: «C'est une manière de dire “je n'ai peut-être pas de pouvoir, mais j'ai le pouvoir de t'ignorer”.» Elle insiste notamment sur le fait que c'est une composante importante de la culture noire américaine de contestation.
La cancel culture, c'est donc aussi l'expression d'une véritable colère, ou plutôt de colères, qui ont été enfouies, tues, refoulées et qui explosent maintenant au coup par coup, comme des déflagrations. Des colères qui naissent aussi du décalage insupportable entre des aspirations à l'égalité et le constat de la persistance des discriminations.
Bien sûr, dans certaines «annulations», on peut voir un effet de meute effrayant, mais on peut aussi y percevoir de véritables souffrances qui n'ont pas trouvé d'autres moyens de s'exprimer (ce qui devrait collectivement nous interroger).
C'est ce que pointe Aaron Rose dans le même article de Vox, en posant une question cruciale: «Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes pour déterminer si le calling out et le cancelling nous procurent autre chose qu'un soulagement cathartique à court terme de notre rage.»
C'est également la ligne de Loretta Ross, qui a écrit un livre sur le sujet et un texte sur le New York Times que je vous recommande, «Je suis une féministe noire. Et je pense que la culture du call out est toxique».
Elle rappelle son passé de militante noire féministe dans les années 1970, qui pratiquait déjà à l'époque le call out et le cancelling. Mais selon son expérience, ce n'est pas le meilleur moyen de se battre pour la justice sociale et contre les discriminations.
Loretta Ross raconte comment c'est son action sur le terrain, en face-à-face avec des gens, en discutant avec eux calmement, qui a eu le plus d'impact. Elle reprend la citation d'Audre Lorde, «the master's tools will never dismantle the master's house», soit «les outils du maître ne démonteront jamais la maison du maître».
La militante insiste notamment sur la question politique: «La culture de l'annulation est problématique quand les gens tentent d'effacer toute personne avec laquelle ils ne sont pas parfaitement d'accord plutôt que de rester concentrés sur ceux qui tirent profit de la discrimination et de l'injustice.»
J'ai toujours pensé que pour se faire entendre, les dominé·es devaient gueuler. Argumenter, analyser, et gueuler. Mais la question est désormais: en gueulant sur qui, sur quoi? La cancel culture a tendance à se pratiquer de façon horizontale plutôt que verticale, à attaquer un individu lambda plutôt qu'un système social, politique et économique.
Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.