Culture

Le cinéma d'action hollywoodien est-il à l'orée d'une révolution?

Trois réalisateurs bouleversent la façon dont l'industrie du film conçoit ses poursuites, fusillades et autres castagnes.

Affiches de <em>Gemini Man</em>, <em>6 Underground</em> et <em>John Wick Parabellum.</em> | Montage Slate.fr
Affiches de Gemini Man, 6 Underground et John Wick Parabellum. | Montage Slate.fr

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Il y a presque cent ans, le producteur Joseph Schenck allouait à Buster Keaton 400.000 dollars –une somme monumentale dans un Hollywood encore balbutiant– pour réaliser, en décors réels et grandeur nature, un ambitieux film d'action comique: l'histoire d'un ingénieur ferroviaire pendant la guerre de Sécession, qui chasse sa locomotive après qu'elle a été dérobée par l'armée confédérée.

 

Le réalisateur/acteur/cascadeur sera évidemment en première ligne: frôler la mort à chaque instant est son gagne-pain, pour le plus grand bonheur de ses fans. Mieux: lors de sa scène finale, le long-métrage devra montrer une véritable locomotive de vingt-trois tonnes finir dans le lit d'une rivière, dans un plan épique impliquant cinq cents figurant·es.

Le pari, précurseur des climax spectaculaires des superproductions modernes, est osé et inédit: il faudra six caméras pour filmer l'exploit, qui coûtera la somme record (pour le cinéma muet) de 42.000 dollars. Du jamais vu: Le Mécano de la Générale est une révolution.

Le film sera pourtant un bide retentissant. La critique le trouve long, ennuyeux, répétitif et pas drôle, le public s'en désintéresse totalement, et le projet finit par faire perdre une fortune à son producteur et son indépendance à Keaton.

Il faudra attendre près d'un demi-siècle pour que le monde réalise ce que le cinéma, celui d'action en particulier, a gagné en ce jour d'hiver 1927, quand la première du Mécano de la Générale fut organisée au prestigieux Capitol Theatre de New York.

L'histoire est connue. Elle sera celle, plus tard, de Charles Laughton (La Nuit du chasseur), de Michael Powell (Le Voyeur) ou de Michael Cimino (La Porte du paradis), des réalisateurs probablement trop visionnaires.

Elle est peut-être celle que Ang Lee s'est racontée, face à l'accueil réservé à son récent Gemini Man, film d'action porté par Will Smith dans le rôle d'un assassin pourchassé par son clone.

Ces dernières années, le très éclectique réalisateur taïwanais, célébré pendant trois décennies pour des films aussi variés que Brokeback Mountain, Tigre et dragon ou L'Odyssée de Pi, subit en effet les foudres de la critique et du public pour son obstination à vouloir abandonner ce qui a fait, à leurs yeux, la beauté du cinéma depuis près d'un siècle.

Ang Lee et le High Frame Rate

Ainsi qu'il l'expliquait à Indiewire, Ang Lee pense que vingt-quatre images par seconde ne sont pas suffisantes, qu'elles sont frustrantes, limitées; il estime «qu'il existe une beauté différente, que le digital a une sorte de beauté onirique».

Dans le cadre de ses recherches, depuis cinq ans et deux films, le réalisateur tourne donc en High Frame Rate (HFR), une technologie capable de multiplier le nombre d'images par deux, trois, quatre voire cinq, leur donnant une allure d'hyperréalité qui, si elle est souvent jugée moche et perçue comme «une agression de vos globes oculaires», a parfois donné des résultats stupéfiants.

Appliqué à l'action dans Gemini Man –un genre, plus qu'aucun autre, dans lequel on s'attend à l'inattendu–, le HFR permet de montrer des choses encore jamais vues. Avec son extraordinaire netteté et profondeur de champ, il rend possible la mise en exergue de détails que l'œil humain n'était pas capable de voir à seulement vingt-quatre images par seconde, comme si l'on découvrait l'usage d'un sens dont on avait été privé jusque-là.

Dans une scène de poursuite à moto, par exemple, la technologie numérique permet non seulement de repérer les habituelles explosions et fusillades, mais aussi toute la mécanique de l'action, comment les deux opposants gèrent la course-poursuite.

Dans un même plan, on peut à la fois voir Will Smith tenter d'échapper à son clone et ce dernier, contrôlant la moto d'une main, recharger son arme de l'autre –de quoi exalter les enjeux dramatiques d'une scène qui, dans n'importe quel autre film d'action en vingt-quatre images par seconde, aurait été on ne peut plus banale.

 

Idem dans un plan de combat à mains nues dans la pénombre de catacombes. Au lieu d'un insipide échange de coups de poing et autres plaquages, montés et recadrés dans un chaos d'images qui auraient fini par toutes se ressembler compte tenu de l'obscurité, la précision du HFR permet de parfaitement discerner les visages des deux Will Smith et, par conséquent, de mieux saisir la mécanique de l'affrontement, avec ses intentions et ses émotions.

Chad Stahelski et l'action brute

Cet objectif était également au cœur des choix faits par Chad Stahelski et David Leitch, coréalisateurs de la trilogie John Wick. Comment faire passer cette histoire d'un assassin reprenant du service pour venger le meurtre… de son chiot? Comment faire exister ce personnage mutique au-delà de ses scènes d'action? Comment saisir ses émotions, ses sensations, sa douleur?

Surtout, dans un paysage de superproductions Marvel ou Fast and Furious, royaume d'exubérants effets spéciaux numériques, comment sortir du lot? Comment ne pas devenir qu'une série B sans saveur et sans énergie de plus, de celles qui trouvent leur maigre public dans les allées d'un catalogue de vidéos à la demande?

«Dans la majorité du cinéma d'action moderne, comme les cameramen n'ont jamais vu l'action avant, ils ne font que se contorsionner pour essayer de la trouver, indique Stahelski à Vulture. Ensuite, vous essayez d'assembler ce que ces cinq cameramen ont réussi à attraper. En somme, vous n'êtes pas créatif dans votre façon de montrer les choses, mais dans la façon de les cacher. Vous passez votre temps à cacher les imperfections: cacher les lumières, cacher le décor, cacher le mauvais jeu, cacher les cascadeurs, cacher les câbles, cacher les effets spéciaux.»

Leur idée, inspirée du cinéma d'action asiatique et donc loin d'être nouvelle, est pourtant révolutionnaire pour Hollywood. Elle va à l'encontre de tout ce qui fait son cinéma d'action depuis quatre décennies: les montages épileptiques (des années 1980-1990), les caméras tremblantes (des années 1990-2000) et les effets spéciaux numériques (des années 2000-2010).

Ce que les réalisateurs de John Wick souhaitent, c'est montrer l'action telle quelle, brute, sans artifices, dans des plans longs, larges et très chorégraphiés. Revenir en somme à la base, à Buster Keaton quand, dans un seul et même plan, avec la locomotive arrivant vers lui, il tentait d'enlever un lourd morceau de bois des rails.

«Quand vous regardez un film avec Jackie Chan, vous savez que Jackie Chan fait le kung-fu, que Jackie Chan saute de l'immeuble. Alors qui aimez-vous? Vous aimez Jackie Chan, ajoute Chad Stahelski. Nous voulions faire ça avec John Wick.»

 

L'intention est révolutionnaire car pour réaliser leur vision, Leitch et Stahelski, deux anciens cascadeurs ayant entre autres prêté leur corps et leurs poings à Brad Pitt, Matt Damon, Jean-Claude Van Damme, Brandon Lee ou Keanu Reeves, font le pari de transformer une star hollywoodienne en cascadeur –une aberration dans un monde où, contrairement à la Thaïlande, à l'Indonésie, à la Corée ou à la Chine, les assurances ont toujours le dernier mot, malgré ce qu'en disent les dossiers de presse.

Heureusement pour eux, des gens comme Keanu Reeves ou Tom Cruise, dans l'espoir de rester pertinents dans un XXIe siècle qui ne fait plus guère d'égards pour les stars de cinéma, sont désormais ravis de faire ce travail et de se dévouer pour sauter d'un avion, porter les coups et conduire pied au plancher.

«90% de ce que vous voyez à l'écran est Keanu Reeves, assure Stahelski. Vous n'avez donc pas besoin d'en dire plus sur le passé de son personnage, pas besoin d'avoir un personnage ouvrant un dossier pour dire: “John Wick est un dur à cuire.” Vous le voyez.»

Michael Bay et le chaos réaliste

Assiste-t-on, après deux décennies de super-héros dopés aux hormones numériques, au retour d'une action d'empathie et de sensation? Peut-être. Même Michael Bay, qui a passé une décennie à filmer des robots de pixels dans Transformers, s'y met.

George Miller et Christopher McQuarrie ont montré la voie, quelques mois après John Wick, avec Mad Max: Fury Road et Mission impossible: Rogue Nation. Au tour du plus excentrique d'entre tous de mettre les ordinateurs et les fonds verts de côté, préférant pour son dernier film, 6 Underground, privilégier une action cinétique bien réelle.

 

«Dès le premier jour, j'ai mis Ryan Reynolds dans une voiture allant à 100 km/h, avec une autre voiture la poursuivant, des coups de feu tirés dans tous les sens et Mélanie Laurent hurlant en français sur la banquette arrière, raconte-t-il à Variety. Et il me dit que c'est génial, parce qu'il a l'impression d'y être. C'est ce que j'essaie de faire. J'essaie de créer assez de chaos autour des acteurs pour que ça fasse plus réel. Certains le feraient bout par bout au montage ou en fond vert. Moi, j'aime quand on ressent l'intensité. Il n'y a rien de pire qu'un acteur assis devant un fond vert, regardant une balle verte en prétendant qu'un singe est à côté. Ça peut être fait, mais ce n'est pas amusant.»

Alors évidemment, Bay n'ayant pas vraiment le goût de l'épure, vous pourriez avoir le nez qui saigne, mais le «Bayhem» n'a jamais paru plus viscéral, notamment lors de son insensée course-poursuite de vingt minutes dans les rues de Florence.

Il l'est tellement que le film (comme Gemini Man et la trilogie John Wick) ressemble davantage à une expérimentation, à du test and learn à plusieurs millions de dollars de budget, qu'à une expérience narrative classique –le scénario abscon y est pour beaucoup, il est vrai.

Comme le souligne le New York Times dans sa critique, l'action du film ne peut pas seulement se résumer à «du son et de la fureur»; elle inclut également de «vraies et excentriques innovations».

Voilà le point commun entre Ang Lee, Chad Stahelski et Michael Bay: ces derniers mois, chacun à leur façon, chacun avec leurs moyens, les trois réalisateurs sont passés en première ligne pour faire changer le paradigme de l'action à la mode d'Hollywood, en inventant, en expérimentant, en traversant les barrières de l'acceptable –et sûrement de l'inacceptable.

Cela ressemble peut-être à un vœu pieu, mais le succès de la deuxième trilogie Mission impossible et celui, toujours plus spectaculaire, de la trilogie John Wick ont prouvé qu'une autre voie était possible, que les lignes pouvaient bouger.

«Je sais que je vais être massacré, insistait Ang Lee dans le Guardian. Mais je dois continuer à essayer. Je porte une torche pour la nouvelle génération de réalisateurs.»

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