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Mais à quoi joue Macron sur la scène internationale?

Le président français entend rebattre les cartes de l'OTAN et de l'Union européenne. Plus vite le reste de l'Europe y verra une aubaine, mieux ce sera.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, la chancelière allemande Angela Merkel, le président français Emmanuel Macron et le président russe Vladimir Poutine donnent une conférence de presse après un sommet sur l'Ukraine au palais de l'Élysée, à Paris, le 9 décembre 2019. | Ludovic Marin / POOL / AFP
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, la chancelière allemande Angela Merkel, le président français Emmanuel Macron et le président russe Vladimir Poutine donnent une conférence de presse après un sommet sur l'Ukraine au palais de l'Élysée, à Paris, le 9 décembre 2019. | Ludovic Marin / POOL / AFP

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Ces dernières semaines, Paris aura bruissé d'effervescence diplomatique et d'une nouvelle rhétorique perturbatrice. Début novembre, dans une interview aussi abrupte qu'ambitieuse sur l'avenir de l'Europe, le président français Emmanuel Macron jugeait l'OTAN en état de «mort cérébrale», quelques semaines après avoir tendu une main vers la Russie en proposant de «construire une nouvelle architecture de confiance et de sécurité en Europe» et en refusant d'ouvrir les négociations d'adhésion à l'Union européenne de l'Albanie et de la Macédoine du Nord.

Ce lundi 9 décembre, quelques jours à peine après la clôture du sommet de l'OTAN à Londres, Paris accueillait à une même table le président russe Vladimir Poutine et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, le premier sommet de ce genre en trois ans, dans l'espoir de relancer les pourparlers du processus de paix sur l'Ukraine orientale.

Pourquoi et comment les Européens devraient-ils réagir? Ces dernières semaines, lors de mes déplacements de Berlin à Budapest et de Bratislava à Athènes, j'ai souvent été confronté au même mélange d'intérêt et de perplexité, voire de méfiance totale à propos des intentions françaises. Le président français veut-il bouter les États-Unis hors d'Europe? Tuer l'élargissement de l'UE? A-t-il conclu un accord secret avec Poutine?

Les Européens ne devraient pas trop traquer le sous-texte des propos de Macron. Qu'ils les prennent plutôt comme une provocation –une première enchère les invitant à dévoiler leurs propres positions et lignes rouges. Si Macron veut tirer profit de la paralysie du Brexit et des atermoiements de l'Allemagne pour augmenter le poids de la France en Europe, il sait aussi qu'il aura besoin de nouveaux alliés dans la manœuvre. La vision de Macron –c'est le propre des perspectives audacieuses– est truffée d'angles morts que des partenaires constructifs pourraient dessiller. L'Europe devrait inciter Macron à préciser son agenda, plutôt que de vouloir le bloquer ou l'ignorer.

L'Europe, véritable entité politique?

Qu'est-ce qui fait marcher Macron? Les références historiques traditionnelles sont caduques. D'aucuns ont entendu les déclarations du président sur l'OTAN comme une résurgence de l'antiaméricanisme à la française ou d'un nationalisme gaulliste désuet. Sauf qu'il est impossible d'y voir la moindre cohérence avec l'histoire de Macron, lui qui aura tant investi dans sa relation avec le président américain Donald Trump et dont les meetings de campagne exultaient de drapeaux européens.

Ce n'est pas un hasard si la France est le pays que Trump a le plus visité depuis son élection, ni que Macron demeure à ce jour le seul invité d’État officiel de la présidence Trump. Les deux hommes se sont également alliés pour des frappes militaires conjointes en Syrie. La France est un membre actif de l'OTAN, dans lequel le général Mattis voit le nouveau «partenaire de choix» de Washington post-Brexit. Niveau anti-américanisme, on a fait mieux.

Macron considère le Brexit ou l'élection de Trump comme les symptômes d'un système dans lequel l'Europe est menacée de relégation.

Une lecture plus attentive de l'interview donnée à The Economist montre que l'argument principal de Macron concernait en réalité l'Europe et non l'OTAN en tant que telle. Le président français est convaincu que les Européens sont en train de somnambuler vers l'insignifiance stratégique, dans un monde dominé par la rivalité entre la Chine et les États-Unis, et où le changement de cap des États-Unis risque de les éloigner de domaines essentiels pour les intérêts de l'Europe. Un revirement débuté avant Trump et qui promet de lui survivre.

Élu président sur les ruines d'une élite politique française impuissante, Macron considère le Brexit ou l'élection de Trump non pas comme de simples accidents ou mises en gardes, mais comme les symptômes d'un système international en pleine mutation dans lequel l'Europe est menacée de relégation. Sa quête d'une Europe souveraine et protectrice de ses citoyen·nes est une réponse directe à ce défi.

À ses yeux, l'Europe doit faire comprendre aux populations que les institutions de l'UE peuvent les protéger du terrorisme, de vagues migratoires chaotiques et d'une concurrence internationale déloyale. Face à ses adversaires, l'Europe peut-elle reprendre l'initiative et assumer son pouvoir, contrôler ses frontières, défendre ses intérêts économiques, définir les règles et prendre rapidement des décisions? En d'autres termes, agir comme une véritable entité politique?

Forcer des réflexions

Les récentes sorties du président français pourraient sembler brutales et unilatérales. Pourquoi un tel changement de ton, deux ans et demi après son entrée en fonctions? À Paris, analystes et officiels n'hésitent pas à désigner le coupable: Berlin. Au début de sa présidence, Macron s'est beaucoup investi dans sa relation personnelle avec la chancelière allemande Angela Merkel. Avec comme espoir qu'elle se montre à la hauteur de la situation et accepte des réformes structurelles de l'UE au cours de son dernier mandat, comme l'intégration de la zone euro et un renforcement la défense européenne.

L'idée était que Berlin surmonte ses réticences en voyant que son partenaire à Paris était lui aussi prêt à s'attaquer à des réformes structurelles de l'économie française, concernant notamment son système de retraite ou la rigidité légendaire de son marché du travail. À Paris, les mois écoulés ont un goût de trahison. Non seulement Berlin n'a pas donné suite, mais les propositions de Macron avancées dans son discours de la Sorbonne sur la souveraineté européenne ou dans sa lettre appelant à la «renaissance» sont tout simplement restées sans la moindre réponse.

Qu'importent les controverses suscitées lors du dernier sommet de l'OTAN, pour Paris, c'est un succès.

D'où la nouvelle méthode. «En Europe, rien ne bouge s'il n'y a pas de crise, alors on fabrique des crises», me résume quelqu'un qui connaît bien la façon de penser de l'Élysée. Macron va probablement persévérer dans sa stratégie de perturbation du statu quo européen. Il y a même fort à parier qu'en voyant le tollé provoqué par son interview, il ait été convaincu d'avoir mis le doigt sur des tabous et des hypocrisies méritant d'être abolies.

Et qu'importent les controverses suscitées lors du dernier sommet de l'OTAN, pour Paris, c'est un succès. Le but de Macron était de forcer une réflexion sur l'avenir de l'alliance, sa mission est accomplie. Paris a tout particulièrement apprécié l'engagement pris par l'OTAN de constituer un groupe d'expert·es chargé d'examiner son avenir et la présence de la menace terroriste dans le communiqué final du sommet.

Rapprochement intra-européen

À l'instar de ses provocations concernant l'OTAN, quelques jours après s'être opposée à l'ouverture de nouveaux pourparlers avec l'Albanie et la Macédoine du Nord lors du Conseil européen d'octobre, la France a fait circuler un mémo proposant un processus d'élargissement plus progressif. La proposition prévoyait des conditions plus strictes pour les pays candidats en matière de respect de l'État de droit et la possibilité d'inverser une procédure d'adhésion en cas de progrès inexistants.

Si d'autres États membres de l'UE souhaitent rouvrir la porte des négociations d'adhésion au printemps prochain, ils devraient examiner les propositions de Macron et en discuter sérieusement avant de formuler leurs propres contre-propositions.

Si les partenaires de la France souhaitent légitimement que l'UE reste ouverte et engagée vers sa périphérie et sont désireux d'apporter leur soutien au courageux accord de paix entre la Macédoine du Nord et la Grèce, en privé, bon nombre de cadres de l'UE admettent que le processus d'élargissement est devenu trop bureaucratique et semble avancer en pilotage automatique. Des pays candidats comme la Serbie et la Turquie, et le peu de réactions que leurs reculades démocratiques ont suscité au sein des institutions européennes, ont aussi mis au jour l'inefficacité des procédures d'adhésion.

Le débat pourrait se focaliser sur le développement de capacités véritables et la manifestation d'une réelle solidarité.

D'autres pays européens devraient se rapprocher de Paris pour perfectionner le nouvel agenda européen de Macron. La Grèce et l'Italie pourraient tirer profit de sa rhétorique sur la souveraineté et réclamer davantage de soutien face au poids migratoire qu'elles ont à supporter sur les côtes méditerranéennes.

Avec le retrait des États-Unis du traité FNI, les pays d'Europe centrale et orientale pourraient faire leur le désir de Macron de repenser l'architecture sécuritaire en Europe. Par exemple en organisant un sommet sur les menaces que représente encore la Russie et en exprimant clairement ce qui les préoccupe dans le rapprochement que tente le président français avec Moscou. Au lieu de pinailler sur l'emploi de formules comme «autonomie stratégique» ou «pilier européen de l'OTAN» –qui n'ont de toute façon pas la même signification à Paris et à Varsovie–, le débat pourrait se focaliser sur le développement de capacités véritables et la manifestation d'une réelle solidarité.

L'UE doit se remettre en question

Que la France prenne d'ailleurs la direction des opérations. Si elle pense que l'OTAN est en état de mort cérébrale, pourquoi n'envoie-t-elle pas des troupes en Pologne pour montrer aux Européens qu'ils sont capables de se défendre mutuellement? Les relations entre la France et l'Estonie pourraient donner un bon exemple. Tandis que des troupes estoniennes combattent Al-Qaida au Mali, 200 soldat·es français·es sont stationné·es en rotation en Estonie dans le cadre de la Présence avancée renforcée de l'OTAN.

De telles initiatives pourraient remédier à l'un des angles morts de la vision française: son appréciation de l'Europe centrale et orientale. Depuis la chute du communisme, les présidents français n'ont généralement pas fait grand cas de l'expérience historique des nations de «l'Occident kidnappé», comme les appelait l'écrivain Milan Kundera. Si Macron a essayé d'apaiser ces tensions, les bagages de ses prédécesseurs sont lourds à porter.

«La compréhension de nos différentes mémoires nationales doit être au cœur de la construction européenne.»
Jean-Yves Le Drian à Prague le 6 décembre 2019

Un passage en Pologne ou en Slovaquie permet de saisir que leurs dirigeants n'ont toujours pas digéré le mépris qu'avait exprimé à leur encontre le président français de l'époque, Jacques Chirac, qui estimait qu'ils avaient «manqué une bonne occasion de se taire» en soutenant Washington lors de la guerre en Irak de 2003. L'ouverture de Macron à la Russie, un pari à long terme pour sortir de l'actuelle impasse avec Moscou, est à ranger probablement dans cette catégorie.

Dans un discours fort prononcé à Prague le 6 décembre, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a attesté du changement de ton. «La compréhension de nos différentes mémoires nationales doit être au cœur de la construction européenne», a-t-il déclaré. «Il faut que tous les Européens, à commencer par les Français, l'entendent et le comprennent.» Les élites d'Europe centrale devraient lire ce discours comme une invitation à l'engagement.

Macron a raison: dans le nouveau monde, l'UE doit sérieusement se remettre en question et chercher à tirer son épingle du jeu en restant compétitive. À l'heure où elle est de plus en plus vulnérable et où les tensions internationales et les forces nationalistes ne cessent de grossir, se mettre la tête dans le sable n'est pas une option. Sauf que la marche à suivre ne peut être la seule vision française de l'Europe ou de nouvelles mesures unilatérales. D'autres pays devront entrer dans la danse. Face à l'alternative entre le surplace de Berlin et les bouleversements de Macron, les Européens devraient accepter les bouleversements pour les façonner à leur guise.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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