Culture

Les Oscars se fichent ouvertement de l'animation

Le meilleur film d'animation est l'une des deux catégories où personne n'est obligé de regarder les œuvres nommées.

<em>J'ai perdu mon corps</em> a été primé à Annecy, et s'il est nommé aux Oscars, il a peu de chance de remporter le trophée. Quant à <em>Your Name,</em> il ne figure même pas dans la sélection pour la compétition. | Captures d'écran via YouTube
J'ai perdu mon corps a été primé à Annecy, et s'il est nommé aux Oscars, il a peu de chance de remporter le trophée. Quant à Your Name, il ne figure même pas dans la sélection pour la compétition. | Captures d'écran via YouTube

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Une ambivalence pesante traîne autour des Oscars. Cette cérémonie, scrutée par tout le monde et déterminante pour le divertissement américain et l'industrie dans son ensemble, est une radiographie ponctuelle du cinéma à l'instant T. Selon quelques milliers de votant·es, en tout cas.

Mais elle peine à se débarrasser de ses poncifs. En 2016, la polémique «Oscars So White» souligne le manque de diversité raciale dans les nommé·es. L'année suivante, l'affaire Weinstein jette un froid dans une cérémonie qui célèbre Hollywood. En 2020, c'est le manque de diversité de genre parmi les nommé·es qui fait grand bruit. La dernière fois qu'une femme réalisatrice a obtenu un Oscar du meilleur film, c'était en 2009, pour Kathryn Bigelow et Démineurs. Mais rien d'autre dans la meilleure réalisation depuis dix ans. «Félicitations à ces hommes», a ironisé l'actrice Issa Rae en annonçant la shortlist 2020. Dans la catégorie animation, J'ai perdu mon corps est l'outsider français –encore faut-il que les votant·es le regardent.

 

L'Académie est souvent pointée du doigt comme un groupe de votant·es nombrilistes et comprenant peu les enjeux de la cérémonie. L'année dernière, la victoire de Green Book a souvent été jugée comme «la pire depuis Collision» et les multinominations de Joker en 2020 divisent.

Avant même les problèmes de représentations des Oscars, il est facile de souligner un manque flagrant de compétences dans d'autres domaines: la statuette du meilleur film d'animation, créée en 2001, est une consternation récurrente pour qui s'y intéresse.

C'est (très souvent) Disney qui gagne à la fin

Les listes des nommés obéissent à une logique programmatique et l'hégémonie de Disney, qui a capitalisé le tiers du box-office américain en 2019, se poursuit jusque dans la victoire quasi systématique du film Disney (ou indirectement avec Pixar, qu'il possède) dans sa catégorie. Cela fait treize ans qu'un métrage Disney remporte la timbale s'il y en a un parmi les nommés. Quelques exceptions: Shrek (2001), Le Voyage de Chihiro (2002, distribué par Buenavista, donc aussi par Disney) Wallace et Gromit (2005, avec Le Château Ambulant en face) Rango (2010, pas de Disney en lice et aucune concurrence). L'année dernière, la victoire de Spider-Man: Into the Spider-verse face à d'excellents adversaires (Mirai, Les Indestructibles 2, L'Île aux chiens) avait un caractère inespéré, mais le soutien des fans du film confinait au mémétisme. Spider-verse est un délice constant qui utilise le médium animé au maximum, qui joue avec et le subvertit à chaque instant, loin des canons disnéens et des animaux facétieux de Dreamworks. Une victoire herculéenne dans un tel contexte.

Mais tout le monde n'a pas cette chance. Your Name (2016) a été un véritable phénomène intergénérationnel qui encapsule une époque et a révélé un réalisateur, Makoto Shinkai, au monde entier. Pas pour les Oscars!

Your Name. | Capture d'écran via YouTube

Corollaire, le seul film étranger à avoir gagné cette statuette est Le Voyage de Chihiro. Ce qui donne parfois des résultats singuliers: en 2015, Les Nouveaux Héros triomphe face au Conte de la Princesse Kaguya, œuvre sublime, complexe et crépusculaire.

Auteur et spécialiste de l'animation, Olivier Fallaix rappelle qu'il ne faut pas sous-estimer l'influence de cette catégorie. Pourtant, «sur le site des Oscars, la rubrique dédiée est comme cachée, presque citée en dernier». Il soulève à quel point la statuette contribue au rayonnement de l'animation japonaise et du pays. «Ça fait tomber toutes les barrières, les enjeux sont importants. C'est plus que la cerise sur le gâteau.»

Trois Disney et deux Dreamworks

Pour pouvoir se présenter aux Oscars, il faut viser une large fenêtre de sortie à Los Angeles. C'est aussi la raison qui pousse les quelques exclusivités Netflix à être exploitées dans quelques salles: elles deviennent éligibles aux récompenses.

Mais qui peut soumettre un film? Tout le monde. Il est nécessaire de rappeler que la première shortlist de toute catégorie est ouverte. N'importe qui peut s'y glisser. Si l'on revient sur les plus de vingt métrages sélectionnés en 2018, on constate que c'est une vraie ménagerie. On y trouve l'intégralité du festival d'Annecy précédent, quelques films qui font réellement progresser le médium (Liz et l'oiseau bleu, Night Is Short Walk On Girl) côtoient des commandes sans âme ou des œuvres un peu navrantes comme Teen Titans! Go.

À des années-lumières, il n'est pas trop tard pour aller voir L'extraordinaire voyage de Marona, d'Anca Damian. Un superbe film roumain encore en salle –mais il sera trop alien pour les Oscars.

L'extraordinaire voyage de Marona. | Capture d'écran via YouTube

Et s'il ne fallait qu'un exemple pour prouver que tout le monde peut se retrouver dans cette liste, soulignons la présence de The Laws Of The Universe, film promotionnel du culte Happy Science (pour ne pas dire «secte»). Dans l'opus précédent de cette série –car c'en est une–, on apprend que les premiers hommes ont jouté à coup de rayons lasers sur dos de raptors. Un délire proche de la scientologie, donc. Sur une liste improbable de trente films où l'on trouve quelques pépites, «la shortlist finale sera toujours composée d'un Disney, d'un Dreamworks et d'un ou deux films étrangers et arty», ironise Olivier Fallaix.

Des films même pas visionnés

Mais pourquoi des résultats si automatiques? Chaque année, le journaliste et auteur spécialisé Amid Amidi répond à la question en refaisant le même article sur le site Cartoon Brew. En substance, il recueille des propos de votant·es qui ne regardent pas tous les films et qui sont parfois influencé·es par les usages de leurs enfants. Pour l'année dernière, il cite une votante : «Je n'ai pas vu Mirail, Ralph 2.0 ou Les Indestructibles 2. L'Île aux chiens? Pas aimé du tout. SpiderMan: Into the Spider-verse était génial. Je voterai pour lui.»

Dans son édition de 2013, un académicien qualifie Le Conte de la Princesse Kaguya de «putain de truc chinois dont il n'a jamais entendu parler». Enfer et damnation.

Il faut dire que la remise du trophée des longs d'animation est l'une des deux seules catégories purement «filmiques» où les votant·es ne sont pas tenu·es de regarder tous les nommés. La deuxième? Le meilleur film.

Olivier Fallaix souligne un double standard. «La catégorie des courts-métrages est beaucoup plus éclectique. On n'y trouve pas le même phénomène, les nationalités et genres y sont plus variés.» À croire qu'il est plus facile de rentrer dans une logique d'auteur quand Disney n'est pas dans l'équation. «Ce sont eux qui sortent le plus de films, c'est sûr. […] Et ne pas être américain n'arrange pas», s'amuse-t-il.

 

 

Cependant, Olivier Fallaix rappelle qu'une cérémonie spécialisée existe. «Les Annie Awards sont le véritable rendez-vous de l'animation. Ils sont plus cohérents, on y trouve des pointures modernes, comme Masaaki Yuasa», un auteur qui effectivement tente de nombreux registres et a remporté le Cristal d'Annecy en 2017.

Aux Annies, on distingue meilleur film et meilleur film indépendant, où J'ai perdu mon corps côtoie Buñuel et l'âge d'or, Okko et les fantômes, Promare et Les Enfants du Temps. Le Japon truste les grandes catégories, mais la sélection est encore plus variée dans la meilleure publicité, la meilleure commande, le meilleur film en réalité virtuelle et les films étudiants… le genre de contenu que les Français·es peuvent voir au festival d'Annecy qui, rappelons-le, est ouvert au public. Deux événements où le monde entier a voix au chapitre.

 

Il est très difficile de passer une mauvaise semaine au festival d'Annecy, où l'ambiance est unique.

Qui pourrait gagner en 2020?

En l'absence de la Reine des Neiges II, c'est Pixar qui représente Disney avec Toy Story 4, et devient la prédiction automatique. Vainqueur à Annecy en 2019, J'ai perdu mon corps n'a probablement aucune chance, mais sa présence dans la shortlist est déjà une belle victoire. Récompenser ce film serait une incroyable jurisprudence dans la catégorie. Klaus trouve un bon équilibre entre classicisme, efficacité et invention, mais il a deux handicaps: il n'est pas américain et il est diffusé sur Netflix. Dragons 3 occupe l'habituel créneau du studio Dreamworks, et Monsieur Link, du pourtant vénérable studio Laika, est sorti dans une indifférence générale l'année dernière. Un coup d'œil sur l'affiche explique un peu cet état de fait. Olivier Fallaix mise sur ce dernier. Gloire aux vainqueurs, honneur aux vaincus. Mais jusqu'à preuve du contraire, cette récompense est, par définition, une injustice.

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