Culture

Les vieux héros rieurs de «Talking About Trees» et un cinéma nommé Révolution

Lorsque quatre réalisateurs victimes de la dictature d'el-Bechir se lancent dans une aventure utopique et euphorique, le récit de leurs tribulations devient une parabole contemporaine sans frontières.

Dans la nuit soudanaise, deux vieux lutteurs se remémorent les espoirs de leur jeunesse. | Via Météore Films
Dans la nuit soudanaise, deux vieux lutteurs se remémorent les espoirs de leur jeunesse. | Via Météore Films

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Très peu d'arbres dans ce film, mais beaucoup de paroles –et plus encore, des visages et des images. Ils sont quatre, on les découvre peu à peu, plus ou moins. Quatre hommes noirs, des vieux, mais pas des vieillards. Ils parlent donc, ils rient. Ils travaillent.

Suleiman, Ibrahim, Manar et Altayeb travaillent à l'accomplissement de ce qui est à la fois un rêve et une revanche, une utopie, un jeu et un authentique projet politique.

On est au Soudan, dans la plus grande ville du pays, Omdourman. Il y a cent mille ans, ces quatre-là ont incarné la promesse d'un cinéma soudanais. Et puis en 1989, Omar el-Bechir a pris le pouvoir et instauré une dictature militaire et islamiste. Entre bien d'autres décisions éclairées, généreuses et humanistes, son régime a interdit le cinéma.

 

Dans leur coin, un coin nommé Sudanese Film Group, les quatre compères ont maintenu, vacillante, la flamme de l'amour des images et des histoires, stocké des pellicules, parlé et écrit, en petits comités, de ce que c'était que de faire des films, d'en voir.

Entreprise déraisonnable

Un jour, ils décident d'organiser, pour la première fois depuis près de trente ans, une projection publique dans un vrai cinéma. Ils finissent par obtenir l'accès à une ancienne salle, désaffectée et en ruines, mais dont la façade arbore toujours son nom, «La Révolution».

Les enfants qui en ont fait un terrain de foot viendront aider à repeindre le grand écran blanc sur le mur du fond. Si un jour, au terme de kafkaïennes négociations, il s'avère possible d'y projeter le Django de Tarantino, il faudra que les sons du film se faufilent entre les appels des muezzins, diffusés par les hauts-parleurs des six mosquées qui ont poussé tout autour.

Talking About Trees est l'histoire de cette entreprise déraisonnable. C'est surtout l'occasion de passer une heure et demie en compagnie de quatre types formidables, drôles, énergiques, inventifs, courageux.

On ne les connaissait pas plus que leurs films (et ni Google ni IMDb n'en savent guère plus), mais les extraits qui figurent dans Talking About Trees, tirés de Hunting Party d'Ibrahim Shadad (1964), d'Afrique, jungle, tambour et révolution de Suleiman Mohamed Ibrahim (1979) ou de The Station d'Altayeb Mahdi (1988), sont magnifiques.

Surtout, le documentaire de Suhaib Gasmelbari, comme tout film digne de ce nom, en semblant raconter une histoire locale et lointaine, ne cesse de mobiliser des désirs et des enjeux, des colères aussi, qui sont d'aujourd'hui et de partout.

 

La salle de cinéma, un vieux rêve qui bouge. | Via Météore Films

En se tenant aux côtés de ses quatre vieux héros rieurs, il évoque à la fois l'idée même de résistance à une oppression, qui dans le cas de Suleiman a signifié prison et torture, et les vertus démocratiques de l'acte de réunir dans un même espace, la salle de cinéma, des gens qui ne se connaissent pas, pour rire et rêver ensemble, peut-être aussi pour se parler.

D'où les innombrables obstacles sur la route des quatre mousquetaires: le film a été tourné avant le début de la révolution commencée cette année au Soudan, qui a renversé el-Bechir en avril 2019.

C'est le sens de la citation du poème de Brecht «À ceux qui viendront après nous», qui donne son titre au film: «Que sont donc ces temps où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c'est faire silence sur tant de forfaits!»

Nous avons appris depuis, cher Bertolt, que parler des arbres, c'est aussi parler des autres forfaits atroces qui empoisonnent notre monde, et Talking About Trees montre très bien que ce qui vaut pour les arbres vaut pour les films et pour les salles de cinéma.

Enjeu politique de la salle de cinéma

Quand la nuit tombe sur la mégapole Khartoum-Omdourman, les compères chargent de bobines et d'un matériel de fortune un vieux van toujours au bord de rendre l'âme.

Cette énergie, cet engagement qui fait reprendre, à la nuit tombée, des routes défoncées pour aller dans un quartier excentré montrer quelques bobines de Charlot ou une légende indienne et assembler hommes, femmes et enfants sous un rayon lumineux, c'est un acte semi-clandestin dans l'obscurité de la dictature, c'est aussi un signe de loin contre les idéaux frelatés du repli sur soi –et sur son smartphone ou son abonnement Netflix.

 

Renaissance d'un grand écran. | Via Météore Films

Aussi la salle de cinéma, dans son principe, dans son dispositif, est-elle désormais devenue un enjeu de société, comme le rappelle aussi, dans une situation toute différente, Ceux qui nous restent d'Abraham Cohen, sorti le 5 décembre et consacré à la lutte du cinéma Le Méliès à Montreuil, de son personnel et d'une bonne part des citoyen·nes de la ville contre les oukases d'une municipalité autoritaire et acquise aux modernisations libérales, ou la mobilisation associative pour sauver le cinéma La Clef dans le Ve arrondissement de Paris, espace cinéphile et activiste en passe d'être vendu.

Il a y évidemment très très loin entre la salle soudanaise et ces deux affaires en région parisienne. Elles se font pourtant écho, grâce aussi au détonant cocktail de vitalité et de détermination des personnages de Talking About Trees.

C'est le joyeux miracle du premier film de ce jeune cinéaste que de raconter l'histoire de quatre vieux types qui viennent de si loin, dans le temps comme dans l'espace, et qu'ils soient à ce point présents.

Talking About Trees

de Suhaib Gasmelbari, avec Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim, Altayeb Mahdi, Manar Al Hilo, Hana Abdelrahman Suliman.

Séances

Durée: 1h33. Sortie le 18 décembre 2019.

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