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Elles délaissent leur smartphone pour un bon vieux portable

Radiations, récupération des données personnelles et risques de troubles de la vision et du sommeil poussent certaines personnes à retourner vers des modèles de téléphone moins sophistiqués.

Les applications, chronophages et multiples, finissent par saturer certaines personnes qui utilisent les téléphones intelligents. | Eirik Solheim <a href="https://unsplash.com/photos/mWTOR3Rx8l8">via Unsplash</a>
Les applications, chronophages et multiples, finissent par saturer certaines personnes qui utilisent les téléphones intelligents. | Eirik Solheim via Unsplash

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Avec son cabas géant en toile recyclée et ses sneakers colorées, Clara, étudiante en deuxième année de médecine de 19 ans, a tout d'une jeune fille de son époque. Pourtant, au bout de son bras, pas de téléphone dernier cri protégé par une coque en silicone, comme la majorité des gens de son âge, mais un petit rectangle noir et épais. L'objet en question: un Nokia 3310, téléphone emblématique des années 2000 développé par la multinationale de télécommunications éponyme.

Le Nokia 3310. | smial via Wikimedia

Un fait qui peut étonner, lorsque l'on sait qu'en France, 98% des 18-24 ans seraient actuellement équipés d'un smartphone, selon le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc). De manière plus générale, en 2017, près de 75% de la population étaient munis d'un téléphone intelligent selon l'Autorité de régulation des télécoms (Arcep).

«Jusqu'à l'année dernière, j'avais un iPhone 7, explique Clara. Ce qui a changé le regard que je portais dessus, c'est de réaliser, au moment de la rentrée en première année de médecine, qu'il me serait impossible d'atteindre le niveau de concentration requis tout en ayant mon smartphone à portée de main, poursuit-elle. Même si je n'avais pas l'impression d'être sur mon téléphone, j'ai rapidement remarqué que je levais régulièrement la tête de mes cours afin de voir si j'avais des notifications, ce qui induisait des saccades dans mon rythme de travail.»

Au bout de quelques semaines, la jeune fille décide d'exhumer l'ancien téléphone de sa grande sœur, relégué au rang d'antiquité familiale, et de prendre congé de son iPhone. «Cela peut paraître bizarre, mais c'est comme si me séparer de mon smartphone m'avait soulagée d'un poids, confie-t-elle avant de conclure: C'est pour cette raison que j'ai décidé de ne pas reprendre mon iPhone, même après avoir validé ma première année.»

«Sollicitation permanente»

Cette impression décrite par Clara de pouvoir être contactée à tout moment correspond à ce que le chercheur Dominique Boullier appelle la «sollicitation permanente». «Avec l'arrivée des SMS au milieu des années 1990, il y avait déjà une forme de connexion ininterrompue qui s'imposait aux utilisateurs, remarque ce professeur en sociologie du numérique à Sciences Po. Toutefois, avec l'arrivée du smartphone, on a atteint un stade supérieur: désormais, celui qui détient un téléphone intelligent s'expose à la possibilité d'être en permanence sollicité et dérangé.»

Selon le Baromètre 2018 du Push pour Applications Mobiles calculé par le spécialiste du smartphone Accengage et basé sur plus de 50 milliards de notifications envoyées à travers le monde entre janvier et juin 2018, près de 68,4% des Français·es accepteraient de recevoir des notifications au moment d'installer une application.

«La multitude d'applications a pris le dessus sur les éléments fondamentaux et a entraîné une forme de pression.»
Dominique Boullier, sociologue

D'après l'étude, cela ferait même de la France le deuxième pays européen avec le plus gros taux d'opt-in, c'est-à-dire d'acceptation de notifications push.

«Aujourd'hui, avec le smartphone, l'idée d'un téléphone outil a totalement disparu, analyse Dominique Boullier. C'est pour cette raison que ces dernières années, on voit des usagers renoncer au smartphone. La multitude d'applications a finalement pris le dessus sur les éléments fondamentaux et a entraîné une forme de pression, dont on peut imaginer qu'il n'est possible de se détacher qu'en repassant à un modèle de mobile ancienne génération.»

Allô les maux

La sensation de sollicitation permanente n'est pas la seule raison pouvant pousser des individus à renoncer au smartphone. Jeremy, trentenaire travaillant dans un cabinet comptable, explique s'être séparé de son smartphone Samsung il y a quasiment deux ans pour cause de maux de tête. «En moyenne, je passais deux à trois heures par jour sur mon smartphone, se rappelle-t-il, en ajoutant qu'il était particulièrement féru d'Instagram. Hormis le fait que cette utilisation induisait une perte de temps, j'avais aussi l'impression d'avoir souvent mal aux yeux et à la tête en fin de journée», poursuit-il.

Après un tour chez l'ophtalmologue, qui suggère une forme de fatigue visuelle nécessitant de limiter le temps d'écran, Jeremy commande sur internet un Motorola Gleam et donne son Samsung à l'un de ses proches. Pour lui, pas de doute: il a l'impression d'être davantage reposé et moins sujet aux migraines depuis.

Six smartphones Apple et Samsung dépasseraient les seuils d'émission d'ondes électromagnétiques autorisés.

Pour Sylvie Chokron, neuropsychologue et autrice d'un rapport sur l'impact des écrans sur les processus cognitifs pour l'Observatoire de la santé visuelle et auditive, il est très probable que les smartphones mettent à l'épreuve les capacités visuelles ainsi que l'aptitude à se concentrer sur une tâche. «Les écrans des smartphones stimulent une toute petite partie du champ visuel car ils représentent une surface très limitée, détaille-t-elle. Par conséquent, avec les téléphones intelligents, notre attention est de moins en moins sollicitée dans sa globalité, ce qui diminue le dynamisme de notre vie mentale et peut même affecter le développement cognitif des plus jeunes», conclut-elle.

Autre inquiétude sanitaire relative aux téléphones intelligents, la question des radiations. En atteste le recours collectif déposé au mois d'octobre par le cabinet d'avocats américain Fregan Scott en réaction à une étude menée par le Chicago Tribune, révélant que six smartphones Apple et Samsung dépasseraient les seuils d'émission d'ondes électromagnétiques autorisés.

Données personnelles et écologie

Également souvent au centre de la démarche des personnes renonçant au smartphone, les polémiques se multipliant autour du risque de transmission des données personnelles. Selon une enquête publiée le 23 décembre dans le New York Times, une douzaine de sociétés, au total, enregistreraient l'intégralité des mouvements réalisés par les individus détenant des smartphones grâce aux applications installées dessus. D'après le quotidien américain, ces entreprises revendraient ensuite ces informations à d'autres compagnies. Une activité étant, comme rappelle le New York Times, totalement légale étant donné la faiblesse du cadre juridique en matière de protection des données et des smartphones.

«Il était déjà légitime de se poser la question de la récupération des données personnelles du temps des téléphones non-smartphones, puisqu'il était aussi possible d'en extraire des informations, commente Dominique Boullier. Toutefois, il faut reconnaître que le risque était moindre, car il y avait bien moins d'applications et d'informations sur les anciens mobiles. Aujourd'hui, si on ne veut vraiment pas courir le risque d'être sur écoute ou autre, la seule solution certaine consiste à acheter plusieurs puces et d'en changer tous les jours.»

Ainsi, pour le sociologue du numérique, la question des données personnelles, bien que capitale, est antérieure aux smartphones. «À mon avis, la menace qu'il faut lier à l'arrivée des smartphones est d'ordre écologique», pointe-t-il en soulignant l'importante proportion d'énergie consommée par les téléphones intelligents. «Dans les prochaines années, le grand défi sera d'arriver à créer des téléphones modernes composés de matériaux dont l'extraction est respectueuse de l'écologie, hyper sécurisés, cryptés du début à la fin, et consommant moins d'énergie… Sans ces innovations, on peut s'attendre à un recul de la consommation en matière de smartphone.»

Si on regarde les chiffres des dernières années, il semblerait même que ce déclin ait déjà commencé. Preuve en est, selon le cabinet Strategy Analytics, l'industrie des smartphones a connu pour la première fois depuis sa création une baisse annuelle en 2018. La Chine, qui concentre un tiers des ventes de smartphones au monde, aurait ainsi vu les ventes chuter de 11% au cours de l'année 2018. Plus récemment, d'après l'Institut international data corporation, le premier trimestre de l'année 2019 aurait pour sa part été marqué par un recul des livraisons de smartphones de 6,6% à travers le monde.

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