Sciences

Les très graves ratés de l'expérience génétique chinoise des «bébés CRISPR»

Le scientifique chinois à l'origine de la naissance de ces bébés génétiquement modifiés vient d'être condamné à trois ans de prison. Retour sur une expérience injustifiable.

La technique CRISPR: sorte de ciseaux à ADN. | NIH Image Gallery <a href="https://www.flickr.com/photos/nihgov/41124064215">via Flickr</a>
La technique CRISPR: sorte de ciseaux à ADN. | NIH Image Gallery via Flickr

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L'annonce de la naissance en Chine de Lulu et Nana, des jumelles dont le génome a été modifié en utilisant la technologie de l'édition du génome CRISPR-Cas9, a choqué le monde entier l'année dernière. Un an après cette annonce, He Jiankui, le scientifique chinois à l'origine de la naissance de ces bébés génétiquement modifiés, a été condamné à trois ans de prison ferme et 380.000 euros d'amende pour la pratique illégale de la médecine.

Peu avant cette condamnation, des détails sur cette étude ont été publiés et ne font que renforcer les inquiétudes sur la façon dont l'ADN de Lulu et Nana et d'un troisième bébé ont été modifiés.

Comment CRISPR-Cas9 fonctionne-t-elle?

CRISPR-Cas9 est une méthode qui permet aux scientifiques de modifier précisément n'importe quel fragment d'ADN en altérant sa séquence.

Cette méthode peut être utilisée pour rendre un gène complètement inactif (knock-out, ou «invalidation génique») ou pour essayer d'obtenir des modifications spécifiques, par exemple l'introduction ou le retrait d'une séquence d'ADN particulière.

La modification du génome en utilisant CRISPR repose sur l'association de deux molécules. L'une d'entre elles est une protéine, Cas9, qui a la capacité de couper les deux brins composant les molécules d'ADN. L'autre est une courte molécule d'ARN qui fonctionne comme un guide qui va amener Cas9 à la position à laquelle les scientifiques souhaitent couper l'ADN.

La méthode a aussi besoin de l'aide des cellules qui sont la cible de la modification: les dommages aux molécules d'ADN arrivent naturellement et les cellules ont donc un ensemble de processus par lesquels elles peuvent les identifier et les corriger. C'est l'intervention de ces mécanismes après la coupe par Cas9 qui va permettre les insertions, délétions et modifications nécessaires pour l'édition du génome.

Comment les génomes de Lulu et Nana ont-ils été modifiés?

He Jiankui et ses collègues ciblaient un gène appelé CCR5, qui code une protéine de la surface des globules blancs. Le VIH utilise ce récepteur, avec le récepteur CD4, pour infecter nos cellules.

Dans une variation de ce gène, appelée Δ32, manque une portion de trente-deux caractères de sa séquence ADN. Cette mutation est naturellement présente dans une partie de la population humaine, et confère une résistance au VIH-1 (qui est le type le plus présent et le plus contagieux).

L'équipe chinoise voulait reproduire cette mutation en utilisant CRISPR sur des embryons humains, dans le but de les rendre résistants à l'infection. Les faits ne se sont pas déroulés comme prévu, et il y a de nombreuses indications que l'équipe a probablement échoué.

Tout d'abord, malgré son assurance dans le résumé de son article (non publié) d'avoir reproduit cette mutation, en réalité l'équipe a essayé de modifier CCR5 dans une région proche de la mutation Δ32.

Le résultat est qu'elle a généré des mutations inédites, pour lesquelles les effets sont inconnus. Peut-être confèrent-elles une résistance au VIH, mais peut-être pas. Peut-être ont-elles d'autres conséquences. Il est inquiétant qu'au lieu de tester tout cela, l'équipe ait décidé de rester dans l'inconnu et d'implanter les embryons. C'est, à notre avis, injustifiable.

L'effet mosaïque

Une deuxième source d'erreurs est que CRISPR-Cas9 n'est pas parfaitement efficace: toutes les cellules de l'embryon ne sont pas nécessairement modifiées. Quand un organisme contient un mélange de cellules éditées et de cellules non-éditées, on parle de «mosaïque». Bien que dans l'ensemble les informations disponibles soient limitées, les données de séquençage indiquent que Lulu et Nana sont toutes les deux mosaïques.

Ceci rend encore moins probable le fait que les mutations introduites procurent une résistance à l'infection au VIH. Ce risque de mosaïque aurait dû être une raison supplémentaire de ne pas implanter les embryons.

L'utilisation de CRISPR-Cas9 peut également avoir des impacts indésirables à d'autres positions dans le génome.

En préparant leur expérience, les scientifiques choisissent un guide ARN qui est unique pour le gène ciblé. Si ce n'était pas le cas, Cas9 couperait les brins d'ADN à plusieurs endroits. Cette contrainte est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. D'autres régions du génome peuvent avoir des séquences différentes mais suffisamment similaires pour que le guide induise une coupe par Cas9. Choisir des guides qui limitent le risque de ces «effets hors-cible» (ou off-target) est important, mais il est difficile de l'éliminer complètement.

Dr He Jiankui et ses collègues ont testé quelques cellules des embryons qu'ils ont modifiés, et n'ont identifié qu'une seule modification hors-cible. Néanmoins, ce test nécessite le prélèvement des cellules, qui ne font pas partie de l'embryon qui a continué à se développer. Par définition, les cellules restées dans l'embryon n'ont pas été testées, et pourraient contenir d'autres modifications hors-cible.

Ceci n'est pas la faute de l'équipe en question: il y aura toujours des limitations dans notre habilité à détecter le mosaïcisme et les effets hors-cible, et nous ne pouvons avoir qu'une image partielle des résultats.

Pour autant, l'image partielle qui était disponible dans ce cas précis aurait dû donner à réfléchir aux scientifiques.

Une mauvaise idée depuis le début

Comme expliqué, il y a plusieurs risques aux modifications faites sur des embryons, d'autant que ces modifications seront transmises aux générations futures. La modification d'embryons ne peut être éthiquement justifiable que dans des cas où les bénéfices dépassent clairement ces risques.

Ici, même en laissant de côté les difficultés qu'ils ont rencontrées, le principal problème de ces travaux est qu'ils ne s'attaquent pas à un besoin thérapeutique non couvert.

Le père des jumelles est atteint du VIH, mais la technique du «lavage de sperme» est une façon efficace d'éviter la transmission du virus d'un père séropositif aux embryons. La technique a d'ailleurs été utilisée par l'équipe chinoise dans ces travaux. L'utilisation de CRISPR-Cas9 n'avait donc pas pour but d'éliminer une transmission parent-enfant.

Le seul bénéfice (s'il était établi, chose que l'équipe n'a pas essayé de vérifier in vitro) serait donc de réduire le risque de contamination pour les jumelles plus tard dans leur vie. Mais il existe déjà des méthodes efficaces et sûres pour contrôler ce risque, telles que les préservatifs et les tests systématiques pour les dons du sang.

Quelles conséquences pour le futur de cette technologie?

L'édition du génome a des possibilités infinies. La méthode peut par exemple être utilisée pour rendre des plantes comme la banane Cavendish plus résistantes à des maladies dévastatrices. Elle peut aussi jouer un rôle dans notre réponse au changement climatique, par exemple en rendant certaines plantes moins demandeuses en eau.

Dans le domaine de la santé, nous commençons à voir des premiers résultats très encourageants sur la modification de cellules somatiques (c'est-à-dire des modifications sur les cellules d'un·e patient·e, qui ne sont pas transmissibles) contre la bêta-thalassémie et la drépanocytose.

Pour autant, la technologie CRISPR-Cas9 n'est pas encore prête à être utilisée pour la modification d'embryons humains. La méthode n'est pas arrivée à maturité, et il n'a pas été démontré qu'elle est indispensable pour répondre à un besoin thérapeutique non couvert par d'autres approches telles que le diagnostic préimplantatoire.

Il reste aussi beaucoup de travail à accomplir sur la gouvernance de cette méthode. Il y a des appels à moratoire sur les modifications d'embryons humains, et des panels d'expert·es comme ceux organisés par l'Organisation mondiale de la santé ou l'Unesco. Mais pas encore de consensus sur la démarche à adopter.

Il est important que ces différentes discussions avancent maintenant de façon conjointe vers une deuxième phase pendant laquelle les autres acteurs, par exemple les associations de patients, seront plus largement consultés (et informés). Un engagement plus fort avec l'ensemble de la société est également primordial.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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