Santé / Monde

Au Cap, l'impact tragique de la consommation d'alcool pendant la grossesse

Les causes sont à trouver dans l'histoire du pays, les inégalités et le coût très bas des boissons. Pour les personnes atteintes et les mères, les conséquences sont l'exclusion sociale et la culpabilité.

Une formatrice de l'association Early Years Services fait de la prévention dans une clinique accueillant des femmes enceintes, le 27 novembre 2019 à Mitchell's Plain. | Lina Rhrissi
Une formatrice de l'association Early Years Services fait de la prévention dans une clinique accueillant des femmes enceintes, le 27 novembre 2019 à Mitchell's Plain. | Lina Rhrissi

Temps de lecture: 8 minutes

Au Cap (Afrique du Sud)

Dans l'usine d'emballage Merrypak, à Ndabeni, une banlieue industrielle du Cap, le 26 novembre 2019 en Afrique du Sud, Tisha Lourens colle des étiquettes, plie des boîtes ou compte les cartons censés partir à l'impression. Ses tâches sont manuelles et répétitives, les seules qu'elle puisse maîtriser, et l'environnement est bienveillant puisque l'entreprise compte quarante personnes handicapées sur 230 employé·es.

La jeune femme de 23 ans au sourire généreux qui travaille ici toute la semaine est atteinte du syndrome d'alcoolisation fœtale (SAF), la forme la plus sévère du trouble du spectre de l'alcoolisation fœtale (TSAF).

Tisha Lourens travaille à l'usine d'emballage Merrypak, le 26 novembre 2019 au Cap (Afrique du Sud). | Lina Rhrissi

Les conséquences d'une exposition prénatale à l'alcool sont variables et comprennent une tête de petite taille, des retards de croissance avant et après la naissance, une déficience intellectuelle, des malformations d'organes et des caractéristiques physiques du visage spécifiques telles qu'une lèvre supérieure longue et lisse ou une petite ouverture des yeux. Le trouble concerne aussi les personnes atteintes de divers symptômes d'apprentissage et de comportement qui ne présentent pas d'anomalie physique.

«En fait, quel que soit le degré du trouble, le cerveau est forcément atteint car son développement commence très tôt après la conception, continue tout au long de la grossesse et même après la naissance. Les organes, eux, comme le cœur ou les reins, se développent plus tard. Ils ne sont donc pas forcément impactés, surtout si la consommation d'alcool a eu lieu en début de grossesse», explique Leana Oliver, chercheuse et directrice de la Fondation pour les recherches liées à l'alcool (FARR).

«Tout doit être répété en permanence, elle ne peut rien faire par elle-même et n'a pas conscience du danger.»
Vivien Lourens, mère adoptive de Tisha

Dans le Cap-Occidental, où se trouvent les vignobles, le syndrome causé par la consommation d'alcool pendant la grossesse de la mère touche 64 enfants sur 1.000, selon le département du Développement social de la province. Avec le Cap-Nord, la région réputée pour ses vignobles présente le plus haut taux connu du monde.

Vivien Lourens, la mère adoptive de Tisha, une Britannique arrivée en Afrique du Sud en 1974, se souvient des premiers jours de ce bébé de 10 semaines qu'elle a accueilli en 1996 dans le cadre de son travail de famille d'accueil. «Elle ne pouvait pas boire le lait au biberon et, quand j'ai finalement réussi à lui faire avaler en mettant du miel sur la tétine, elle rejetait tout peu après car son estomac n'était pas développé», se souvient la maman dévouée aux cheveux gris clair. «Quand j'ai appelé l'hôpital pour de l'aide, ils m'ont répondu que de toute façon elle n'allait pas rester en vie longtemps. Ça m'a révoltée! Je suis tombée sous le charme de cette petite fille qui n'aurait jamais trouvé de famille adoptive, alors nous l'avons gardée.»

Tisha passe son enfance dans les cliniques spécialisées et déjoue tous les pronostics. «Mais tout doit être répété en permanence, elle ne peut rien faire par elle-même et n'a pas conscience du danger. Elle n'aurait pas survécu dans un foyer qui n'aurait pas eu nos moyens.» De fait, la plupart des enfants atteints de TSAF n'ont pas cette chance.

L'héritage du «dop system» et l'alcool pour oublier la faim

Il est 9 heures du matin, le 27 novembre 2019, dans l'Estridge Clinic à Mitchell's Plain, le plus grand township «coloured» (métis) des Cape Flats, ces plaines situées entre deux montagnes où ont été regroupés les non-Blancs du Cap pendant l'apartheid et où la criminalité est la plus élevée d'Afrique du Sud. Early Years Services, qui organise de la prévention et des formations pour la prise en charge des enfants touchés par le TSAF, a installé son stand dans la salle d'attente de la maternité.

Devant une centaine de mamans et futures mamans, les trois formatrices munies de bébés en plastique, de verres de whisky et d'affiches artisanales «No amount of alcohol is safe» («Aucune quantité d'alcool n'est sans danger») martèlent leur discours. Pour Avril Cupido, la fondatrice de l'association, l'ignorance est fatale: «Il y a tellement de gens qui ne savent même pas ce que c'est.»

Les formatrices de l'association Early Years Services font de la prévention dans une clinique accueillant des femmes enceintes, le 27 novembre 2019 à Mitchell's Plain. | Lina Rhrissi

À ses côtés, Chante Solomons, 27 ans, une femme du coin qui attend son quatrième enfant, vient d'assister à l'intervention et admet que le trouble l'inquiète. «Je ne bois pas mais c'est une bonne chose d'en parler, juge-t-elle. Les gens au Cap aiment boire, c'est comme un hobby pour eux.» Dans certaines zones du pays, les TSAF touchent 28% de la population. Au total, d'après une estimation de la FARR, 6 millions de Sud-Africain·es en seraient atteint·es. En comparaison, les TSAF touchent 1% de la population en France et 4% aux États-Unis et au Canada.

L'une des raisons souvent invoquées pour expliquer ce record est l'héritage du «dop system», une pratique illégale depuis 1961 qui consistait à remplacer une partie du salaire monétaire par des rémunérations en vin. Aujourd'hui, les ouvriers agricoles achètent un vin très peu cher produit en parallèle des vins prévus pour l'exportation. Mais dans l'un des pays les plus inégalitaires, où le chômage atteint 29%, les villes ne sont pas en reste. «La pauvreté joue un grand rôle dans ce qu'il se passe. Si vous ne pouvez pas vous permettre de manger, l'alcool est moins cher», abonde Avril Cupido.

Les femmes peuvent se rendre compte qu'elles sont enceintes «au bout de six ou huit semaines et arrêter l'alcool à ce stade, mais le mal est déjà fait».
Leana Oliver, chercheuse et directrice de la FARR

En Afrique du Sud, la boisson alcoolisée est particulièrement abordable. En 2016, l'indice GoEuro des prix de la bière a classé Le Cap en troisième position sur soixante-dix villes en matière de bière bon marché. «Dans les communautés dévastées, il y a souvent une consommation d'alcool plus élevée et c'est souvent une façon de gérer le stress et d'essayer d'affronter la vie», complète Leana Oliver. En 1974 déjà, dans «Quit It», la grande Miriam Makeba chantait à son frère noir d'arrêter de boire pour oublier ses souffrances.

D'autant que l'alcool est encore plus nocif pour le fœtus quand il est cumulé à la malnutrition ou aux drogues. «On a observé que certaines femmes américaines boivent plus durant leur grossesse que les femmes sud-africaines, mais que leurs enfants sont moins affectés car elles se sont mieux nourries», révèle la spécialiste. La pratique du «binge drinking», qui consiste à boire au moins quatre verres standard en moins de deux heures, est aussi très répandue. Certains travailleurs attendent le week-end, voire le jour de paie, pour s'enivrer. «Avant qu'ils ne soient dotés d'un robinet en plastique, les “papsak”, ces gros sachets en aluminum contenant du vin de piètre qualité, devaient être bus d'un coup pour ne pas être gâchés.»

S'ajoutent à ces habitudes le fait que 78% des grossesses sud-africaines ne sont pas désirées ou imprévues. «En moyenne, ici, les femmes rapportent à la clinique qu'elles sont enceintes vingt semaines après le début de la grossesse. Elles peuvent s'en rendre compte au bout de six ou huit semaines et arrêter l'alcool à ce stade mais le mal est déjà fait», précise Leana Oliver, qui rappelle qu'une vie sexuelle active sans moyen de contraception doit aller de pair avec une sobriété totale.

Une enfance ostracisée, un cercle vicieux et une double stigmatisation

Leur intervention à la clinique bouclée, les trois formatrices d'Early Years Services montent en voiture et se dirigent trois kilomètres plus loin, à Montrose Park, dans la banlieue de Mitchell's Plain. Dans des rues ravagées par le gangstérisme, des bambins jouent sans surveillance. Avril Cupido et ses collègues rendent visite à Ragnat Andrews, la principale d'une école maternelle locale, pour faire le bilan de sa formation de six jours.

Avant, l'éducatrice n'avait pas conscience de l'impact des TSAF; aujourd'hui, elle estime que sur les vingt-sept enfants de 1 à 6 ans dont sa structure s'occupe, vingt présentent des symptômes qui s'apparentent à ces troubles. «Ça a fait prendre conscience à toute l'équipe de la façon dont nous devions les éduquer. C'est très stressant de travailler avec des petits atteints d'un TSAF, mais maintenant on a des techniques et ça va mieux. On fait le programme plus lentement et on le rend plus amusant», détaille Ragnat Andrews.

Une formatrice d'Early Years Services dans une école maternelle, le 27 novembre 2019 à Montrose Park, près de Mitchell's Plain. | Lina Rhrissi

La réalité pour les enfants touchés, très rarement diagnostiqués, est souvent l'exclusion sociale. Traités différemment, ils suscitent l'impatience de leurs proches et sont traités de «mauvais» ou «stupides». À l'école, ils sont mis au fond de la classe, ostracisés et finissent généralement par quitter le système scolaire. Un frein supplémentaire à la mobilité sociale. «Imaginez l'impact dans une communauté quand beaucoup d'enfants sont concernés. Et c'est un cercle vicieux, car les personnes sujettes aux TSAF deviennent à leur tour parents –sans forcément transmettre le trouble, qui n'est pas génétique– et leurs progénitures se retrouvent sans réel soutien», alerte Leana Oliver.

Des communautés qui sont, de surcroît, victimes de stigmatisation, estime-t-elle. Parce que la première étude sud-africaine sur le SAF, publiée en 1997, se concentrait sur les travailleurs «coloured» des vignobles de Wellington, une ville de la sous-région des Winelands dans le Cap-Occidental, les populations des classes moyennes et supérieures ne se sentent pas concernées.

«Les habitants éduqués des quartiers riches vont mettre un autre nom sur le handicap de leur enfant ou passer par tous les diagnostics avant d'envisager un TSAF. En réalité, tous les milieux sont touchés.» La chercheuse se souvient avoir donné une conférence dans une entreprise huppée du centre-ville et s'être entretenue avec une mannequin enceinte à qui le gynécologue avait dit qu'un verre de champagne par jour ne poserait pas de problème à son bébé mais qu'elle devait réduire son alimentation pour ne pas prendre de poids. «Elle présentait exactement les mêmes risques qu'une maman à faible corpulence sous-alimentée issue d'un milieu pauvre, mais ne s'en rendait pas compte.»

La honte et la culpabilité rongent les mères

Il n'empêche que, pour les plus pauvres, les moyens de contrer ce fléau manquent drastiquement. Aucune structure spécialisée publique n'existe pour l'éducation des enfants atteints de TSAF. À Montrose Park, la plupart des parents ne peuvent pas se permettre d'envoyer leurs enfants à l'école maternelle. Les associations comme FARR et Early Years Services ne peuvent pas compter sur l'État pour leur financement. «Dans la politique de santé de notre pays, le TSAF n'est pas aussi prioritaire que la malnutrition, la tuberculose ou le VIH. Malgré le fait qu'on ait la plus haute prévalence du monde, ce n'est pas là qu'on met notre argent», déplore Leana Oliver.

Pourquoi cette inaction? D'une part parce que le trouble a été découvert relativement tard, en 1968, et étudié encore plus tardivement en Afrique du Sud. «Il y a vingt ans, quand j'ai adopté Tisha, je me suis retrouvée totalement démunie, j'ai dû me tourner vers des groupes américains et canadiens», se souvient celle qui a fondé le FAS Information Center en 1996.

Mais pour la mère de famille, le gouvernement est dans le déni. «Il ne veut pas en parler!», à l'image du président Thabo Mbeki qui, au début des années 2000, a nié le lien entre le VIH et le sida ravageant le pays. Comme si la responsabilité était uniquement individuelle. «Il est toujours très facile de blâmer les femmes», analyse Leana Oliver, qui insiste sur le rôle des proches de la future maman pendant sa grossesse.

Pour celles qui réalisent que leur bébé ou leur adolescent·e est atteint·e d'un TSAF, le choc est douloureux. «Certaines mères deviennent suicidaires quand elles apprennent le diagnostic, témoigne la clinicienne. La honte et la culpabilité les rongent et l'entourage en rajoute souvent en les accusant d'être de mauvaises mères.»

Bien qu'elle se batte quotidiennement pour sensibiliser sur les risques de la consommation d'alcool pendant la grossesse, Vivien Lourens ne juge pas la mère de Tisha: «Aucune mère que je ne connaisse ne ferait ça volontairement à son enfant. Si j'étais pauvre dans ce pays et qu'on me disait qu'il y a un morceau de pain et une bouteille de vin, je prendrais la bouteille de vin parce que je pourrais alors oublier que j'ai faim.»

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