Santé / Économie

Pourra-t-on bientôt commander un arrêt maladie sans bouger de son lit?

L'arrivée en France d'un système ubérisé de téléconsultation médicale déclenche la colère de l'Assurance maladie, des syndicats et de l'Ordre des médecins. Pourquoi?

Des arrêts maladie qui ne dépassent pas les trois jours, qui correspondent de toute façon au délai de carence pour lesquels la Sécurité sociale ne paie rien. | arretmaladie.fr
Des arrêts maladie qui ne dépassent pas les trois jours, qui correspondent de toute façon au délai de carence pour lesquels la Sécurité sociale ne paie rien. | arretmaladie.fr

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Qui aurait imaginé une telle virulence? Pourquoi, aux confins de la déontologie médicale et du numérique, une telle levée de boucliers? Devons-nous, en France, redouter l'émergence d'une nouvelle médecine, ubérisée?

Tout commence le 7 janvier avec l'annonce officielle du lancement du site www.arretmaladie.fr. Rien de plus simple: «À l'issue d'une téléconsultation avec un médecin français et sous réserve de pouvoir effectuer un diagnostic fiable, le patient peut obtenir un arrêt maladie de quelques jours (deux à trois maximum) pour des pathologies simples et courantes: coup de froid, stress, douleurs menstruelles, gastro-entérite, etc.», selon un communiqué du site.

Chacun peut comprendre: vous êtes, malade, «invité à remplir un questionnaire qui vous permet de décrire vos symptômes et qui prépare la téléconsultation médicale». Puis, «une fois que vous avez accepté que vos données soient transmises vous pouvez immédiatement prendre rendez-vous grâce à une plateforme de téléconsultation». La suite? À l'issue de la téléconsultation le médecin prescrit (ou pas) un arrêt maladie et dépose trois exemplaires sous forme de fichiers PDF dans votre espace sécurisé. Vous réglez alors la consultation en ligne (25 euros), vous récupérez les fichiers en les téléchargeant depuis votre espace de données. Puis, grâce au site ameli.fr, vous adressez les documents à votre employeur et à votre CPAM.

 

 

Attention: vous ne pourrez bénéficier que «d'un nombre limité d'arrêts par an» –et ce, uniquement à un intervalle d'au moins trois semaines et pour des arrêts d'une durée maximum de deux à trois jours. Pour le reste, aucune inquiétude: www.arretmaladie.fr assure une sécurisation optimale de la transmission de données personnelles de santé (questionnaire, numéro de sécurité sociale, téléconsultation, etc.)

On apprend encore, le 7 janvier, que cette initiative vient d'Allemagne, qu'elle est l'œuvre du Dr Can Ansay, avocat et docteur en droit de Hambourg. «Sous le nom au-schein.de, ce service a vu le jour en décembre 2018 et a permis de générer 30.000 arrêts maladie pour des pathologies dites du quotidien, explique-t-on encore dans le communiqué. Aucune erreur de diagnostic n'a été reportée. Au-schein.de est l'entreprise de télémédecine la plus prospère d'Allemagne.»

«Nous souhaitons résoudre le problème des nombreuses visites chez le médecin en raison d'un simple arrêt de travail de courte durée, y précise le Dr Ansay. Pour résoudre ce problème, la Norvège a autorisé les salariés à “s'auto-arrêter” pour quelques jours, ce qui a réduit le nombre de jours d'absence pour cause de maladie. Notre solution offre les mêmes avantages, mais prend en compte les préoccupations de toutes les personnes impliquées. En tant qu'avocat, après consultation auprès de confrères français spécialisés, je me suis assuré que les arrêts maladies délivrés par notre service sont en tous points valables.»

Pour en savoir plus, nous avons interrogé le Dr Ansay:
«Les patients seront-ils remboursés?
–Oui. La décision du 10 juillet 2018 de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie intègre la “consultation à distance réalisée entre un patient et un médecin dit téléconsultant” dans la liste des actes et prestations pris en charge par l'assurance maladie. Le niveau de remboursement dépend des règles habituelles de respect du parcours de soins coordonnés.
–Qui sont les médecins répondants?
–Nous travaillons avec différents médecins français indépendants.
–Combien sont-ils rémunérés?
–200 euros de l'heure.»

Réactions de la profession

Sur Twitter, quelques heures après l'annonce du lancement, la polémique débutait. Le Dr Jérôme Marty, président de l'Union française pour une médecine libre (UFML)-Syndicat, y dénonçait une «marchandisation» et un «détournement» du système sanitaire.

 

La Fédération française des médecins généralistes dénonçait aussi cette initiative.

 

 

Ce n'était là que de simples coups de semonce. Dès le 8 janvier Nicolas Revel, puissant directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM) montait en ligne. Tirs croisés de large portée, à la fois dans Les Échos et sur les ondes de RTL. Pour lui, aucun doute n'est permis: il y a «tromperie», dans la mesure où le ou la cliente pense pouvoir bénéficier de la prise en charge d'une téléconsultation. Il ajoute, dans Les Échos, qu'on explique à l'assuré·e que l'arrêt va être remboursé par la Sécurité sociale alors que les trois jours correspondent au délai de carence pendant lequel l'assurance-maladie ne paie rien. En revanche, si l'employé·e bénéficie d'une bonne couverture par une institution de prévoyance, il ou elle est bel et bien prise en charge. «Pour le système de santé et pour les employeurs, l'industrialisation des arrêts de trois jours est un piège parfait: la durée est trop courte pour que l'assurance-maladie ait le temps de traiter la feuille de soins et d'envoyer un médecin au domicile du malade. Cela coûterait d'ailleurs beaucoup trop cher d'aller vérifier chaque arrêt.»

«Ce site pose vraiment un problème, il marque une dérive et il trompe les assurés, ajoutait Nicolas Revel sur RTL. C'est un site qui se construit sur la promesse d'obtenir un arrêt de travail. C'est l'internaute, le patient, qui quand il arrive sur le site, va définir lui-même sa pathologie, qui va lui-même choisir la durée de son arrêt […] et à la fin, on est rappelé par un médecin.»

L'Ordre des médecins attaque

Dans le même temps le Conseil national de l'Ordre des médecins engageait une action en justice parallèle à celle de l'Assurance maladie et s'en expliquait dans le détail. Il dénonçait, sans nuances, «les pratiques trompeuses et mercantiles du site arretmaladie.fr qui promeut un service de délivrance d'arrêt maladie sans se déplacer au cabinet d'un médecin, sur simple demande en ligne».

«Au moyen de formules accrocheuses, le site vante l'instantanéité du processus et suggère que toute demande d'arrêt maladie sera satisfaite, portant ainsi atteinte à l'image de la profession en assimilant l'activité médicale à une activité commerciale», souligne l'institution ordinale. «L'Ordre des médecins se place résolument dans une dynamique d'accompagnement des nouvelles voies offertes par l'e-santé, ajoute le Dr Patrick Bouet, son président. Mais il condamne sans réserve toute velléité d'ubérisation de la médecine. Garant de la déontologie médicale, il défendra toujours l'idée selon laquelle la télémédecine doit être soumise aux mêmes obligations réglementaires et déontologiques que les autres formes de pratiques médicales, dans un parcours de soin coordonné, au service des patients.»

Arrêts maladie en série

Hasard ou pas, cette controverse survient alors que différentes accusations ont récemment été portées contre l'utilisation des arrêts maladie en série en dehors de tout contexte médical lors de mouvements de grève contre la réforme des retraites. Ce fut le cas notamment de CRS ou, de manière spectaculaire, chez des conducteurs de la RATP. Au point que le Premier ministre en appelle à une intensification des contrôles.

Si la pratique d'arrêts maladie de complaisance peut, il est vrai, être relativement aisée à mettre en œuvre, elle ne peut en rien être reliée au site depuis peu condamné par l'Assurance maladie et l'Ordre des médecins. Une pratique qui interroge sur le relatif laxisme qui peut exister dans ce domaine pourtant bien défini par les textes en vigueur.

L'Assurance maladie entend bien lutter contre toutes les nouvelles formes de dévoiement de l'acte de prescription de l'arrêt de travail.

Pour sa part, le directeur général de l'Assurance maladie évoque, toujours au micro de RTL, le cas de médecins qui prescrivent «beaucoup, beaucoup plus» d'arrêts maladie que la moyenne de leurs confrères exerçant dans des conditions comparables. «Oui, nous sommes amenés, régulièrement, à avoir des échanges, parfois énergiques avec certains médecins: chaque année, à peu près de 500, 600, 700 médecins sur le territoire dont le niveau de prescriptions ne s'explique pas. Des échanges qui ne sont pas forcément assortis d'une sanction mais qui nous permettent de mieux comprendre.»

Sur le fond, au-delà de l'action en cours, l'Assurance maladie entend bien lutter contre toutes les nouvelles formes de dévoiement de l'acte de prescription de l'arrêt de travail –notamment lorsqu'il devient un produit d'appel commercial. De ce point de vue l'Ordre ne dit rien d'autre lorsqu'il entend s'opposer à toutes les formes, présentes et à venir, d'«ubérisation de la médecine».

C'est là un objectif d'autant plus ambitieux que ces deux institutions entendent bien ne pas s'opposer aux nouvelles perspectives ouvertes par «l'e-santé» tout en maintenant le système actuel de couverture sociale. S'opposer, en somme et coûte que coûte, à ce que l'on puisse demain en France obtenir un arrêt maladie comme on peut commander un repas bientôt servi à son domicile.

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