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L'Iran vu par des Israéliens qui l'ont quitté

Alors qu'en Iran, la population descend dans la rue pour dénoncer le mensonge de ses dirigeants, en Israël, les personnes d'origine iranienne espèrent la fin du régime des mollahs.

Manifestation à Téhéran le 11 janvier 2020 après l'aveu des autorités d'avoir provoqué le crash d'un avion de ligne ukrainien. | STR / AFP
Manifestation à Téhéran le 11 janvier 2020 après l'aveu des autorités d'avoir provoqué le crash d'un avion de ligne ukrainien. | STR / AFP

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À Jérusalem (Israël).

À Jérusalem, dans le bureau de Firouz Khassid, président de l'association des Iraniens d'Israël, rien ne laisse deviner un quelconque passé iranien, si ce n'est la courtoisie légendaire de l'hôte qui propose cinq fois le thé ou le café: «Je suis originaire d'Ispahan et je suis venu en Israël en 1963», raconte-t-il, kippa sur la tête.

S'il a perdu toute trace de son accent ispahanais, l'homme est bel est bien iranien: «On fait une partie de takhté [une sorte de backgammon, ndlr] avant ma prière?», propose-t-il à son ami, Iraj Aghajani, guide touristique et membre de l'association. Les dés roulent et les pions se déplacent à la vitesse de l'éclair. Dextérité iranienne.

«À 19 ans, j'ai dû me charger de ma famille en Iran, j'ai commencé à acheter des tissus dans le nord du pays, à Rasht, pour les revendre, relate Firouz Khassid. Un soir, avec mes amis, après la célébration d'une fête juive, nous avons eu un accident. Quelques temps plus tard, la justice a décidé que le chauffeur était innocent, alors qu'il avait été prouvé qu'il était ivre. Ce jour-là, face à l'injustice, j'ai décidé de partir de ce pays. J'ai rassemblé toute ma famille –sauf ma sœur qui venait de se marier– et nous sommes tous partis, direction Jérusalem.»

Son rêve, depuis lors: «Qu'on puisse retourner en Iran», confie-t-il. «Un mois avant les événements de 1979, ma femme est retournée voir sa famille pendant quinze jours. Je devais la rejoindre, mais la révolution a éclaté. Ma femme est revenue et moi, je n'y suis jamais retourné.»

«Si l'Iran a la bombe atomique, il faut attaquer»

Depuis le début du mois de janvier, l'Iran est au cœur de l'actualité. L'attaque américaine contre le général Qassem Soleimani, commandant de l'unité d'élite des Gardiens de la révolution iranienne, a entraîné une escalade des tensions qui ont fait craindre l'éclatement d'une guerre. Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a néanmoins affirmé son soutien au président Donald Trump.

Qassem Soleimani, garant de l'idéologie de la République islamique dans la région, était en effet considéré par Israël comme un terroriste. Selon certains médias, les renseignements israéliens auraient même aidé les États-Unis à éliminer le général iranien. L'État hébreu a donc pris des mesures sécuritaires en prévention d'une riposte de la République islamique d'Iran ou de ses alliés dans la région, notamment le Hezbollah libanais qui pointerait entre 100.000 et 120.000 roquettes sur Israël.

Benyamin Netanyahou a également averti qu'Israël répondra à toute attaque: «Les défis auxquels nous sommes confrontés ne diminuent pas –au contraire. [...] Nous sommes déterminés et forts. Quiconque tentera de nous attaquer recevra un coup fatal en retour», peut-on ainsi lire sur Twitter.

«L'Iran ne peut pas attaquer Israël. Ni par les tanks, ni par les soldats, ni par les avions. Ils n'ont que trois ou quatre missiles. S'ils attaquent, on [Israël, ndla] les arrête!», assure de son côté Iraj Aghajani. L'homme aux cheveux blancs n'est pas retourné en Iran depuis cinquante-deux ans mais parle un persan parfait. À Jérusalem, c'est lui qu'on appelle pour toute traduction au tribunal et dans les institutions.

«Si Israël apprend que l'Iran a la bombe atomique, il faut attaquer!», lance-t-il sans hésitation. Son discours fait écho à celui du gouvernement israélien qui considère que la République islamique d'Iran est «un empire diabolique» souhaitant détruire Israël. Le 29 octobre 2019, Benyamin Netanyahou appelait ainsi à «un engagement national» pour armer et protéger l'État hébreu de la menace iranienne.

Des liens forts sous Mohammad Reza Pahlavi

Cependant, pour la population israélienne d'origine iranienne, les sentiments sont quelque peu nuancés: «L'Iran, c'est notre zadgah, là où on est né, là où on a grandi, c'est notre culture, on ne peut pas tirer un trait dessus. Mais ici [Israël, ndlr], c'est la terre de nos ancêtres», soupire Iraj, regrettant l'époque du shah: «C'est sous Pahlavi qu'Israël a eu la meilleure relation de facto avec l'Iran», rappelle-t-il.

En effet, l'Iran est le deuxième État musulman à reconnaître l'État hébreu en 1950, juste après la Turquie. Selon Maurizio Scaini, professeur en géopolitique au département des sciences politiques de l'Université de Trieste en Italie, il faut prendre en considération le contexte de l'époque: «D'un côté, Israël avait besoin d'appuis contre la menace que représentaient les pays arabes voisins de l'Iran. De l'autre, [...] le shah était préoccupé par le mouvement communiste qui s'étendait au Moyen-Orient. Il pensait par ailleurs que par le biais d'une relation avec Israël, il pourrait bénéficier du soutien américain.»

«Pour Israël, le régime islamique devait être une parenthèse historique.»
Maurizio Scaini, professeur en géopolitique

Les deux pays signèrent alors des accords de coopération commerciale. Ainsi, jusque dans les années 1970, l'Iran approvisionnait Israël en pétrole et en produits agricoles. Par ailleurs, «entre 1968 et 1972 Israël vend l'équivalent de 70 millions de dollars de matériel militaire à l'Iran», affirme Maurizio Scaini, auteur de l'article «L'évolution des rapports entre Israël et l'Iran, déclin de l'hégémonie occidentale au Moyen-Orient», publié dans la revue Outre-Terre en 2011.

Cette coopération militaire continuera même après la révolution islamique et sera révélée en 1986. C'est l'affaire Iran-Contra: «Les relations entre Israël et l'Iran ont duré jusque dans les années 1990. Pour Israël, le régime islamique devait être une parenthèse historique», explique Maurizio Scaini.

Avec l'établissement de la République islamique en 1979, nombre d'Iraniens juifs et d'Iraniennes juives décident d'émigrer. Selon Alessandra Cecolin, autrice de Iranian Jews in Israel publié en 2015, trois quarts des 80.000 personnes juives quittèrent le pays cette année-là. Les chiffres varient, mais d'après le bureau central des statistiques israélien, 9.550 Iranien·nes auraient migré vers Israël entre 1972 et 1979. Ce même service compte actuellement 138.000 Israélien·nes d'origine iranienne dans le pays.

Crise, répression, mensonges

«Mohammad Reza Pahlavi a fait des choses monstrueuses, mais au moins il donnait du pain aux gens. La situation était mauvaise, mais là c'est encore pire, s'indigne Firouz Khassid. On a des appels d'Iran. Aujourd'hui, les gens nous disent qu'ils ne peuvent pas marier leur fille, qu'ils n'ont pas à manger.» En Iran, l'inflation a atteint 40% et la population est asphyxiée par la crise économique et les sanctions américaines. Le 16 novembre, elle est descendue dans les rues: l'augmentation du prix de l'essence a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.

Face à l'ampleur des manifestations, les autorités ont coupé internet pendant plus de cinq jours. À huis clos, la répression a été féroce: selon Amnesty International, elle aurait causé plus de 300 morts. Samedi 11 janvier, plus de trois jours après le crash d'un avion de la compagnie Ukraine Airlines qui a provoqué la mort de 176 personnes dont une majorité d'Iranien·nes, Téhéran a admis avoir frappé l'avion par erreur. Ce week-end, la population s'est donc à nouveau rassemblée en hommage aux victimes, mais aussi pour dénoncer les mensonges de leurs responsables politiques.

À Tel-Aviv, loin des tensions de la ville sainte de Jérusalem, Abraham Barourian passe presque inaperçu au milieu des milliers d'objets que compte son magasin: horloges, sculptures sur bois et, plus que surprenant, un portrait de l'imam Khomeini signé par une trentaine de personnes: «C'était lors du tournage de Jamais sans ma fille», se souvient le vieil homme, en référence au film américain de Brian Gilbert, «j'étais assistant sur le tournage et pour me remercier, toute l'équipe a signé le portrait.»

Abraham Barourian vit en Israël depuis 1964. «Je suis né à Ispahan. Si j'y retourne, je ne vais certainement rien reconnaître, mais j'aimerais pouvoir faire des allers-retours, revoir mon école, les rues…» L'homme est sceptique quant à l'avenir de son pays d'origine: «Tout le monde sait que s'il y a une révolution, le régime fera tout pour se maintenir. Ils paieront des milices étrangères pour continuer à dormir sur leurs deux oreilles.»

«Si on veut la chute de ce régime, il faut faire pression»

Sur le marché Levinsky, Benjamin* est également de cet avis: «En 1979, le shah n'a tué personne, il aimait son peuple. Mais là ce n'est pas le cas, ceux au pouvoir aujourd'hui ne pensent qu'à eux», déplore-t-il, omettant cependant les nombreux morts –de 400 à 4.000 selon les sources– du 8 septembre 1978 à Téhéran. Ce jour-là, appelé Vendredi noir, l'armée a tiré sur la foule descendue manifester sur la place Jaleh.

Benjamin, lui, a dû s'enfuir. Il n'était encore qu'adolescent mais se rappelle avoir traversé la frontière jusqu'en Turquie: «On marchait le soir, et en journée on restait chez des gens, pour pas se faire remarquer», raconte-t-il. Depuis la Turquie, il a rejoint l'État hébreu. Il est aujourd'hui marié et père de deux enfants. «Je rencontre des Iraniens en vacances en Thaïlande et en Turquie, qui me disent qu'ils ont envie de voyager, de venir voir Israël. Je pense que si l'Iran se réconcilie avec les États-Unis, une réconciliation avec Israël est possible aussi.»

«On veut que ça change, que ça redevienne comme au temps du shah!»
Nahid, arrivée en Israël en 1964

Au milieu des fruits secs de son magasin, Béni est plus radical: «Quoi qu'il y ait à la place de ce régime sera mieux!», soutient-il. Lui a réussi à quitter l'Iran deux semaines avant que la révolution éclate: «ll faut qu'ils s'en aillent! Ils ont tout sacrifié pour l'argent. Il ne faut pas leur laisser le choix. Si on veut la chute de ce régime, il faut faire pression.» Pour lui, les Européens et surtout les Français sont trop tendres avec le régime islamique et si Israël ne fait rien pour l'instant, c'est pour ne pas être considéré par l'Iran comme un ennemi. «Mais si l'Iran attaque, Israël attaque!», assure-t-il.

«Salam Béni!» lance Nahid, élégante et parfaitement maquillée. Ici, la communauté des «Fars» (Perses), comme ils se présentent, est nombreuse. Elle se rassemble souvent lors des célébrations. Venue faire quelques courses au marché, Nahid se souvient être arrivée en Israël avec toute sa famille il y a cinquante-cinq ans. Elle avait 16 ans: «On veut que ça change, que ça redevienne comme au temps du shah!», s'exclame-t-elle avant d'ajouter, sceptique: «C'est possible?» Pour elle, une seule solution: «Les gens doivent faire la révolution!»

Aizikey, lui, est né en Israël. Il fait partie des 95.000 Israélien·nes d'origine iranienne à avoir vu le jour sur le territoire hébreu selon le bureau central des statistiques israélien. Une nouvelle génération qui n'oublie pourtant pas ses origines. Aizikey parle persan et s'informe de la situation iranienne: «Je veux aller là-bas, là où mes parents ont grandi», confie-t-il avant d'ajouter, rêveur: «On dit que c'est le paradis.»

 

* Le prénom a été changé.

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