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Lauren était une très bonne amie. «Et puis elle a eu des enfants et notre amitié a changé de manière radicale», confie Rebecca à Anne Cronin, sociologue à l'université de Lancaster. La naissance d'un petit ne fait pas que reconfigurer la cellule conjugale qui se fait familiale (et risque parfois de se fracturer); le tissu relationnel et affectif autour du couple s'en trouve aussi modifié. «Avoir des enfants, ou avoir des amies ayant des enfants, a une incidence significative sur les amitiés», écrit ainsi la chercheuse dans un article de 2015 portant sur l'impact de la maternité sur les relations amicales.
Les femmes qu'elle a interrogées au cours de cette enquête lui ont toutes «décrit la manière dont l'arrivée des enfants, qu'il s'agisse des leurs ou de ceux de leurs amis, était le facteur le plus important dans la modification de leurs habitudes et pratiques amicales». Au point de mettre un terme à certaines fréquentations. «C'est classique. Il y a des gens que tu vois beaucoup moins à partir du moment où tu as des enfants. Ils n'ont pas la même vie que toi ou ça les emmerde», me dépeint Estelle*, 41 ans, mère de deux enfants. Heureusement, pointe Jan Yager, chercheuse en sociologie et coach en amitié, «les défis à relever sont surmontables s'il y a suffisamment de sollicitude, d'attention, d'intérêts communs, de valeurs partagées et d'amitié entre les deux personnes».
Dans le cas de Rebecca et Lauren, la parentalité a constitué un obstacle amical parce que la nouvelle mère n'avait plus que sa progéniture à la bouche: «Elle est devenue très centrée sur ses enfants et c'était assez difficile parce qu'elle ne parlait plus que de ses gamins tout le temps.» Forcément, cette configuration a de quoi énerver (c'est bien connu, les gens qui radotent ne forment pas la meilleure des compagnies), renforcer le contraste entre les choix de vie des deux amies et conduire à se demander quel sens ça peut bien avoir de se côtoyer (difficile de poursuivre la discussion et de se sentir concerné·e lorsqu'on n'a pas d'enfant et qu'il est question du choix de poubelle à couches ou de turbulette) ou bien attrister (quand on multiplie les fausses couches ou suit une procédure de PMA, entendre parler de bébé non-stop peut profondément peiner).
Attentions amicales
Comme le formule Jan Yager, «c'est normal que les amis avec des nouveau-nés, bébés, enfants ou ados aient besoin de pavoiser à propos de leurs enfants, y compris auprès de leurs amis qui n'en ont pas, mais ça ne doit pas être excessif ni continuel, de la même manière que quelqu'un qui a beaucoup d'argent ne l'affichera pas ostensiblement devant un ami en difficulté financière». Encore heureux, en moyenne, les nouveaux parents ont bien conscience que leurs ami·es sans enfant, quand bien même celles et ceux-ci sont intéressé·es par le nourrisson, n'ont aucune envie d'en entendre parler en permanence, pour les raisons qui leur sont propres, soutient la sociologue spécialiste de l'amitié, entre autres autrice de l'ouvrage La Force de l'amitié.
Denis*, futur papa de 42 ans, a une amie ouvertement «no kids» (à son mariage, les enfants n'étaient pas les bienvenus): «Je ne débarquerais pas chez Marion* avec mon gamin, je ne lui ferais jamais ça. C'est vraiment pas sa came.» Idem pour sa «BFF», la quarantaine comme lui et qui n'a jamais souhaité être mère. «Elle s'entend bien avec nos potes qui ont des gamins. Mais je ne suis pas sûr qu'on ira chez elle en vacances avec le gamin en bas âge. Je ne veux pas lui imposer.» De la même manière, depuis qu'elle est mère, Estelle passe moins de vacances avec ses potes célibataires et/ou sans enfant. Autant d'attentions et de prévenance afin de ne pas mettre un terme définitif aux amitiés malgré l'entrée en parentalité.
Tonton gaga
La naissance d'un enfant ne met donc pas systématiquement un terme à toutes les amitiés existantes en dressant une barrière inamicale et infranchissable entre les adultes avec enfant(s) et ceux sans. «Les parents ne doivent pas considérer comme bloquant que leurs amis n'aient pas d'enfant. Il est essentiel de célébrer et de mettre l'accent sur ce que les deux ont en commun –les similarités et intérêts mutuels en dehors des enfants– plutôt que de souligner tout ce qui a trait aux enfants», insiste Jan Yager. Et inversement. Certain·e·s adultes sans enfant peuvent sincèrement aimer entendre parler de ceux de leurs ami·es, jouer avec, même assister avec plaisir à leur fête d'anniversaire, ajoute la sociologue. Question de personnalité.
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«Je vois pas qui ça emmerderait en mode “oh non, Denis va avoir un môme”», verbalise ce futur père, qui est en outre, à part ses deux amies résolument «no kids», le dernier dans son entourage à fonder une famille. Il a d'ailleurs pris plaisir à être «le tonton des gamins de [ses] potes» à différentes étapes de leur vie. «Je suis parfois plus présent pour eux que leur parrain. Il y a au moins cinq ou six gamins qui m'appellent “tonton Denis” alors que je ne suis pas leur oncle ni un parrain de la mafia», rapporte-t-il avec humour. «Optimiste», il pense que ce petit cercle de proches sera là pour sa famille naissante. «J'imagine qu'en ayant un gamin ce sera cette même bonne ambiance, pas une osmose mais de bons conseils. Ils sont déjà présents là, pendant la grossesse, ils demandent des nouvelles.»
Spectacle sans intérêt
Reste que, malgré toute la bonne volonté et la bienveillance des un·es et des autres, lorsque l'enfant paraît, on peut manquer de temps comme d'énergie pour entretenir ses relations extérieures au noyau familial. Anne Cronin illustre cette idée avec l'exemple de Daniela, mère célibataire cinq ans durant, qui a eu à cette période très peu d'ami·es: «C'était juste que je ne pouvais pas sortir.» Cette configuration centrée sur les enfants peut induire un sentiment d'exclusion, y compris quand on a soi-même des rejetons, suivant la place (qui dépend certes des choix parentaux mais aussi de l'état des finances et des possibilités de modes de garde) que nos ami·es accordent aux leurs.
Debbie, mère aussi interviewée par Anne Cronin, le déplore: «S'ils ne vous font pas de place et que leurs enfants sont leur top priorité, ça peut sembler égoïste, mais, voilà, si vous n'êtes qu'un spectateur de leur vie, c'est très très inintéressant. Où est l'amitié alors?» On constate comme le principe éducatif «les enfants d'abord» vient parfois à l'encontre de cette norme tacite de la réciprocité comme fondement de l'amitié. «Les pratiques parentales et les changements de vie peuvent modifier la dynamique de réciprocité amicale de manière fatale», rédige Anne Cronin dans son article.
Réseau familial
Cette restructuration intime n'est toutefois pas toujours négative ni funeste. L'arrivée d'un bébé s'accompagne souvent d'une «familialisation du réseau personnel», indiquent Marlène Sapin et Éric Widmer dans l'ouvrage collectif Devenir parents, devenir inégaux. Transition à la parentalité et inégalités de genre. En effet, «l'enfant, par l'attention qu'il génère de la part de ses parents, mais aussi de la part de ses grands-parents, oncles et tantes, etc., joue un rôle de mobilisateur de la famille», surtout dans les premiers mois suivant la naissance du premier enfant qui, pendant cette période charnière, est «une expérience particulièrement prenante».
Mais ce mouvement qui s'opère lors de la transition à la parentalité «semble moins se faire par un retrait de la femme des cercles d'amitié prétransitionnels et davantage par un rattachement de l'homme à la parenté de sa femme». Pas de vases communicants. Comme me le précise cette chercheuse en sciences sociales qui étudie l'impact des trajectoires de vie sur les réseaux personnels, «des travaux précédents, à la fin du siècle passé, avaient montré que le réseau des femmes diminuait lors de la transition à la parentalité, en taille et notamment par la perte de liens d'amitié: leur réseau se recentraient sur le foyer et les liens familiaux. Cette perte de liens d'amitié pour les femmes est moins vraie aujourd'hui, probablement aussi en lien par l'insertion des femmes plus présente dans l'emploi, et la reprise du travail plus rapide pour les femmes». Bonne nouvelle!
«Mamans potesses»
Loin de généralement perdre des ami·es, les femmes vont même créer de nouvelles amitiés. «Bien plus que de craindre de ne plus voir leurs amis sans enfant, les futurs parents ont davantage peur de ne pas trouver ou avoir d'amis qui vivent les mêmes défis et joies parentales que celles qu'ils éprouvent», détaille sa consœur Jan Yager. «Quand vos enfants sont petits et que vous vivez ces difficultés à peu près au même moment, ça crée un lien… raconte Lucy à Anne Cronin. Nous avions ce point commun, en quelque sorte, de galérer avec de jeunes enfants. C'est agréable de savoir qu'il y a quelqu'un d'autre qui comprend.»
Les pères aussi peuvent ressentir ce besoin d'instaurer des liens d'amitié avec d'autres hommes ayant la même expérience. Et des relations nouvelles peuvent également en découler. Néanmoins, ce sont majoritairement les mères qui sont concernées par ces amitiés parentales, explicite Anne Cronin dans son article. En cause: une répartition des rôles stéréotypée. «Mes répondantes soulignaient souvent l'organisation genrée des responsabilités domestiques et la manière dont cela impactait leur cercle et leurs pratiques amicales.» On ne devient pas «mum friends» par hasard, mais en se rencontrant à un cours d'accouchement donné par une sage-femme, la PMI, ou chez une assistante maternelle, à la crèche, la sortie d'école. «Souvent, je trouve, les hommes sont au travail, ou ailleurs, et vous ferez des trucs avec les enfants et les mamans», remarque Lydia.
Bouée de secours
À la base et avant de devenir amies, ces femmes se rendent service les unes les autres et se serrent les coudes face à l'adversité de la parentalité, qui, dans un couple hétérosexuel, leur retombe en moyenne plus sur les épaules que leur conjoint. «Via Sure Start [un programme britannique de garde d'enfants], j'ai rencontré des femmes qui avaient à peu près mon âge, les mêmes opinions concernant l'éducation des petits et nous avons formé un important réseau d'entraide les unes pour les autres», brosse Caitlin. Ces femmes, qui ont passé du temps ensemble lors de leur congé maternité, ont ensuite joué les babysitters les unes des autres en cas de besoin et fait des sorties ensemble, avec ou sans enfant.
Comme le signale Lydia à la sociologue, ces amitiés n'auraient pas fructifié dans un autre contexte. «Il y a des gens dont vous vous dites: “Nos enfants sont dans la même classe donc nous sommes amies, mais probablement que si je t'avais rencontrée à la fac tu n'aurais pas vraiment été une amie parce que nous sommes plutôt différentes”.» Ce n'est pas une question d'affinités mais une amitié «domestique», modélise Anne Cronin, qui existe grâce à et à travers l'enfant. Au lieu d'être centrées sur les deux amies, leurs goûts ou leurs caractères, c'est l'expérience commune de la maternité qui importe. Pour autant, ce sont des amitiés fortes. «Elles sont devenues des amies importantes, parce que c'est un des changements de vie les plus considérables que j'ai eu à traverser et qu'elles étaient présentes à ce moment, appuie Caitlin. Vraiment, c'est une bouée de secours.»
Meute parentale
Un certain rapprochement peut également avoir lieu avec les ami·es déjà parents. Ainsi de Denis: «En passant le dernier, je ne suis pas le mec qui s'isole, c'est tout le contraire; je vais rejoindre la meute. Je suis le parrain de la fille d'un de mes meilleurs potes. J'ai un pote qui a des jumelles de 3 ans et demi. Elles vont être ravies de voir un bébé. Si je peux emmener mon gamin et qu'il y a d'autres gamins, c'est tout bénéf.» Idem pour Debbie, dont l'amitié avec Ed est perçue comme plus inclusive et multidimensionnelle depuis qu'ils sont tous deux parents. «Je connais Ed et ses enfants [depuis des années] et il s'entend bien avec mes enfants et je m'entends bien avec les siens. [L'amitié] n'est pas juste entre Ed et moi, explique-t-elle à Anne Cronin. C'est une sorte de relation plus profonde et plus en réseau.» Le lien n'est plus entre un individu et un autre, mais entre deux entités familiales.
Cette reconfiguration relationnelle peut toutefois finir par taper sur les nerfs. «J'adorais être la tata. Mais être la tata plus la mère, je n'y arrive plus, regrette Estelle. Dans ma vie, je passe énormément de temps avec mes gamins. Quand j'ai du temps libre, j'ai envie de voir des adultes; des enfants, j'en ai. Mais il y en a qui ne prennent jamais de babysitter; dès que tu les vois, c'est avec leurs enfants. J'ai l'impression de ne voir plus que des familles et plus des gens. Vraiment, je souffre de ça.» Logique. De la même manière qu'on peut apprécier la ou le +1 de pote sans avoir envie de ne frayer qu'avec le couple formé, on peut affectionner les enfants de ses ami·es sans forcément souhaiter leur présence perpétuelle aux côtés de leurs parents. En outre, si l'on ne côtoie plus que des familles, on se définit uniquement par la parentalité et c'est toute une partie de son être qui est occultée. Pas étonnant que le remaniement des amitiés à l'arrivée du premier enfant pose question, voire effraie.
Arrangements entre ami·es
C'est pour cela qu'il convient avant tout de réaliser que «passer du temps avec ses amies sans enfant et/ou éviter de penser sans cesse à son enfant est primordial pour que l'amitié puisse aller de l'avant», ponctue Jan Yager. Denis a eu le temps d'observer ses copains et copines avec enfants et s'est aperçu que celles et ceux pour qui la transition à la parentalité s'était le mieux passé avaient alterné les sorties, l'un·e gardant l'enfant en bas âge, l'autre retrouvant ses ami·es. «Si Mélanie* veut aller à une soirée chez Marion, il n'y a pas de souci, je garde le gamin. Inversement, si je veux sortir. On s'arrangera. Ce n'est pas comme si c'était un rendez-vous familial.» Estelle a par exemple passé un week-end avec des potes et leurs enfants sans faire l'impasse sur du temps entre adultes de qualité. «On a décidé de prendre une babysitter pour aller ensemble au resto. Je suis beaucoup plus à l'aise dans ce modèle “on a notre soirée”.»
Il est possible de scinder temporairement et par moments l'entité familiale pour respecter l'individualité et l'épanouissement de tous ses membres. C'est ainsi que les nouveaux liens forgés, amorcés ou remodelés par la naissance de l'enfant, peuvent être appréciés. La preuve avec Donna, dont l'amitié avec Cara a été fortement remaniée, mais pour qui ce n'est pas parce que les activités amicales changent de nature que la relation perd en intensité. «Quand j'ai rencontré Cara, j'avais des enfants, pas elle, confie-t-elle à Anne Cronin. Elle était un peu mon refuge. On sortait le soir et faisait des tas de trucs qui n'impliquaient pas les enfants. Mais maintenant qu'elle a des enfants, on a changé d'activités… Ce qu'on fait et comment on se retrouve est un peu contraint. Mais à part ça, je pense que nous sommes devenues des amies plus proches.»
* Les prénoms ont été changés