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«C'est l'assassinat de Sakine à Paris qui a poussé mon fils à rejoindre le PKK en Syrie et en Irak»

Lorsque votre fils part se battre clandestinement pour une cause en laquelle vous croyez et qu'il y trouve la mort, qu'est-ce qui l'emporte de la douleur de la mère ou de la colère de l'activiste?

Une bannière avec le portrait des trois femmes kurdes activistes assassinées en 2013, lors d'un rassemblement à Paris le 6 janvier 2018. | Christophe Simon / AFP
Une bannière avec le portrait des trois femmes kurdes activistes assassinées en 2013, lors d'un rassemblement à Paris le 6 janvier 2018. | Christophe Simon / AFP

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«Sakine c'était comme sa tata, il la connaissait depuis toujours, il l'admirait», raconte Bérivan de son fils. «Sakine était très proche des enfants, très à l'écoute, attentionnée et il n'a pas supporté qu'elle puisse être, ainsi que Rojbin et Leyla, assassinée en plein cœur de Paris par un agent turc, sans que justice ne soit faite.»

Sakine Cansiz? L'une des icônes de l'indépendance et de la lutte armée kurde, figure du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) aux côtés d'Abdullah Öcalan, qu'elle avait rejoint en Syrie après avoir passé douze années de 1979 à 1991 dans la sinistre prison de Diyarbakir (Turquie) et subi de lourds sévices «dont, précise Bérivan, l'ablation des deux mamelons».

Chargée de l'organisation du mouvement en Europe, Sakine Cansiz a été tuée à bout portant en plein cœur de Paris, rue Lafayette, le 9 janvier 2013. Un tournant décisif pour Kemal-Nicolas Akyol, dont le prénom de Kemal a été choisi, raconte sa mère, «en mémoire de Kemal Pir, un internationaliste turc, un autre résistant de la prison de Diyarbakir, mort d'une grève de la faim pour protester contre la torture et la barbarie». Deux ans plus tard, au lendemain de la fusillade de Charlie Hebdo, le jeune homme déclare: «Vous ne faites rien! La France ne fait rien, et des gens se font massacrer. Moi, je veux faire quelque chose.» Quelques semaines plus tard, il rejoint clandestinement les rangs du PKK, déployés en Irak et en Syrie. Ils seraient dix à quinze jeunes Français à faire de même, chaque année.

Kemal-Nicolas est un bon élément, puisqu'il intègre même les forces spéciales kurdes sous le nom de guerre d'Özgür-Seyit Karakoçan. Il combat d'abord à Sinjar en Irak pour les Yézidis, puis à Manbij en Syrie où il est blessé. Soigné durant près d'un mois, il passe alors dans le nord de l'Irak.

C'est là qu'en 2017, deux ans après qu'il a quitté la banlieue parisienne, un drone turc explose le corps du jeune homme de 20 ans. Sa mère apprendra sa mort quelques mois après, elle n'aura pas pu le revoir.

La sœur de Sakine, Kemal-Nicolas Akyol, le fils de Bérivan, Bérivan et le frère de Sakine, un an après que Sakine a été assassinée. | Photo personnelle / DR

Le chagrin et la colère

Désormais, la photo de Kemal-Nicolas repose sur une sorte d'autel érigé dans le Centre culturel kurde de la rue d'Enghien, à Paris, aux côtés d'autres «martyrs» ainsi qu'on appelle ici ces jeunes Kurdes, filles et garçons, tombés face à l'armée turque –et depuis 2014 face à Daech.

«Certains jours, il m'est physiquement impossible de passer devant sa photo et de le voir», confie sa mère, alors que nous sommes assises dans la pièce voisine. D'une beauté sans compromission, Bérivan, 50 ans, a déposé sa casquette sur la table. Ondulés, ses cheveux auburn ont repoussé. Durant des mois après la mort de Kemal-Nicolas, elle se les arrachait «la nuit en dormant, par touffes». Parce qu'elle s'en voulait de ne pas avoir empêché ce départ? Parce que le chagrin d'avoir perdu son enfant lui était physiquement insupportable?

De Dersim à la banlieue parisienne

Mais qui est-elle au fond, Bérivan dont le regard clair tour à tour s'embue puis se durcit, la colère succédant au chagrin? Qui est-elle, cette mère qui a perdu son fils au nom de la cause kurde et se retrouve aux prises avec les contradictions de toutes les mères engagées et soutenant une lutte armée?

Avant Bérivan, il y a son père qu'elle raconte: «C'était un paysan kurde et alévi de Dersim [région en rébellion contre le pouvoir central d'Ankara]. Il ne militait dans aucun parti mais il avait survécu aux massacres de Dersim, en 1938, il était amer, insoumis.» Un jour, une dispute pour un lopin de terre aurait mal tourné, «une personne est abattue par les gendarmes», le père de Bérivan s'enfuit en Allemagne, «puis il s'est installé en France; nous l'avons rejoint. Je suis née au Kurdistan [turc]» où elle s'est régulièrement rendue jusqu'à ce que son fils s'enrôle dans le PKK en 2015.

En France, la petite fille observe les moqueries dont font l'objet les siens, les Kurdes, «à l'école, à l'hôpital, à cause de leur accent ou de leur allure». Très jeune, elle accompagne ces femmes démunies chez le médecin, dans les administrations... Analphabètes, comme la propre mère de Bérivan, elles maîtrisent mal la langue de leur pays d'exil. Qu'à cela ne tienne, la petite fille puis l'adolescente sera leur interprète, leur porte-voix et ce faisant acquiert la conviction que les Kurdes doivent avoir leur propre pays quelque part entre Turquie, Iran, Irak et Syrie.

C'est la cause que défend le PKK. Il est interdit en Turquie, ce qui conduit de nombreux cadres politiques et militaires à partir pour l'Europe –laquelle a pourtant inscrit le PKK sur sa liste des organisations terroristes. Bérivan adhère. Au nom du droit à l'autodétermination du peuple kurde. «Ce qui se passe en Turquie est, dit-elle, une révolte armée née d'un conflit interne, un combat légitime, contre l'État turc fasciste.»

Ce sont aussi deux nationalismes qui s'entrechoquent, avec plus de 40.000 morts depuis 1984. Bérivan reconnaît et assume que cette insurrection menée par le PKK qui cible en priorité policiers et militaires mais aussi représentants et fonctionnaires, ainsi que supplétifs de l'État turc, puisse «malheureusement frapper des civils».

«Fichée S comme les types de Daech, contre lesquels nous nous battons en Syrie et en Irak, c'est humiliant.»
Bérivan

Distante, si elle le juge nécessaire, Bérivan n'accorde pas aisément sa confiance. C'est en outre une organisatrice hors pair. Que ce soit en octobre 2017 lorsqu'elle préside une cérémonie à la mémoire de Frédéric Demonchaux, dit Gabar, un ancien légionnaire français engagé auprès des unités kurdes syriennes (YPG) alliées à la France, et tué en Syrie par Daech; ou encore lorsque, perchée sur le toit d'un camion, mégaphone à la main, elle dirige une des nombreuses manifestations de la mouvance kurde autonomiste.

Un de ses amis décrit: «Il manque quelque chose, une énergie, une vigueur aux rassemblements où elle n'est pas présente pour galvaniser la foule.» Une foule qu'elle est tout autant «capable de contenir et de calmer». Cette femme à la forte personnalité est indéniablement l'une des figures du mouvement autonomiste kurde en France mais «elle n'est pas du tout un cadre du PKK», selon le porte-parole du mouvement, Agit Polat.

À l'occasion d'une démarche administrative pour renouveler son passeport, elle découvre qu'elle a été fichée S. Autrement dit que les autorités françaises l'ont mise sous surveillance étroite comme ils le font pour toute personne qu'elles suspectent de jouer un rôle actif en lien avec une organisation terroriste. «Fichée S comme les types de Daech, contre lesquels nous nous battons en Syrie et en Irak, c'est humiliant pour moi», se révolte cette femme kurde, alévie et socialiste que tout oppose aux djihadistes –qu'ils soient arabes ou autres, sunnites et réactionnaires.

En 2019, les autorités françaises ont également gelé les avoirs de quatre responsables kurdes, pour infractions commises au droit du code monétaire et financier. Ils sont soupçonnés d'avoir participé au financement du PKK: en transférant des fonds récoltés via la «campanya», collecte à laquelle procèdent les militant·es kurdes autonomistes, dont certain·es ont été (autour de 100 cas en dix ans) dénoncé·es à la justice française. Et puis, «plusieurs demandes d'extradition déposées par Ankara ont été déboutées, explique un bon connaisseur du dossier. Dans un cas, alors que le parquet y était favorable, le juge l'a rejetée car la demande émanait d'un tribunal militaire».

Öcalan, avant Demirtaş

Entre Abdullah Öcalan, le fondateur et longtemps chef du PKK, emprisonné depuis 1999 en Turquie, et Selahattin Demirtaş, également en prison depuis 2016, coprésident du parti démocratique des peuples (HDP, autonomiste kurde, de gauche) lequel compte cinquante-neuf député·es au sein du Parlement turc, Bérivan donne la priorité au premier –dont elle connaîtrait par cœur les discours.

«Le PKK est un sujet tabou chez les intellectuels français», déplore-elle, s'agaçant de ces «responsables français qui nous disent de laisser tomber Abdullah Öcalan». Quelles que soient les critiques qu'on puisse lui faire, l'ancien chef du PKK fut un véritable émancipateur pour les femmes kurdes et Sakine Cansiz, comme les deux autres femmes assassinées à Paris en 2013, en sont une preuve.

Sakine (à gauche) et Bérivan (à droite) en 2012, deux mois avant l'assassinat de Sakine. | Photo personnelle / DR

«L'indépendance kurde, vu le contexte géopolitique est désormais très difficile, voire impossible, expose Bérivan, il faut le reconnaitre. Öcalan y a réfléchi justement et c'est pourquoi il propose maintenant un nouveau projet politique: le confédéralisme démocratique, qui avait commencé à être appliqué dans le Rojava [nord syrien]

La mort de son fils lui est d'autant plus douloureuse que les Kurdes du Rojava ont été trahis par le lâchage des Américains, permettant l'opération turque d'octobre 2019 et le démantèlement territorial de cette entité rêvée par les Kurdes autonomistes. Pour autant, pense Bérivan , «Erdoğan a fait une énorme erreur: son invasion va en vérité profiter aux Kurdes qu'elle va unifier».

Avec la mort de son fils «sur zone», comme disent les militaires, Bérivan a acquis une aura dont elle se serait bien passée: celle d'avoir donné ce qu'elle avait de plus cher à la cause kurde. Or toute jeune, elle aussi avait envisagé rejoindre les camps du PKK mais on l'avait jugée «trop chétive pour aller se battre».

Le fils aura donc accompli la mission que sa mère n'avait pu remplir. Ce qui peut alléger un peu la colère de la militante mais n'amoindrit en rien le chagrin de la mère.

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