Économie

La polémique sur les gains des actionnaires du CAC 40 en 2019 n'a pas lieu d'être

Avant d'applaudir à la belle santé de nos entreprises ou de dénoncer une scandaleuse captation de la richesse nationale par une minorité, il faut regarder les choses de plus près.

Indices boursiers au siège d'Euronext à La Défense (Hauts-de-Seine). | Éric Piermont / AFP
Indices boursiers au siège d'Euronext à La Défense (Hauts-de-Seine). | Éric Piermont / AFP

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S'il est un sujet qui se prête facilement à la démagogie, c'est bien celui des gains boursiers. Et ce qu'il s'est passé en 2019 va inévitablement servir à alimenter des commentaires qui ne seront pas tous de bonne foi, d'un côté comme de l'autre.

Incontestablement, l'année 2019 a été une belle année pour les investisseurs boursiers du monde entier. En cherchant bien, on peut arriver à trouver des marchés qui ont reculé, mais ils sont peu nombreux. Au total, l'indice MSCI World a grimpé de 24,1%. La bourse de Paris a fait mieux que suivre le mouvement: l'indice CAC 40 a monté de 26,4%. Non seulement les actions ont pris de la valeur, mais les dividendes versés par les entreprises du CAC 40, selon les calculs réalisés par les auteurs de La Lettre Vernimmen, se sont élevés à 49,2 milliards d'euros et ont battu le précédent record de 2008; à cela il faut ajouter les 10,7 milliards dépensés par ces entreprises pour racheter leurs propres actions.

Un record après des années moins brillantes

Toutefois, si l'on veut donner une information complète, il faut aussi rappeler d'autres chiffres. Le CAC 40 a bien progressé de 26,4% en 2019, mais il avait chuté de 11% l'année précédente. En décembre dernier, l'indice est remonté à plus de 6.000 points, mais, ce faisant, il n'a fait que retrouver un niveau qu'il n'avait plus atteint depuis juillet 2007. Et il a encore un peu de chemin à faire avant de battre son record vieux de près de vingt ans, à plus de 6.900 points en septembre 2000.

De surcroît, il s'agit là des quarante plus belles entreprises cotées. Toutes ne se comportent pas ainsi: l'indice CAC Small, qui retrace l'évolution de près de 200 entreprises cotées de plus petite taille, a monté de 15,2% en 2019, soit nettement moins vite que le CAC 40, et cela n'a pas suffi à effacer sa mauvaise performance de 2018, année où il a chuté de 26,8%. Quant aux dividendes, dire qu'ils viennent de battre le record de 2008, cela revient à souligner que les années qui ont suivi la crise financière de cette même année 2008 ont été difficiles et que c'est seulement maintenant que l'on retrouve une situation comparable.

Un placement rémunérateur, malgré les krachs

Si la bourse était un lieu où on s'enrichit très vite à coup sûr, cela se saurait. La France comptait plus de 7 millions d'actionnaires au début des années 2000. Selon les estimations les plus récentes, leur nombre s'élèverait aujourd'hui autour de 3 millions, malgré une remontée au cours des deux dernières années. Cette estimation sera peut-être réévaluée quand des sondages auront été réalisés auprès des particuliers après la privatisation de la Française des jeux. Mais il est certain que les chocs boursiers à répétition ont eu raison de la patience de beaucoup d'épargnant·es.

Pourtant, si la bourse est impitoyable pour celles et ceux qui interviennent à contretemps, elle est très rémunératrice pour les investisseurs avisés et les professionnels. L'indice CAC 40 GR retrace l'évolution du CAC 40 en supposant que les dividendes versés par les entreprises qui le composent ont été entièrement réinvestis dans ces mêmes entreprises. L'histoire que nous raconte cet indice avec dividendes réinvestis est tout autre que celle de l'indice CAC 40 habituel.

Certes, il y a eu un choc sévère à la fin de 2008 et au début de 2009. Le CAC 40 GR, qui s'établissait à près de 8.000 points à l'été 2008, a chuté au plus bas à moins de 4.600 points; mais il est remonté aujourd'hui à plus de 16.000 points. Autrement dit, un investissement maintenu avec constance sur les valeurs du CAC 40 au cours de cette période aurait permis de doubler son patrimoine et même un peu plus malgré le krach de 2008.

Dividendes contre investissement?

Ces entreprises qui rémunèrent si bien leurs actionnaires ne feraient-elles pas mieux d'investir davantage? Cet argument ne tient pas, estiment les auteurs de l'étude Vernimmen: selon eux, ces entreprises n'ont absolument pas sacrifié l'avenir, au contraire: «En 2018, les entreprises du CAC 40, qui ont restitué 60,2 Md€ de liquidités à leurs actionnaires, ont investi en même temps 82,0 Md€ (hors croissance externe), en progression de 9,7% par rapport à 2017. Et pour être complet, si on se concentre sur les groupes qui ont procédé aux dix plus gros versements, leurs investissements progressent d'un taux encore plus élevé: 16,3% [...]. Autrement dit, plus les groupes du CAC 40 ont rendu des liquidités à leurs actionnaires en 2019, plus ils ont accru leurs investissements. On est bien loin de la vulgate marxiste mal digérée et pourtant si répandue en France!»

Que ces entreprises françaises, qui réalisent souvent plus des deux tiers de leur activité hors de nos frontières, puissent à la fois investir et rémunérer correctement leurs actionnaires constitue un bon indicateur de leur santé financière. Et cette santé a une conséquence non négligeable: une entreprise bien valorisée en bourse est une entreprise moins vulnérable, qui risque moins d'être l'objet d'une OPA hostile. Que le centre de décision de ces poids lourds de l'économie puisse rester en France est une bonne nouvelle.

Un équilibre rompu entre capital et travail

Cette bonne nouvelle est toutefois à relativiser, car la rémunération élevée des actionnaires a un coût. D'une façon générale, à l'échelle mondiale, on constate une tendance à une déformation du partage de la valeur ajoutée au profit des actionnaires et au détriment des salariés. Ainsi que l'expliquent deux économistes du CEPII, Sophie Piton et Antoine Vaton, le capital et le travail reçoivent une part du revenu national qui a paru pendant longtemps devoir rester stable.

Mais depuis une trentaine d'années, cet équilibre est rompu: «La part du travail dans la valeur ajoutée a ainsi décliné entre 1980 et 2015, de six points de pourcentage aux États-Unis et de sept points en Europe (à huit pays)», écrivent ces économistes dans une étude publiée en 2018. Elle serait passée de 65% de la valeur ajoutée à 58% aux États-Unis, de 68% à 60% en Europe (ces chiffres englobent les traitements, salaires et cotisations sociales).

Comment expliquer cette évolution? Sophie Piton et Antoine Vaton en fournissent deux explications majeures. La première serait une concentration accrue des entreprises, qui permettrait à ces dernières de renforcer leurs marges. La seconde serait la financiarisation de l'économie, qui conduirait à privilégier la rémunération des actionnaires.

On pourrait en ajouter une autre, d'ordre idéologique, le succès des idées de l'économiste américain Milton Friedman pour lequel le chef d'entreprise devait avoir un seul objectif, le profit: «Dans un système de libre entreprise et propriété privée, un dirigeant d'entreprise est l'employé des propriétaires de l'entreprise. Il est directement responsable devant ses employeurs. Cette responsabilité est de mener l'entreprise en accord avec leurs désirs, qui en général doivent être de gagner autant d'argent que possible tout en se conformant aux règles de base de la société, à la fois celles représentées par la loi et celles représentées par la coutume éthique.»

Hausse des inégalités

La déformation du partage des revenus au détriment des salarié·es n'est pas seulement constatée par les adeptes d'une «vulgate marxiste mal digérée». Patrick Artus, chef économiste de Natixis, l'observe depuis longtemps et l'explique essentiellement par la première des raisons invoquées ci-dessus, une «hausse des marges bénéficiaires des entreprises due à l'apparition de positions dominantes». Mais il constate que ce phénomène a gagné l'ensemble des pays de l'OCDE et qu'il s'explique aussi par une perte du pouvoir de négociation des salarié·es.

On pourrait ajouter que l'opposition entre capital et travail s'accompagne d'une autre tendance, la croissance des inégalités entre salarié·es, entre ceux qui profitent de la mondialisation et du progrès technique et ceux qui subissent ces changements.

Ces évolutions posent un problème économique non négligeable: dans des pays où la consommation des ménages pèse lourdement dans le PIB, la croissance faible voire la stagnation des revenus salariaux pèse sur la croissance. Alors la tentation est forte de soutenir celle-ci par de multiples artifices, qui ne sont pas sans effets secondaires. On l'a vu aux États-Unis où la politique très laxiste de prêts immobiliers a conduit à la crise financière de 2008, on le voit encore en ce moment avec des taux d'intérêt très faibles, voire négatifs, dans la plupart des pays développés pour soutenir la demande de crédit ou la montée générale de l'endettement public et privé, qui atteint de nouveaux records au niveau mondial.

La bourse américaine ne finance plus l'économie

Un phénomène relativement nouveau divise les économistes, c'est celui des rachats d'actions, très développé aux États-Unis et en très nette progression en Europe. Le principe est simple: une entreprise qui a des liquidités ou qui peut en trouver à un coût très faible sur le marché les utilise pour racheter une partie de ses propres actions, ce qui a pour conséquence de faire monter le cours des actions restées en circulation. Les actionnaires sont contents. Cette technique peut être plus intéressante pour eux qu'un versement de dividendes élevés pour des raisons fiscales et, pour les entreprises, c'est moins contraignant qu'une hausse du dividende car si l'année suivante, elles sont contraintes de revenir en arrière et de baisser le dividende, le signal est très négatif.

Résultat, outre-Atlantique, les rachats d'actions atteignent des niveaux faramineux: le montant de 800 milliards de dollars voire 1.000 milliards selon d'autres estimations a été atteint en 2018 et des chiffres du même ordre ont sans doute été atteints en 2019. Ce montant dépasse maintenant les sommes apportées par les investisseurs aux entreprises qui entrent en bourse ou aux sociétés déjà cotées qui augmentent leur capital. Autrement dit, la bourse américaine ne contribue plus au financement de l'économie, ce qui est pourtant, en théorie, sa mission première. Et cette vague de rachats d'actions gagne maintenant l'Europe.

Certains économistes ne voient pas où est le problème. Pour eux, cela est parfaitement normal, voire très sain: si une entreprise ayant des fonds propres excédentaires redonne de l'argent à ses actionnaires, ceux-ci pourront l'utiliser pour financer d'autres entreprises qui ont besoin de capitaux. Cet argument, qui reste très théorique et dont la pertinence n'a jamais été démontrée, est très discuté. Aux États-Unis, certains dirigeants démocrates, comme Bernie Sanders, dénoncent une pratique qui ne profite qu'à une minorité et préféreraient que les entreprises qui en ont les moyens augmentent les salaires ou alimentent mieux les fonds de pension.

Des chiffres français à connaître

Mais si la thèse de la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salarié·es semble justifiée par les évolutions constatées à l'échelle internationale depuis une trentaine d'années, il faut se garder d'en tirer des conclusions trop générales. Tous les pays ne connaissent pas exactement les mêmes évolutions aux mêmes moments et, à l'intérieur de chaque pays, on retrouve de grandes différences selon les secteurs et les entreprises.

Les voix qui dénoncent de façon virulente le niveau record atteint par les dividendes des entreprises du CAC 40 feraient bien de regarder attentivement les chiffres publiés par l'Insee en décembre dernier dans son document annuel «Les entreprises en France». En 2018, la rémunération des salarié·es s'est élevée à 58,9% de la valeur ajoutée, contre 58,6% en 2017, 58,2% en 2016 et 56,1% en 2007. On ne peut pas dire que ces chiffres constituent une condamnation sans appel du mauvais traitement réservé au salariat dans notre pays.

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