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«Le christianisme au Nigeria redevient une religion de martyrs»

Bernard-Henri Lévy est rentré du Nigeria avec la certitude renouvelée qu'une guerre de civilisation est à gagner: celle qui, au sein de l'islam, oppose les amis de la liberté à ses ennemis.  

Bernard-Henri Lévy et un membre d'une milice chrétienne face à une tombe à Tanjol, le 13 novembre 2019. | Gilles Hertzog 
Bernard-Henri Lévy et un membre d'une milice chrétienne face à une tombe à Tanjol, le 13 novembre 2019. | Gilles Hertzog 

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Début décembre, le philosophe et écrivain Bernard-Henri Lévy a publié dans Paris Match un long reportage en terre nigériane, où il a constaté le massacre des chrétiens du sud par les Fulanis, ethnie du nord. Par son récit, il a souhaité attirer l'attention de l'opinion sur les prémices d'un nettoyage ethnique, couvert depuis quelques mois par quelques médias français dans l'indifférence générale.

Comment avez-vous découvert l'existence de ce conflit quasiment ignoré à Paris?

Bernard-Henri-Lévy: Par une ONG nigériane. Je suis souvent approché par des organisations humanitaires qui m'alertent sur une situation ou une autre. Ce sont des gens qui, souvent, ont tout essayé, tiré toutes les sonnettes, crié dans tous les déserts et qui, à bout, ne sachant plus vers qui se tourner, finissent par venir vers des gens comme Kouchner, ou comme le docteur Jacques Bérès, ou comme, autrefois, André Glucksmann ou, donc, comme moi.

Souvent, hélas, je ne donne pas suite. Je n'ai –c'est terrible à dire, mais c'est comme ça–, ni le temps ni la disponibilité d'esprit pour donner suite. Mais là… je ne sais pas… Il s'est passé quelque chose. La qualité des gens qui sont venus me trouver; le sentiment d'une détresse poignante et absolue; des documents, des images, qui m'ont tout de suite paru dignes de foi. Et puis le fait que je suis aussitôt allé à la pêche aux informations –et qu'à part quelques articles dans La Croix et un autre dans The Spectator il y a quatre ans, par Douglas Murray, à part des appels au secours d'associations d'aide aux chrétiens, je n'ai quasiment rien trouvé. Voilà. Des gens bouleversants. Des récits terribles. Et le sentiment que le monde, les gouvernements, les organisations internationales, sont sourds. C'est le cocktail qui, depuis des décennies, a toujours eu pour vertu de me mettre en mouvement.

Lors de votre voyage, vous racontez l'histoire de plusieurs chrétiens attaqués, tués et mutilés par des milices composées de bergers musulmans du nords, les Fulanis. Qui sont-ils, ces Fulanis?

Ce sont des bergers peuls. Lesquels Peuls forment un peuple de 30 à 40 millions de personnes, réparties sur une dizaine de pays, et majoritairement musulmanes. Le problème c'est qu'on assiste, chez les Peuls du Nigeria, à une radicalisation ethnique, religieuse et politique. Pas tous les Peuls, naturellement. Et il faut, bien sûr, prendre garde à ne pas essentialiser un peuple qui comprend aussi des chrétiens, et des sédentaires et, surtout, des musulmans qui vivent leur foi dans la paix et l'amour du prochain.

Mais le mouvement de radicalisation existe. Il accélère. Il est en train de devenir fou. Et cette radicalisation signifie qu'on passe du nomadisme au vol des terres sur lesquelles sont installés, depuis des siècles, les paysans majoritairement chrétiens; de l'islam traditionnel à l'islamisme radical et à son cortège de fusillades, de prêtres assassinés en pleine messe, de violences en tout genre; et de la rapine chroniquée par les spécialistes de l'Afrique à des attaques systématiques contre les villages chrétiens du nord puis, de proche en proche, de la zone centrale du pays. C'est ce que s'époumonent à crier, depuis des années, les évêques nigérians. C'est ce que nous disent les rares associations catholiques et protestantes qui tentent de relayer leurs voix et de leur porter secours. Mais c'est, aussi, ce que j'ai vu. C'est le sens des témoignages que j'ai recueillis. Et c'est le récit de cette dévastation, de ces pillages, de ces massacres, que j'ai fait dans ce reportage de Paris Match.

Que sait-on des racines de ce mal qui s'abat sur le Nigeria depuis plus de dix ans maintenant?

Comme toujours, c'est un mélange de choses. Bien sûr, la misère. Bien sûr, le dérèglement climatique et la sécheresse qui les incitent à descendre vers le sud en quête de pâturages pour leurs troupeaux. Et probablement aussi des rivalités ethniques ancestrales. Mais, si on s'en tient à ça, on commet la même erreur que quand, en France, on réduit le terrorisme à un vague malaise des banlieues. Ou quand on dilue le djihadisme dans le sociologisme et la culture de l'excuse. Ou quand on répète, comme des perroquets, que le terrorisme djihadiste n'a «rien à voir avec l'islam». Dans le cas des Fulanis, il y a aussi, hélas, une dimension religieuse. Il y a, plus exactement, cette réalité théologico-politique qui s'appelle l'islamisme radical, qui surdétermine tout le reste et qui fonctionne comme un accélérateur du crime. Les africanistes ne veulent pas toujours le voir. Mais c'est pourtant la réalité. Le djihadisme, vaincu au Proche-Orient, contenu en Asie, combattu en Europe, est en train d'ouvrir un nouveau front et, bien souvent, de l'enfoncer. Ce nouveau front, c'est l'Afrique. Et, en Afrique, le Nigeria. Il faut arrêter avec le déni. Il faut en finir avec cette étrange idée qu'un islamiste, en Afrique, ne sera jamais vraiment un islamiste –et qu'un chrétien y sera toujours un demi-chrétien.

Vous écrivez dans Paris-Match que «les Fulanis, c'est la sauvagerie de Boko Haram étendue à tous les mécréants, chrétiens et musulmans du Nigeria et, au-delà, du Tchad, du Niger et du Cameroun». Les cibles ne sont donc pas seulement chrétiennes?

Non, bien sûr. Mais tout l'enjeu est de penser, précisément, les deux choses à la fois. On commence enfin à comprendre –je me tue à le dire depuis vingt-cinq ans– que l'islamisme radical produit une déchirure, voire une guerre à l'intérieur de l'islam. On commence à comprendre, donc, qu'il implique une lutte à mort, dans l'islam, entre islam et islam, entre l'islam ouvert et l'islam assassin, entre l'islam ami des femmes, des droits de l'homme ou des minorités et l'islam fanatique, fondamentaliste, partisan de la charia et du djihad. C'est bien. Mas, maintenant, il est temps d'entendre une deuxième chose. À savoir que cet islamisme de la charia et du djihad a, aussi, déclaré une guerre totale aux minorités juives et chrétiennes –ou même, dans le cas du Nigeria, à ces communautés chrétiennes qui ne forment pas une minorité puisqu'elles sont la moitié du pays!

Je sais que c'est difficile. Et qu'il faut, pour penser cela, se débarrasser du préjugé qui veut que le christianisme soit une religion de croisés, de vainqueurs, de colonisateurs, etc. Mais c'est pourtant la réalité. Le christianisme, au Nigeria comme au Pakistan, en Indonésie, ailleurs, redevient une religion de martyrs. Il y a toute une partie du monde où les chrétiens sont, à nouveau, jetés aux lions et poursuivis d'une haine dont le seul motif est qu'ils ont embrassé la foi chrétienne.

Vous racontez l'histoire de Jumai Vitcor, une jeune femme évangélique qui a échappé à la mort parce qu'elle était enceinte. Ses enfants ont été tués sous ses yeux. Comment expliquer ces manifestations de haine, cette violence?

Ici encore, vous avez deux types d'explication. Vous avez les gens qui nous disent qu'il y a là une sauvagerie native, propre à l'Afrique et sur laquelle il faut se garder de plaquer nos schémas d'analyse politique habituels. Et vous avez, en face, les gens qui, comme moi, sont attentifs à ce qui dans cette violence s'inscrit dans le grand contexte des batailles idéologiques de notre époque et, en particulier, de la bataille engagée par l'islamisme radical (l'histoire de Jumai Victor ne fait-elle pas écho à d'autres histoires du même type que j'avais rapportées, au début des années 1990, dans le cadre de mes reportages en Algérie?). Qui s'inscrit aussi dans l'histoire longue de l'interminable bataille, en Afrique comme dans le reste du monde, entre les amis de la liberté et ses ennemis (en gros, ceux que le XXe siècle a appelé les totalitaires ou les fascistes –que ces totalitaires soient bruns, rouges ou, en islam, verts ne change, d'un certain point de vue, rien à l'affaire).

Vous me direz que cette discussion théorique fait une belle jambe aux survivants des massacres de Kafanchan et de Godogodo [deux villes nigérianes où s'est rendu Bernard-Henri Lévy pour son reportage, ndlr]. Oui et non. Car en indigénisant ces violences, en les ethnicisant, en les réduisant à d'obscures et immémoriales guerres entre tribus on commet deux mauvaises actions. On fait tinter, d'abord, une sale note, une très, très mauvaise musique dont je n'ai pas besoin de vous dire à quel vieux fond raciste elle fait écho. Et puis –au moins aussi grave– on les naturalise, on les éternise et on s'ôte, en fin de compte, tout moyen d'y intervenir et de porter secours à ceux qui en sont les cibles. Bref. Je vous disais qu'il faut s'habituer à l'idée que les chrétiens puissent être, eux aussi, des victimes. Eh bien je vous dis maintenant qu'il faut se faire à l'idée qu'il y a un fascisme africain. Et que, face à ce fascisme africain, il y a, en Afrique comme ailleurs, une belle et noble bataille à mener en faveur de la démocratie.

Lors de votre enquête, en discutant avec un homme, vous avez appris qu'il était membre d'un réseau «d'entraide religieuse» financé par le Qatar et chargé d'ouvrir des madrasas pour les filles de Fulanis. Cela veut-il dire que des puissances étrangères tentent d'étendre leur influence sur le pays? Dans quel but?

Oui, naturellement. Et il est de la plus haute importance de le rappeler. Car pourquoi, là encore, faire aux assassins le cadeau de les décontextualiser? Pourquoi les placer hors-sol et faire comme si cette guerre oubliée du Nigeria n'avait, sous prétexte qu'elle se déroule en Afrique, tout à coup plus aucune portée géopolitique? La réalité c'est que les États-Unis, comme partout, se retirent. L'Europe, rongée par une culpabilité à retardement, s'efface doucement elle aussi. Et vous avez des nouveaux acteurs qui n'ont pas les mêmes pudeurs et qui prennent tout naturellement la place. C'est la Chine, bien sûr. Mais c'est aussi la Turquie. Ce sont les Frères Musulmans via le Qatar. C'est la Russie de Poutine qui voit l'intérêt stratégique qu'il peut y avoir à prendre pied dans les pays d'Afrique les plus riches.

Bref, on assiste au déploiement d'un nouvel impérialisme, aussi féroce que celui d'autrefois et qui poursuit, peu ou prou, les mêmes buts. Libres à certains de l'ignorer. Tant pis pour eux et, surtout, pour les Nigerians s'ils veulent s'enfermer dans une vision du monde qui fut celle des luttes anti colonialistes d'il y a cinquante ans. J'essaie, moi, d'être un anti colonialiste conséquent. Je me refuse à avoir, pour les impérialismes d'aujourd'hui, des indulgences que je n'avais pas envers ceux d'autrefois. Et c'est pourquoi j'alerte sur l'existence de réseaux salafistes, ou Frères Musulmans, qui voudraient enfermer les Nigerians dans un carcan de servitudes et de terreurs qui n'a rien à envier celui des écoles où l'on apprenait aux petits Africains à réciter «nos ancêtres les Gaulois» –sans même parler des colonnes infernales de Bugeaud et de ses successeurs…

Vous décrivez les prémices d'un nettoyage ethnique et des pulsions génocidaires. Est-il encore possible d'éviter que le Nigeria connaisse la même situation que le Darfour ou le Rwanda?

J'espère bien. Je l'espère de tout mon cœur et le veux de toutes mes forces. Et je n'aurais pas fait ce reportage si je ne pensais pas, là aussi, les deux choses à la fois. Un, la pulsion génocidaire est là. Deux, elle peut encore, si femmes et hommes de bonne volonté s'y emploient, être enrayée. Vous savez, l'un des grands regrets de ma vie est de ne pas avoir compris tout de suite, en 1994, ce qui se passait au Rwanda. Je l'ai compris assez vite. J'ai même dû être, dans La Pureté dangereuse, écrit à l'été 1994 et dont un chapitre s'intitulait «Nuit et brouillard au Rwanda», l'un des premiers à essayer de penser la chose.

Mais enfin je n'ai pas plus anticipé que d'autres l'abomination de ce qui se tramait. Et je me rends compte que, prisonnier, comme tout le monde, de cette réduction des violences africaines à des haines ethniques endémiques et inscrites, au fond, dans l'ordre des choses, je n'ai pas vu venir, moi non plus, ce quatrième génocide du XXe siècle. Eh bien je me suis juré, à l'époque, qu'on ne m'y reprendrait plus. C'est pourquoi je suis allé au Burundi, en 2000, pour Le Monde. Puis, pour Le Monde encore, au Sud Soudan et dans les Monts Nubas. Puis, pour Le Monde toujours, en 2007, au Darfour. Et c'est pourquoi je suis reconnaissant aujourd'hui à Paris Match de m'avoir fait confiance et d'avoir publié ce reportage au Nigeria. Je veux bien crier au loup trop tôt. Je veux bien –je souhaite, en fait, de toute mon âme– que l'histoire me donne tort. Mais la seule chose que je ne veux plus, c'est qu'un carnage gronde, qu'un génocide se prépare et que je puisse regretter un jour d'avoir, moi aussi, fermé les yeux.

Votre appel a-t-il été entendu par le gouvernement français? Quand vous aurez son oreille, que lui demanderez-vous?

Le gouvernement français, je ne sais pas. Mais l'opinion, oui, peut-être. À l'heure où nous parlons, mon SOS a été repris, de l'Italie à la République tchèque, et du Portugal à la Norvège, par une bonne douzaine de grands journaux européens. Il va l'être dans un grand journal américain. Et il y des pays à majorité musulmane où il est à la une de grands portails et médias nationaux: je pense à Klix en Bosnie-Herzégovine; à Rudaw au Kurdistan; au Dakka Tribune du Bangladesh, j'en oublie; preuve qu'il y a dans ces pays des gens plus réveillés que les islamogauchistes parisiens. Ils ont compris, eux, qu'il n'y a qu'une guerre de civilisation qui vaille: celle qui, au sein de l'islam, oppose, je le répète, les amis de la liberté à ses ennemis.

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