Politique / Économie

On peut savoir diriger une entreprise et être nul en politique

Après Bernard Tapie ou Virginie Calmels, Mohed Altrad, en lice pour la mairie de Montpellier, témoigne une fois encore de la difficulté à transformer la réussite entrepreneuriale en victoire électorale.

Le propriétaire du Montpellier Hérault Rugby se lance dans la course à la mairie de Montpellier, le 16 septembre 2019. | Sylvain Thomas / AFP | 
Le propriétaire du Montpellier Hérault Rugby se lance dans la course à la mairie de Montpellier, le 16 septembre 2019. | Sylvain Thomas / AFP | 

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Place à la compétence. En ce jour de septembre 2019, Mohed Altrad, plus grosse fortune d'Occitanie et président du Montpellier Hérault Rugby, annonce sa candidature aux municipales de Montpellier et, par la même occasion, son intention de dépoussiérer la politique locale. Empruntant une voie très macronienne, l'entrepreneur fait part de sa volonté de prendre «le meilleur de la gauche et de la droite», ajoutant: «Je ne veux pas d'une ville […] où les décisions sont prises en fonction des liens personnels. Avec moi, ce sera simple, je choisirai les plus compétents.»

 

 

Visée par Mohed Altrad, la classe politique locale apprécie moyennement que ce nouvel entrant lui fasse la leçon. Premier à réagir, Patrick Vignal, député de la majorité présidentielle, bientôt suivi par Philippe Saurel, maire sortant. L'un et l'autre taclent Mohed Altrad en le renvoyant à ses deux domaines de prédilection: le business et le sport. Le premier s'interroge sur ses intentions réelles en rappelant qu'un chef d'entreprise, fut-il connu, «n'est pas forcément un philanthrope» quand le second fait mine d'ignorer l'événement en tweetant un «Merci au Président Altrad pour l'aide qu'il apporte au club de rugby de Montpellier.»

 

 

Passez, il n'y a rien à voir, tel est aussi le message d'Alex Larue, candidat LR, et de Mickaël Delafosse, candidat PS qui tous deux s'abstiennent de mentionner Mohed Altrad. Seule la candidate des Verts, nouvelle venue dans le paysage local, salue un «profil très intéressant pour Montpellier, qui a besoin de fraîcheur et de sérieux à la fois», soulignant la similitude de fait entre sa démarche et celle du chef d'entreprise.

En réalité, nul ne sait trop comment accueillir cette candidature atypique. Une chose transparaît néanmoins: le «désir d'Altrad» en tant qu'édile de Montpellier n'a rien d'évident. Quatre mois plus tôt, l'annonce d'un sondage créditant l'entrepreneur de 25% des intentions de vote contre 28% pour le maire au premier tour avait créé un choc avant d'être fortement relativisé, quelques jours plus tard, par la publication intégrale de chiffres nettement moins enivrants. Depuis, la montée en puissance du candidat hors système se fait toujours attendre.

Incroyable ascension

Ce n'est pourtant pas faute d'y avoir mis les moyens. À l'annonce de sa candidature, Mohed Altrad donne une longue interview au Point. L'Obs, L'Express, Libé, Le Parisien… Tous les grands titres de la presse nationale se font l'écho d'une candidature qui, une fois n'est pas coutume, pourrait bouleverser les codes en vigueur. Cet enfant d'une tribu bédouine né dans le désert, devenu milliardaire à force de ténacité, en est convaincu: «Je suis capable de changer la vie des citoyens de Montpellier comme j'ai changé mon destin de pauvre.»

Il faut dire que la vie de Mohed Altrad, né «en 1948 ou 1951...», arrivé en France avec pour seule fortune 200 francs en poche, «Montpelliérain de cœur depuis toujours», a tout d'une success story: intégration du classement de Challenges en 2000, légion d'honneur en 2005, critique élogieuse du Monde pour un second roman en 2006, progression du chiffre d'affaires du groupe de 40% en 2007, parution d'un essai, Le management d'un groupe international en 2008, prise de contrôle du Montpellier Hérault rugby en 2011, prix Ernst & Young de l'entrepreneur de l'Année 2014… Jusqu'en 2015 où c'est la consécration internationale. Le magazine Forbes l'élit «entrepreneur de l'année», une première pour un Français. Reçu par Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères puis par François Hollande, président de la République française, il est invité par le président américain Barak Obama à intervenir lors du sixième sommet international des entrepreneurs.

Le précédent Calmels à Bordeaux

Et pourtant, à Montpellier, l'électorat le boude. Dans les deux derniers sondages, l'homme d'affaires et président du club de rugby de la ville plafonne désespérément à 10%. Sauf à s'allier avec un·e autre candidat·e, on peine à imaginer un possible sursaut. À croire que Mohed Altrad le pressentait lorsqu'il choisit le thème de la dixième rencontre de son think tank en août dernier, quelques jours avant d'annoncer sa candidature. Titre de la conférence? «Rien n'est jamais joué d'avance», en référence au livre de l'invité d'honneur, un technicien de surface titulaire d'un CAP, multi-diplômé des plus grandes écoles. C'est un fait: pour les chef·fes d'entreprise qui désirent s'investir dans la vie politique, rien n'est joué d'avance. C'est même un euphémisme, si l'on se fie à d'autres exemples.

Souvenez-vous, en février 2018, Virginie Calmels renonçait à se présenter à la mairie de Bordeaux après avoir jeté l'éponge aux législatives de 2017. Intelligente, sûre d'elle et auréolée de ses succès dans les affaires, elle avait pourtant tout pour devenir une étoile montante et confirmée du paysage politique français. Hélas pour elle, la vie politique s'est montrée bien différente de l'entreprise et la conclusion moins glorieuse que prévue.

Virginie Calmels a cru qu'une réussite professionnelle était un sésame pour s'imposer face aux politiques.

Lassée par un milieu où elle n'a jamais réussi à trouver ses marques, celle qu'Alain Juppé avait pressenti pour lui succéder à la tête de la ville déclarait partir la tête haute. Fière du travail accompli, elle retournait à la vie d'entreprise pour prendre la tête d'un «très beau groupe» et motivait sa décision par la volonté de se consacrer à ses enfants. Non sans donner un joli coup de pied de l'âne: «Tout le monde sait que je ne vis pas de la politique, ce qui me procure à cet égard une vraie liberté. J'ai toujours considéré que mon engagement politique était une mission et non pas un métier.»

Alain Juppé qui, lui, a toujours vécu de la politique appréciera. Laurent Wauquiez, aussi. Deux hommes qui l'auront déçue. À moins que ce soit surtout l'inverse. Ah, la politique! Que d'espoirs, que de déceptions! Après avoir commis une succession d'erreurs et s'être forgée une réputation d'opportuniste, sinon de traître, Virginie Calmels s'est brûlée les ailes. Avec Mohed Altrad, elle n'est pas la seule à avoir cru, vraiment cru, qu'une réussite professionnelle était un excellent sésame pour s'imposer face à des politiques de métiers réputé·es incompétent·es, démagogues et archaïques.

Limite de l'implication dans le sport

Pour ces patron·nes obsédé·es par la performance, l'univers du sport s'impose parfois comme une évidence. Ce n'est ni un passage obligé –en tout cas pas pour une ville comme Bordeaux–, ni une garantie de succès compte tenu du caractère aléatoire des résultats. Mais, avec un peu de chance, le pari peut aider à gagner en popularité à l'image de Bernard Tapie, propriétaire de l'OM de 1986 à 1994. Les phocéen·nes, mais plus largement les Français·es ont véritablement découvert l'homme durant ces années, qui plus est synonyme de succès sportifs. Avec lui, l'Olympique de Marseille remporte quatre titres de Champion de France consécutifs de 1989 à 1992, joue quatre finales de Coupe de France dont une gagnée en 1989, deux demi-finales de Coupe d'Europe et deux finales de Ligue des champions, dont une gagnée en 1993 face au Milan AC, qui reste la seule jamais remportée par un club français.

Le 1er juin 1993 à Marseille, Bernard Tapie et les joueurs Marcel Desailly et Eric Di Meco célèbrent la victoire de l'Olympique de Marseille en Coupe d'Europe des clubs champions. | Éric Cabanis-Boris Horvat/ AFP

Tapie n'est d'ailleurs pas le seul à avoir joué la carte sportive. L'actuel maire de Tours, Christophe Bouchet, a lui aussi été président de l'OM. À peine arrivé dans le club, il redresse les comptes et les rend bénéficiaires pour la première fois en 2003. Grâce à lui, l'Olympique de Marseille se retrouve à la tête de recettes considérables en obtenant auprès des instances du football un nouveau contrat de droits télé très avantageux pour le club et en signant d'importants contrats de sponsoring comme celui d'Adidas. À partir de janvier 2009, il devient vice-président du Tours Football Club au côté de Frédéric Sebag, ce qui lui assure cette fois-ci une popularité bien plus locale.

Propriétaire et président du Montpellier Hérault Rugby, Mohed Altrad possède indéniablement cet atout de taille. Le fait que sous sa présidence, le club ait remporté le Challenge européen 2015-2016, le premier titre majeur du club héraultais, ne peut être que profitable pour se faire connaître auprès aussi des Montpelliérain·es adeptes du ballon oval que des non-initié·es. Las, n'est pas Tapie ni Bouchet qui veut…

Fendre l'armure

Attacher son nom à des réussites sportives est une chose. Incarner la réussite entrepreneuriale en est une autre. De ce point de vue, la success story de Mohed Altrad n'est pas sans rappeler, là encore, l'ascension de Bernard Tapie. Parti sans argent de Syrie pour la France, Mohed Altrad se bat et obtient brillamment son bac et un doctorat en informatique. Il devient ingénieur et crée sa première entreprise très tôt. C'est celle-ci qui l'amènera jusqu'à la création du groupe Altrad. Au contraire de Bernard Tapie, qui est sorti très rapidement du lot grâce à une personnalité hors du commun, Mohed Altrad a d'abord dû faire ses preuves et attendre trente ans avant de devenir l'homme que l'on connaît.

C'est une chose d'avoir surmonté des épreuves et relevé avec succès des défis, encore faut-il avoir aussi un message à délivrer, ainsi que le goût du débat médiatique pour le faire savoir et dépasser le simple univers des affaires... si possible avant même d'entrer en politique. Tout le problème de Mohed Altrad c'est qu'il n'est ni vraiment médiatique, ni porteur d'un message autre que celui du self made man. Les médias l'apprécient et, pourtant, il ne capitalise pas sur cet engouement.

Il faut savoir fendre l'armure pour être entendu et apprécié, et se faire des adeptes prêt·es à tout donner.

Bernard Tapie, dans les années 1980, avait grandement profité de cet amour médiatique avec son style oral franc et rentre-dedans. Souvenez-vous de son célèbre: «Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter un journaliste?» Ses différents passages à la télévision lui avait permis d'atteindre une incroyable popularité, devenant même la personnalité favorite des Français·es en 1984. Mohed Altrad, lui, cultive une forme de discrétion et de pudeur. Un rapide coup d'œil sur ses différents réseaux sociaux permet de réaliser qu'il partage très peu ses opinions personnelles et politiques en public. Ses rares prises de position publiques sont surtout l'occasion de mettre en avant son parcours personnel atypique. Une posture qu'il tente timidement de changer, à l'image de l'ouverture de son compte Twitter en février 2019 ou d'un exercice de transparence sur sa fortune dans un reportage diffusé sur France 2 en février dernier.

Mais l'homme ne sait pas jouer de l'affect et n'est pas disposé à faire des efforts pour intéresser un tant soit peu la presse people. Certes, tout·es les candidat·es ne sont pas tenu·es d'avoir la dimension médiatique d'un Tapie ou de suivre l'exemple d'un Christophe Bouchet, ancien journaliste devenu maire, qui n'hésite pas à jouer de la corde privée sur ses réseaux sociaux, quitte à s'y brûler (un peu) les ailes. Mais la réserve naturelle n'a jamais été la meilleure façon de créer un lien avec un électorat dont on sollicite la confiance. En politique, et à la différence de l'entreprise, il faut savoir fendre l'armure pour être entendu·e et apprécié·e, se faire des supporters prêts à donner de leur personne sans attendre nécessairement de retour, des amitiés disposées à vous soutenir dans les moments les plus difficiles et des allié·es prêt·es à vous aider dans la conquête du pouvoir. Or c'est clairement ce que ne sait pas faire Mohed Altrad et n'a pas su faire Virginie Calmels.

Sans mentor, pas d'ascension

En politique où ne sont élues sur leur nom que les personnes qui savent donner de leur personne et de leur temps, celle qui ambitionne de court-circuiter les étapes s'attaque à forte partie. Il lui faut un soutien de taille pour surmonter les inévitables oppositions des barons et pour cela remplir un rôle dans une stratégie plus générale. Au risque, dans le cas contraire, de se tirer une balle dans le pied, comme ce fut le cas très récemment pour Virginie Calmels. Issue du monde de l'audiovisuel, cette cheffe d'entreprise doit son ascension politique à Alain Juppé, lequel en a fait sa première adjointe, chargée de l'économie, de l'emploi et de la croissance durable en 2014.

Las. Virginie Calmels acquiert vite la réputation d'être moins une femme de convictions que d'opportunités. Aux primaires de la droite pour la présidentielle, elle soutient François Fillon contre son propre mentor, Alain Juppé. Lorsque Fillon se trouve mis en cause, elle appelle à son retrait au bénéfice d'un autre candidat mais, faute de mieux, se décide finalement de rester à ses côtés jusqu'au bout. Nouvelle surprise au lendemain de la présidentielle: celle qui se décrit comme une libérale accepte de constituer un binôme avec Laurent Wauqiez pour conquérir Les Républicains.

 

 

Ce qui ne l'empêche pas très vite de critiquer une ligne politique qu'elle juge trop clivante. La sanction ne se fait pas attendre. En juin 2018, elle est limogée de ses fonctions de vice-présidente de Les Républicains par Laurent Wauquiez. «Madame Calmels, dont le sens de la loyauté laisse à désirer, n'est pas très aimée ici. Non seulement nous ne la soutiendrons pas mais nous pourrions même présenter une liste concurrente si elle décidait se monter sa liste seule», confiait un des responsables d'Esprit Bordeaux à Paris Match en juin dernier.

À l'inverse, Christophe Bouchet à Tours n'aurait pu accéder au poste de maire sans le soutien de Serge Babary, maire de 2014 à 2017. Visé par la réforme du non-cumul des mandats, le tout nouveau sénateur lui a cédé son poste après avoir été désigné par les élu·es de la majorité municipale pour lui succéder. Pour Mohed Altrad, qui estime s'être fait seul, nul mentor... Il est vrai que l'homme d'affaires montpelliérain peine à se positionner sur l'échiquier politique. Dénué de tout ancrage solide, il aura multiplié les prises de contact à la fois avec les socialistes, les centristes, La République en marche ou encore Les Républicains. Sans succès. Uniques soutiens de l'homme d'affaire, Les Radicaux de Gauche de Montpellier ont eux-mêmes renoncé à cautionner sa candidature.

Des univers si différents

Si les chef·fes d'entreprise sont aussi confiant·es quant à leur réussite dans le monde politique, c'est aussi parce que ces gens voient dans le clivage droite/gauche une idéologie par définition rétrograde, une absurdité mentale, une maladie infantile de la démocratie, un frein à la nécessaire modernisation de la politique. À leur décharge, la fascination des politiques pour le monde de l'entreprise entretient l'illusion de deux univers proches, jusque dans la façon de concevoir une élection comme une opération marketing.

Et pourtant, l'expérience montre qu'il n'en est rien. Souvenez-vous. Au lendemain de son élection, Nicolas Sarkozy avait décidé de soumettre les ministres à une évaluation. L'initiative n'avait pas été renouvelée les années suivantes. Dix ans plus tard, bis repetita. Emmanuel Macron demande à Édouard Philipe de recevoir les ministres en juillet 2018 pour un entretien d'évaluation. Sans juger utile, lui aussi, de renouveler l'expérience en juillet 2019. Interloqués par une culture qui leur semble aux antipodes de la logique, les thuriféraires de l'esprit d'entreprise finissent toujours par se rendre à l'évidence: la politique a ses raisons que l'économie ignore. Il est difficile de leur en tenir rigueur tant ces univers empruntent des canaux et obéissent à des règles qui n'ont rien à voir.

Être patron·ne suppose d'être jugé·e sur ses qualités de manager et de gestionnaire quand l'élu·e est jugé·e sur sa popularité et sa représentativité. L'entreprise repose sur une organisation hiérarchique et la recherche du gain financier quand la sphère politique se réclame de l'intérêt général et se doit de convaincre en permanence. Les citoyen·nes jugent le monde à partir de valeurs telles que la justice, la liberté, l'égalité. Consommer implique de ne penser, quoi qu'on en dise, qu'à sa satisfaction.

Rien d'étonnant dès lors à ce que les méthodes et les concepts utilisés dans l'entreprise n'aient aucune efficacité dans l'exercice un mandat électoral: un·e chef·fe d'entreprise est évalué·e à l'aune de ses seuls résultats, le personnage politique, lui, est surtout jugé à sa capacité à incarner des idéaux et un projet collectif. En dehors de leur capacité à générer de la richesse, qu'ont à proposer les personnes qui entreprennent aux citoyen·nes? C'est en fait la seule question à laquelle est tenu de répondre quiconque rêve de recevoir l'onction du suffrage universel. Et pour cela, il faut accepter d'abandonner un logiciel pour un autre. Pas évident, visiblement.

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