Santé

Comment des personnels soignants deviennent maltraitants

Longtemps passée sous silence, la maltraitance dans les espaces de soin se nourrit du silence collectif et de la souffrance des soignant·es dans un contexte économique de «production-restriction-déshumanisation».

Sans doute le risque de maltraitance est-il individuel, mais il est aussi et surtout collectif | <a href="https://unsplash.com/@olga_kononenko">Olga Kononenko</a> via Unsplash
Sans doute le risque de maltraitance est-il individuel, mais il est aussi et surtout collectif | Olga Kononenko via Unsplash

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Nous sommes ici au cœur d'un douloureux paradoxe: celui du «soignant-malveillant-maltraitant». Un paradoxe longtemps tenu pour impossible, inimaginable car insupportable. Ou, lorsque la réalité émergeait, vite rangé dans la catégorie des errements individuels, des pathologies rarissimes. Puis le seuil de la tolérance à la souffrance se modifia, on accepta collectivement que les patient·es aient des droits. Et l'on compris progressivement que la maltraitance-malveillance pouvait être systémique.

Des paroles se libérèrent, des plaintes s'exprimèrent. Notamment, en France, dans le champ de la gynécologie-obstétrique. C'est ainsi que l'on vit il y a peu, après quelques dénis et bien des atermoiements, le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) «donner la parole aux femmes», et ce dans un souci «d'écoute, d'information, d'évaluation et de partage…».

Une initiative unique

«Si la question du traumatisme obstétrical préoccupe depuis longtemps un certain nombre de professionnels de la périnatalité, elle n'a sans doute pas été suffisamment traitée, reconnaît cette société savante. C'est récemment, sous le terme de “violence obstétricale” qu'elle est apparue sur la scène publique avec des accusations parfois très virulentes vis-à-vis des gynécologues-obstétriciens. Entre l'expression légitime des femmes victimes et le ressenti des professionnels meurtris, le dialogue s'est trouvé pour le moins mal engagé.»

Et ce fut «pour apporter un lieu d'expression et amorcer des propositions visant à changer profondément le vécu et le parcours des femmes de la conception aux deux ans de leur enfant» que le CNGOF mettait en place, dès septembre 2017, la Commission de la promotion de la bientraitance en gynécologie-obstétrique (ProBité).

Cette initiative, encore unique au sein des spécialités médicales, fut suivie, tout récemment, d'une opération de «labellisation des maternités». «Les maternités qui s'engagent à mettre la bienveillance au centre de toutes leurs activités et qui acceptent la transparence peuvent aujourd'hui bénéficier d'une labellisation innovante que nous avons mise au point, explique le Pr Israël Nisand (CHU de Strasbourg), président du CNGOF. Cette labellisation valide la démarche d'information et d'écoute des femmes et d'amélioration de la qualité des soins.»

On vit aussi, parallèlement, des accusations plus générales portées contre le corps médical –comme, en 2016, dans l'ouvrage signé de Martin Winckler Les Brutes en blanc - La maltraitance médicale en France, un ouvrage radical dans lequel l'auteur, médecin-militant, entendait dénoncer la violence verbale, les jugements de valeurs, la discrimination, les refus de prescription, les épisiotomies arbitraires, la chimiothérapie imposée, etc.

«La caste hospitalière, profondément sexiste, ne se consacre pas aux soins, mais à ses luttes de pouvoir»
Martin Winckler, médecin et écrivain

«Ces brutes en blanc, écrivait-il, trahissent la déontologie et enfreignent les lois. Ce n'est pas un hasard: la caste hospitalière, profondément sexiste, ne se consacre pas aux soins, mais à ses luttes de pouvoir; dans les facultés, la formation éthique et psychologique est absente, le savoir sous la coupe de mandarins aux valeurs archaïques et l'esprit scientifique parasité par les industriels. Comment s'étonner, alors, que tant de médecins se comportent en aristocrates hautains, et non en professionnels au service du public?»un ouvrage dont nombre de médecins dénoncèrent le caractère quelque peu outrancier.

Pour autant, le sujet est désormais bel et bien pleinement d'actualité; en témoigne notamment le dossier que vient de lui consacrer La Revue du praticien, mensuel médical de référence, dans son numéro de décembre. Où l'on reconnaît que, si aucun professionnel du soin ne se revendique maltraitant, la maltraitance existe malheureusement bel et bien dans les espaces du soin. Définition officielle: «Tout acte, volontaire ou non, attitude, propos, négligence, omission, action ou absence d'action portant atteinte à la dignité, à l'autonomie, à l'intégrité physique, psychologique ou morale d'une personne soignée ou de ses proches.»

Mais bien en amont d'éventuelles sanctions juridiques, les patient·es et leurs proches peuvent aussi être confronté·es à une maltraitance que l'on peut qualifier d'ordinaire. Si celle-ci peut paraître sans conséquence pour certains, elle peut laisser néanmoins des dégâts psychologiques chez des personnes déjà fragilisées par la maladie.

Nicolas Brun (Union nationale des associations familiales) et Catherine Cerisey (Patients and Web) rapportent ainsi des exemples provenant de témoignages issus de courriers ou d'entretiens ainsi que de données transmises «par des professionnels choqués par des situations qu'ils ont pu observer dans leur fonction».

Des témoignages nombreux

Gaver: «Mme P. n'est plus en capacité de se nourrir seule et bénéficie donc d'une aide au repas apportée par une aide-soignante à son domicile. Cette dernière ne semble plus se rendre compte qu'elle s'occupe d'une femme âgée n'ayant plus la capacité de parler ou de montrer qu'il faut ralentir le rythme. L'aide-soignante enchaîne rapidement les bouchées et la dame ne parvient plus à avaler les quantités qui lui sont enfournées successivement dans la bouche.»

Insulter: «Mme G, résidente dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), est atteinte de la maladie de Parkinson avec un profil psychiatrique. Elle est très en demande vis-à-vis des aides-soignants. Un jour, une aide-soignante ne supportant plus d'être appelée lui a hurlé dessus avec des propos odieux et obscènes. Deux étudiantes présentes ont rempli une feuille d'événement indésirable, et cette professionnelle a été reçue par la direction.»

Ironiser: «Une patiente récemment diagnostiquée d'un cancer du sein, doit faire face à une proposition d'ablation d'un sein par un chirurgien. Choquée et désemparée par cette annonce, elle se met à pleurer. Le médecin, un homme, lui répond avec ce qu'il croit être de l'humour: “Ne pleurez pas, madame, moi, cela fait 50 ans que je vis très bien sans sein!”»

Humilier: «Étant en situation de handicap physique et en surpoids important, je suis allée dans un grand hôpital faire une batterie de tests pour trouver une solution pour perdre du poids. À la suite de l'échographie cardiaque, le radiologue me dit: “Vous avez autant de gras autour du cœur qu'autour des hanches.” Comment vous dire? Je suis sortie dans un état psychologique déplorable. Comment peut-on être aussi cruel?»

Nier la douleur: «La femme d'un patient pris en charge dans un service hospitalier d'oncogériatrie témoigne et interroge: des manipulations répétées d'un malade douloureux et très affaibli sans aucune précaution, accompagnées d'injonctions permanentes à faire un effort, à se bouger, à supporter, à ne pas être douillet. Est-ce une preuve du respect de la personne humaine qu'est le malade? Ces comportements sont-ils compatibles avec l'éthique du personnel soignant? Est-ce un manque de formation des équipes en place dans ce service qui ignorent la douleur liée au cancer? Est-ce un manque d'encadrement? En tout cas, c'est le malade qui subit de plein fouet cette maltraitance.»

Mais si les témoignages, nombreux, existent et se multiplient, les chiffres fiables sont rares. En 2017, une méta-analyse de cinquante-deux études populationnelles avait permis d'établir qu'annuellement 15,7% des personnes âgées de 60 ans et plus, vivant à domicile, sont maltraitées. Une autre méta-analyse (dont les résultats doivent être interprétés avec réserve en raison du faible nombre d'études) établit que 64,2% des employé·es rapportent avoir eux-mêmes été maltraitant·es au cours de l'année ayant précédé la collecte de données.

Et les rares études ayant pour répondants des personnes aînées hébergées ont révélé que 33,4% disaient avoir vécu de la maltraitance psychologique, 14,1% de la maltraitance physique, 13,8% de la maltraitance matérielle et financière, 11,6% de la négligence et 1,9% de la maltraitance sexuelle.

«La maltraitance peut entraîner
de multiples effets sur la santé
et le bien-être des personnes aînées, pouvant aller jusqu'à une relocalisation prématurée en milieu d'hébergement, voire au décès.»
Marie Baulieu, chercheuse

«Peu importe sa forme ou son type, la maltraitance peut entraîner de multiples effets sur la santé et le bien-être des personnes aînées, pouvant aller jusqu'à une relocalisation prématurée en milieu d'hébergement, voire au décès de la personne maltraitée», explique Marie Baulieu (chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées, Université de Sherbrooke, Canada).

Reste, au-delà de la fréquence et des conséquences, à comprendre le pourquoi. «La maltraitance se nourrit tant du silence de tous que de la souffrance des acteurs du soin», estiment le Dr Michel Schmitt (hôpital Albert-Schweitzer, Colmar) et Véronique Ghadi (direction de la qualité de l'accompagnement social et médical, Haute Autorité de santé). Selon leurs dires, plusieurs facteurs, souvent associés, contribuent à ces insupportables dérives.

Plusieurs facteurs associés

Ignorance: Le soignant peut être maltraitant par ignorance, certaines situations étant perçues comme maltraitantes par les personnes soignées et/ou leurs proches sans que, par manque de travail sur les valeurs et les attentes des patients, il ne les ait identifiées comme telles.

Mal-être au travail: La maltraitance des personnes soignées se développe sur le terreau du mal-être au travail de soignant·es englué·es dans un fonctionnement trop collectif, ignorant les besoins individuels. Le bien-être du soignant, condition trop souvent ignorée du bien-être de la personne soignée, repose sur un équilibre entre d'une part des facteurs valorisants, une équité dans la répartition des tâches, l'existence de règles, de rituels au sein de l'institution et une définition partagée de valeurs et d'autre part des facteurs de stress.

«Il s'agit souvent ici, selon eux, de manque de temps et surcharge de travail souvent liés à des situations chroniques de sous-effectif qui ne permettent pas au soignant de travailler en accord avec son éthique. Ou qui ne permettent que d'être perçu comme un outil de production soumis à des exigences de rentabilité, de défauts d'encadrement, de désorganisation du travail et d'horaires changeant sans cesse et sans raison, d'un organigramme peu clair avec ambiguïté des rôles, des problèmes relationnels avec le patient et ses proches, des conflits entre professionnels, des demandes administratives multiples, des charges émotionnelles, une perte de sens dans l'exercice professionnel.»

Dans un tel contexte, bien évidemment des membres du personnel sont plus exposé·es que d'autres à devenir maltraitant·es involontairement, par fatigue et par lassitude: les jeunes diplômé·es «trop idéalistes qui pensent par leur seule présence pouvoir réformer l'hôpital»; les ancien·nes, «présents dans un même service depuis plus de quinze ans et qui, se heurtant sans cesse aux mêmes difficultés, ont perdu toute motivation»; les personnels proches de la retraite «qui perçoivent intensément un sentiment d'échec».

Plus généralement le risque de «maltraitance soignante» semble étroitement corrélé à l'impératif de «produire du soin». «Notre système, nos organisations ne sont plus à l'écoute des personnes, soignées ou soignantes, assurent Michel Schmitt et Véronique Ghadi. Nos centres de santé sont souvent devenus des usines à produire du soin où l'humanité de l'un est ignorée, voire niée par l'autre: les soignés ne sont pas toujours reconnus par les soignants comme des humains riches de leurs valeurs et de leurs droits, et vice versa.»

La désorganisation ne permet pas l'individualisation des accueils et accompagnements et les droits des patient·es sont souvent vécus plus comme une nouvelle contrainte dans un exercice professionnel déjà sous tension que comme une aide au bon soin. Et il faut encore compter avec le dysfonctionnement managérial, quand le nécessaire encadrement (réguler le travail, gérer les équipes, leur insuffler un esprit, les soutenir face aux évolutions de leur travail, aux demandes des patients et de leur hiérarchie) fait faillite ne serait-ce que parce que les cadres (comme les soignant·es) sont toujours plus accaparé·es par des tâches administratives dénuées de véritable sens.

Des dysfonctionnements souterrains

Sans doute le risque de maltraitance est-il individuel (pratiques professionnelles déviantes et comportements inadaptés) mais il est aussi et surtout collectif. Il faut y voir l'émergence de dysfonctionnements souterrains: l'absence de prise en compte des besoins et des attentes, le silence autour de comportements que chacun réprouve mais veut ignorer, le personnel soignant qui n'est plus ni reconnu ni valorisé. De ce point de vue, les phénomènes de maltraitance doivent aussi être lus à la lumière de la profonde crise dont souffrent aujourd'hui, en France les personnels des hôpitaux publics –une crise née autant de la restriction des moyens budgétaires que de la perte collective de sens.

Que faire? Pour les spécialistes, on peut envisager une prévention de la maltraitance via le travail collectif, les espaces de réflexion, la collaboration avec les patient·es et leurs associations. Mais sans doute faut-il aller plus loin, plus en amont, comme le professe Nicolas Lechopier (Collège des humanités et sciences sociales faculté de médecine Lyon-Est) dans La Revue du praticien. Aller plus loin en «enseignant la bientraitance en faculté», en repensant la formation des médecins et, plus généralement celle des soignant·es.

 

«Ces questions passionnent dans un cercle qui va au-delà de la faculté, écrit-il. Le sujet est porté sur grand écran (à travers des séries ou des longs métrages comme ceux de Thomas Lilti ou Nicolas Philibert, par exemple) ainsi que sur les réseaux sociaux. Et de plus en plus souvent les patients s'invitent dans ce débat et proposent, en tant que patients experts ou patients formateurs, de s'investir directement dans la formation des futurs professionnels.»

On peut, ici, espérer: que la bientraitance ne soit pas seulement un thème à la mode, ou le contraire de la maltraitance, mais bien l'enjeu fondamental du travail soignant. «La maladie, comme mise à l'épreuve, révèle la vulnérabilité dans nos vies: elle est un appel au “prendre soin”, à la fois cure et care, poursuit Nicolas Lechopier. Dans la rencontre soignant-soigné, ces derniers ne demandent alors pas seulement à être traités, mais à être bien traités, c'est-à dire aussi accueillis, écoutés, entendus. La bientraitance serait donc une façon de renouer avec l'humanisme qui est au fondement de la médecine.»

Il ne restera plus, alors, qu'à changer de culture, à dépasser un système qui voit les facultés de médecine n'apprendre qu'à endurer, accepter d'en baver –le prix à payer pour bénéficier, ensuite, d'un prestige social incomparable et d'un niveau de salaire auquel seule une toute petite minorité de la population peut prétendre.

«D'où cette tendance au “bizutage intergénérationnel” et cette “culture du mépris”, ajoute Nicolas Lechopier. Des pratiques désormais dénoncées, y compris en interne. Dans ce contexte, les innovations en facultés de médecine ne sont pas là pour mettre des pansements et soulager. Elles doivent appuyer là où ça fait mal en révélant les situations problématiques et en comprenant leurs ressorts individuels et collectifs. Il ne s'agit alors pas d'enseigner la bientraitance, mais de précipiter un changement de culture.»

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