Appeler à manifester et faire de la politique dans un tuto maquillage sur YouTube: qui l'aurait cru? C'est en tout cas ce qu'a fait la jeune Akanksha sur son compte Instagram le 22 décembre.
Les fans de la YouTubeuse beauté étaient pourtant davantage habitué·es aux réalisations de smoky eyes et de parfaits traits à l'eyeliner ou à des posts sur ses plus belles tenues indiennes.
Akanksha a été fortement inspirée par cette autre YouTubeuse beauté, Feroza Aziz, une adolescente américaine d'origine afghane qui conseillait le 27 novembre à ses followers de se renseigner sur la situation du peuple ouïghour en Chine, entre deux leçons de recourbe-cils.
«Prenez votre téléphone, informez-vous en dehors des médias de propagande et allez discuter avec vos familles, même si elles ne sont pas d'accord avec vous», encourage Akanksha. Le sujet de discorde en Inde? Un amendement adopté le 11 décembre 2019 par le Parlement.
Loi discriminante
Le Citizenship Amendment Act (CAA) est soutenu par le ministre de l'Intérieur Amit Shah et le Premier ministre Narendra Modi, tous deux issus du Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir.
Cette loi facilite l'accès à la citoyenneté pour les réfugié·es ou migrant·es persécuté·es en raison de leur religion, mais à la condition que ces personnes soient originaires du Bangladesh, du Pakistan ou de l'Afghanistan, qu'elles soient arrivées avant (ou le) le 31 décembre 2014 et, surtout, qu'elles ne soient pas musulmanes.
C'est une première pour l'Inde, dont la Constitution défend dès son préambule le caractère séculier de la nation et garantit l'égalité de traitement des citoyen·nes de ce pays de plus d'un milliard d'habitant·es, dont près de 200 millions de musulman·es.
Nombre d'Indien·nes dénoncent cette loi, considérée discriminante et anticonstitutionnelle, voire illogique. De nombreux autres pays, comme le Bhoutan, la Birmanie ou le Sri Lanka, ne sont pas concernés, en dépit du fait que des minorités (chrétiennes, musulmanes, de religions indigènes) y sont également persécutées, souvent pour d'autres motifs que la seule religion –c'est par exemple le cas pour les activistes athé·es ou LGBT au Bangladesh.
L'appel à manifester d'Akanksha peut sembler candide dans un climat devenu anxiogène, où beaucoup évoquent une «révolution en marche» ou une «démocratie en péril», à l'image de la chroniqueuse et écrivaine Nilanjana Roy.
Déjà, les manifestant·es comptent leurs mort·es: on en dénombre vingt-quatre depuis le début des événements, tué·es par la police dans des confrontations à Delhi et dans l'Uttar Pradesh, un État du nord de l'Inde où se trouve notamment la ville de Varanasi (Bénarès).
L'Uttar Pradesh est tenu d'une main de fer par l'un des plus fervents proches de Narendra Modi, le Yogi Adityanath, un moine hindou souvent qualifié de fanatique. À l'instar d'autres membres du gouvernement Modi, il prône l'avènement d'une nation indienne hindoue fondamentaliste et est ouvertement anti-islam.
De l'extérieur, l'adoption de la loi peut sembler constituer une simple formalité destinée à protéger les réfugié·es. C'est d'ailleurs ce qu'avancent les soutiens du gouvernement et de Modi.
Comme Akanksha qui invite ses fans à s'informer dans une Inde où propagande et mensonges sont devenus des exercices quotidiens, les manifestant·es ont toutefois compris que cette mesure s'inscrivait dans une série de lois visant à «hindouifier» le pays, en ciblant la communauté musulmane et en montant les populations les unes contre les autres.
Deux millions d'apatrides
De fait, le CAA a été adopté peu après un autre texte très controversé, le National Citizen Register (NRC), un registre de citoyenneté finalisé le 31 août 2019 dans l'État de l'Assam, au nord-est indien. Officiellement conçu pour limiter l'immigration illégale venant du Bangladesh frontalier, il permet en théorie d'être validé·e comme citoyen·ne indien·ne si l'on arrive à prouver sa présence légale et celle de sa famille avant 1971.
Dans les faits, à défaut de soumettre ces documents complexes, souvent inexistants, et face à un procédé bureaucratique que beaucoup juge biaisé, près de 1,9 million de personnes, la plupart musulmanes, se retrouvent apatrides. Des camps ont été construits pour les déporter, sans garantie qu'un autre pays puisse ou veuille les accueillir.
Le NRC pourrait servir de base à un recensement similaire appliqué à tout le pays. «Il ne s'agit de rien de moins que de la continuité d'un processus post-colonial qui a été initié dans le contexte de la partition en 1947», indique Samrat, journaliste et chroniqueur indépendant, auteur d'un ouvrage sur les politiques identitaires dans le nord-est indien.
«Le gouvernement actuel est obsédé avec cette idée de pureté culturelle, sans vouloir admettre le caractère fondamental d'une Inde plurielle, bâtie sur des frontières et cultures poreuses», poursuit-il.
En créant un précédent juridique, le CAA fragilise encore plus une cohésion sociale et religieuse déjà minée par des politiques identitaires particulièrement dures et une économie en déclin.
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Nouveau patriotisme
C'est pour lutter contre ces mesures que les étudiant·es, historiquement très mobilisé·es en Inde, ont pris la rue, sous les coups de la police. L'ensemble de la population a vite suivi. «Ce que je vois fais chaud au cœur. Jamais la population indienne n'a été aussi unie contre une cause commune», souligne Samrat.
Les slogans sont originaux, humoristiques et se réfèrent avec brio aux nombreux épisodes de l'indépendance indienne. Le Mahatma Gandhi mais aussi Bhagat Singh, figures historiques de la lutte contre le colon britannique, sont invoquées.
Le leader dalit (intouchable) du mouvement Bhim Army, Chandrasekhar Azad (azad signifie liberté, le jeune militant ayant repris le surnom d'un résistant célèbre au moment de la décolonisation), est aussi de la partie. Lunettes de soleil vissées sous un turban, haranguant la foule à Delhi avant de se rendre à la police, il a incarné l'héroïsme patriote devant des millions de personnes.
Pour d'autres aussi, le vêtement a de l'importance: de nombreux étudiants se sont présentés torse nu à la police, une façon de «faire honte aux autorités» et de rappeler que les principes de citoyenneté doivent reposer sur «l'impartialité, la sécularité et l'égalité», relève l'universitaire Jigyasa Sogarwal.
«Il faut se réapproprier les couleurs de notre pays, notre drapeau», «ne pas laisser le drapeau aux fanatiques», lit-on ou entend-on sur les réseaux sociaux. Puisqu'on les accuse de nourrir un sentiment anti-national, les Indien·nes récupèrent le patriotisme et ses symboles.
«Il incombe en fin de compte aux gens ordinaires de défendre la Constitution», expose Samrat sur Twitter.
It has finally fallen to the ordinary public to defend the Constitution, because those who get rich by swearing on it never keep their promises
— Samrat X (@MrSamratX) December 20, 2019
Pour Kanhaiya Kumar, nouvelle voix de la gauche indienne depuis 2016, «le peuple indien est descendu dans la rue contre l'attaque de la Constitution indienne par le gouvernement indien. De quelle preuve supplémentaire avez-vous besoin pour être un vrai citoyen du pays?».
La Constitution pour arme
À Delhi, des jeunes ont repris en chœur Vande Mataram, l'hymne national, face à un officier de police tétanisé.
These kids surrounded this cop and made him sing the national anthem. Look at his face! These kids are too smart #delhi pic.twitter.com/s9fu5DImW7
— Ayesha Sood (@ayeshasood) December 19, 2019
D'autres déclament la salutation «Jai Bhim» en hommage à B.R. Ambedkar, dalit, militant pour les droits humains et penseur de la Constitution indienne. Le préambule et les premières lignes du texte vénéré sont d'ailleurs récitées dans les espaces publics, par exemple lors cette lecture nocturne près de la Delhi Gate, sous les fenêtres du gouvernement.
Just happened: A reading of the preamble to the Constitution of India at India Gate. “We, the people of India...” #Delhi #CAAProtests pic.twitter.com/Fru2vvy5he
— Betwa Sharma (@betwasharma) December 16, 2019
L'écrivaine et journaliste Nilanjana Roy, comme d'autres, appelle les protestataires à se munir des textes de la Constitution indienne.
6 pm, India Gate, Delhi. Bring a copy of the Constitution with you. https://t.co/rzPFpAP4jy
— Nilanjana Roy (@nilanjanaroy) December 16, 2019
Cette dernière, sacralisée, est aussi l'une des plus longues au monde. Promulguée le 26 janvier 1950, elle a été largement inspirée par la Déclaration des droits de l'homme et agit aujourd'hui comme catalyseur pour la jeunesse révoltée.
Avez-vous déjà vu des usagèr·es réciter des articles de loi dans une rame de métro pour rappeler vos droits en période de manif'? C'est ce qu'il s'est passé dans ce bus, où des passagèr·es viennent narguer la police.
Indian cops are defenceless against
— Anoo Bhuyan (@AnooBhu) December 19, 2019
- the national anthem
- roses
- reading of the preamble
This happened in a police bus today pic.twitter.com/03DsZv2gSD
Quel représentant de l'ordre ou d'un parti politique irait contester une telle démonstration de patriotisme?
Tandis que les États de la République fédérale indienne se mobilisent pour ou contre l'application de cette loi en fonction de leurs alliances et intérêts politiques, les citoyen·nes tiennent l'espace public, déterminé·es.
Sur une photo prise à Delhi, la foule forme une chaîne humaine afin de protéger ceux qui, parmi les musulmans, offraient leurs prières.
#JamiaMilliaUniversity while Muslims read namaz Hindus, Sikhs form a human chain to shield them. This while protestors protest against CAA /NRC in national capital pic.twitter.com/Uu17V22ev4
— Aishwarya Paliwal (@AishPaliwal) December 19, 2019
Dans un autre quartier, un groupe sikh s'assure que personne ne manque de nourriture et d'eau.
Depuis le début des événements, la Cour suprême indienne a reçu une cinquantaine de recours afin d'annuler ou d'abroger la loi sur la base de son anticonstitutionnalité. La solidarité et les protestations pourront-elles faire fléchir la vénérable institution? Réponse le 22 janvier. D'ici là, n'oubliez pas de scanner les tutos maquillages, ils pourraient révéler bien des secrets.