Société / Culture

«Dark Angel»: et si, vingt ans après, la série avait vu (presque) juste?

Diffusée en France dans les années 2000, la dystopie créée par James Cameron qui se déroule en 2019 dans un monde apocalyptique préfigurait certains aspects de notre réalité.

L'ADN de Max Guevara, incarnée par Jessica Alba, est transgénique. | Capture d'écran via YouTube
L'ADN de Max Guevara, incarnée par Jessica Alba, est transgénique. | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 8 minutes

«“Une explosion nucléaire et la journée est fichue”, c'est ce qu'ils disaient en rigolant. C'était une plaisanterie un peu cynique, jusqu'à ce matin de juin où ces terroristes désaxés nous ont soufflés avec une impulsion électromagnétique.» C'est ainsi que Jessica Alba, alias Max Guevara, décrit l'Amérique d'aujourd'hui dans l'épisode pilote de Dark Angel.

Cette série de science-fiction a été diffusée en France dans les années 2000 dans le cadre de «La Trilogie du Samedi» sur M6. Max Guevara, l'héroïne de 19 ans, est en fait un soldat génétiquement modifié qui s'est enfuie avec une douzaine d'autres soldats de la base de Manticore lorsqu'ils étaient encore des enfants.

Le pilote nous situe en 2019. Le travelling qui nous permet de suivre Max sur son vélo, dans les rues de Seattle, donne une idée du décors obscur de la série: bidonvilles, feux de camps, bouillonnement d'une population qui semble avoir été totalement abandonnée: «On entend toujours des gens crier haut et fort que tout était si différent avant l'explosion, un vrai pays de cocagne et patati et patata… Avec du boulot et de la nourriture en abondance, les choses marchaient plutôt bien. J'étais trop jeune pour m'en souvenir alors peu importe. [...] Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi ils appellent ça une dépression. Bon, les gens sont tous fauchés d'accord, mais ils ne sont pas si déprimés que ça. […] Et la vie continue», poursuit l'actrice principale.

 

L'impulsion électromagnétique dont parle l'héroïne transgénique a été fomentée le 1er juin 2009 par un groupe terroriste. Cette explosion a détruit tout les réseaux électriques et de communication, entraînant la faillite de l'Amérique du Nord. Ainsi, dans Dark Angel, la première puissance mondiale fait partie des pays du tiers-monde. Dans cette société post-impulsion, la classe moyenne n'existe plus, la population est divisée entre les quelques riches qui profitent de l'argent sale, et la majorité, les pauvres obligé·es de se débrouiller pour vivre. «Le pays est sous un couvre-feu permanent», peut-on également lire sur le site participatif Dark Angel Hypnoweb, encore actif, et qui rassemble 164 fans de la série.

«Je pense que Dark Angel aurait eu un tout autre destin dans d'autres circonstances. La série était prévue pour durer plus longtemps, mais elle était peut-être en avance sur son temps», explique Marie, administratrice du site en français, modératrice du forum international Dark Angel Network et créatrice du site Dark Angel Underground. En effet, la série a été arrêtée après seulement deux saisons et une fin dite «ouverte», laissant les fans sur leur faim. Selon Marie, «peut-être que pour certains la série était devenue un peu trop réelle», à la suite de l'attaque terroriste du 11 septembre 2001. «La saison 1 (2000) décrivait une Amérique faisant partie du tiers-monde suite à une attaque terroriste. La série a dû s'adapter durant la saison 2, avec un ton moins sombre», explique-t-elle. Et si Dark Angel avait vu juste?

L'impulsion, un risque plausible

Si elle n'a fort heureusement pas eu lieu, l'impulsion a été désirée par un homme: Théodore Kaczynski, connu sous le nom de Unabomber. Ce terroriste américain a combattu ce qu'il considérait comme autant de dangers liés au progrès. Il estime que la société technologique et la civilisation moderne doivent être éradiquées pour éviter tout désastre. Théodore Kaczynski a été condamné à perpétuité en 1998, après dix-huit ans à perpétrer des attentats à la bombe.

Son nom apparaît par ailleurs dans l'épisode 6 de la saison 1 («Génie génétique»), lorsqu'un groupe de terroristes appelé Mouvement du 22 mai prend en otage trente-cinq personnes lors d'une conférence sur la génétique.

«On pense qu'une catastrophe de ce type peut advenir à l'occasion d'une éruption solaire comme celle de 1859.»
Jean-Noël Lafargue, chercheur en art et nouveaux médias

Dans la série, une journaliste explique: «Ils s'appellent le Mouvement du 22 mai car c'est le jour où est né le terroriste Théodore Kaczynski, connu sous le nom de Unabomber. Le groupe s'est constitué après l'impulsion que le fondateur du mouvement Darus a qualifiée d'“appel aux armes contre la technologie moderne”.» 

Sur son blog hyperbate, Jean-Noël Lafargue, enseignant nouveaux médias à l'université Paris 8 et à l'école d'art du Havre, écrit par ailleurs: «L'impulsion électromagnétique n'est pas une fantaisie de scénariste, c'est un effet physique qui est pris très au sérieux par les experts en stratégie militaire: en faisant exploser une bombe atomique dans certaines couches de l'atmosphère, on peut provoquer un véritable tsunami électromagnétique apte à paralyser longuement tout appareil électrique ou électronique et à supprimer toutes les données qui sont stockées magnétiquement (disques durs, mémoires flash, disquettes, bandes magnétiques). On pense par ailleurs qu'une catastrophe de ce type peut advenir de manière naturelle, à l'occasion d'une éruption solaire particulièrement violente comme celle de 1859.»

Cette stratégie militaire que décrit Jean-Noël Lafargue a fait l'objet de plusieurs articles en octobre 2012: «Israël songerait à lancer une impulsion électromagnétique sur l'Iran», titre ainsi Le Monde, reprenant un article du Sunday Times. «L'onde de choc détruirait le réseau électrique iranien et les systèmes de communication […], ainsi que les services financiers, entraînant un effondrement de l'économie», peut-on lire dans Israel National News, qui titrait par ailleurs: «Une attaque par impulsion électromagnétique enverrait l'Iran à l'âge de pierre».

Vigidrones et peur de l'autre

En plus de l'impulsion électromagnétique, la série met en scène l'utilisation de vigidrones ultraperformants pouvant cibler des personnes recherchées, notamment Max Guevara, l'héroïne de la série. «Dans l'univers de Dark Angel, les gens sont habitués à se débrouiller. Ils graissent la patte d'un policier pour avoir le droit de profiter d'un squatt, ils vivotent grâce à de petits boulots et ils évitent de se faire remarquer des drones qui patrouillent en permanence au dessus de la ville», explique Jean-Noël Lafargue sur son blog. Dark Angel met donc en scène une société militarisée, un état policier, où certains quartiers sont inaccessibles sans un badge et le passage de postes de contrôle obligatoires. Interprété par Michael Weatherly, Logan Cale, alias «le Veilleur», affirme dès le premier épisode: «Le gouvernement, la police, tout ce qui devait protéger les gens a été retourné contre eux.»

 

 

 

«Un des éléments très présents dans la série et introduit dès le premier épisode sont les vigidrones, des drones de surveillance en plus des caméras fixes dédiées à la reconnaissance faciale. Ils font même l'objet d'un épisode (saison 1 épisode 18 “Cible Vivante”), où ces drones créés pour “protéger” la population –par la surveillance de masse– sont modifiés et armés afin de tuer une cible indésirable grâce à une simple photo de l'individu. En 2000, on ne connaissait pas vraiment les drones. À présent, tout le monde peut en posséder», affirme Marie.

Par ailleurs, l'image de Max surfant sur des drones de Seattle dans le dernier épisode de la saison 2 («Vivre libre») a été reprise par certains internautes, lorsque la police de la ville a dû enterrer un projet controversé d'utilisation de drone en 2012, soit douze ans après le film. À cette époque, Doug Honig, le porte-parole de l'Association des droits civils (ACLU) de Washington avait déclaré dans le Seattle Times: «C'est une sage décision. Les drones auraient donné à la police une capacité sans précédent de surveillance et d'immixtion dans la vie privée des personnes. Il n'a jamais été prouvé que Seattle avait besoin de drones pour la sécurité publique.»

Certains dialogues font écho au discours anti-migrants d'aujourd'hui et à la peur de l'autre.

Dark Angel pointe des sujets de société et des débats bien réels aujourd'hui, parmi lesquels la surveillance propre à l'État policier, comme on l'a vu, mais également le racisme exacerbé. Dans la saison 2, les mutants –les freaks–, libérés par Max après l'incendie de Manticore, se réfugient dans la ville de Seattle provoquant la panique de ses habitant·es.

Certains dialogues font écho au discours anti-migrants d'aujourd'hui et à la peur de l'autre: l'autre qui arrive sur son territoire. Dans l'épisode «Le Clone», un sénateur américain s'exprime à la télé: «Depuis sept mois environ que les transgéniques ont envahis notre ville, les crimes ont augmenté de 12% dans la seule ville de Seattle», rappelant une assertion de Valeurs actuelles: «Le nombre de crimes violents a augmenté de manière significative en Allemagne juste après l'arrivée des migrants, et cette augmentation est à peu près entièrement imputable à ces derniers», affirme l'article daté de 2018. On voit également des manifestations et des tracts contre «l'invasion» des mutants. Lors d'une interview («Vivre libre», dernier épisode) un habitant affirme: «Ils sont bien venus de quelque part alors qu'ils y retournent, on ne veut pas de ça chez nous!»

Exosquelette et génie génétique 

«Grenoble: tétraplégique, il remarche grâce à un exosquelette», titrait le Dauphiné Libéré le 8 octobre 2019. C'est une première mondiale. Le prototype, réalisé par des chercheurs de l'université de Grenoble-Alpes, pourrait permettre aux personnes tétraplégiques de remarcher grâce à des neuroprothèses implantées dans leur cerveau. Dans Dark Angel, Logan Cale, alias le Veilleur, devient paraplégique dès le premier épisode de la série. Dans la saison 2, pourtant, on le voit remarcher grâce à cette nouvelle technologie: «Plus tard, cela lui permettra même d'augmenter ses capacités physiques», explique Marie.

Enfin, la série est basée sur l'histoire d'enfants soldats génétiquement modifiés. Or, en 2018, le chercheur chinois He Jiankui annonçait la naissance de deux bébés génétiquement modifiés. Une nouvelle qui a fait polémique.

Le scientifique He Jiankui au second Sommet international sur le génome humain à Hong Kong le 28 novembre 2018. | Anthony Wallace / AFP

L'agence américaine chargée des nouvelles technologies à usage militaire (Darpa) soutient également une recherche qui permettrait de produire du super sang destiné à protéger les soldats de toute toxine mortelle. Dans la série, Max est donneuse universelle. Son sang est dopant: «Ils trouvaient pratique à Manticore que leurs machines à tuer génétiquement modifiées puissent se donner du sang au besoin.»

La Darpa travaille également sur des modifications génétiques permettant aux soldats de limiter leur besoin en nourriture et en sommeil en zone de guerre. Dans la série, Max ne dort jamais.

Des personnages avant-gardistes

La série abordait également des thématiques pourtant encore taboues à l'époque. Ainsi, certains de ses personnages étaient clairement en avance par rapport aux séries d'aujourd'hui qui mettent plus en avant une diversité au niveau de l'orientation sexuelle, des couleurs de peau, etc. Tout d'abord, l'héroïne de la série, Max Guevara, sexy, génétiquement modifiée et indépendante: «J'ai très vite accroché au personnage de Max. Une femme forte dans un rôle principal, c'est quelque chose qui n'était pas très courant à l'époque […]. Dans le paysage télévisuel de l'époque, je ne connaissait que Xena, et puis Buffy», explique Marie.

Mais l'identité de Max interroge aussi: est-ce une personne non-binaire? Le corps de Max est celui d'une femme, elle est jouée par Jessica Alba, et sa forme totalement humaine lui permet de cacher sa particularité, celle d'être une enfant soldat. Son prénom est masculin et son caractère bien trempé laisse apparaître une ambivalence entre les deux genres que l'on pourrait lui assigner. Elle se déplace en moto et il est très rare de la voir porter des habits de femmes, si ce n'est en de rares occasions ou pour les besoins d'une mission particulière.

Dans l'épisode «Féline», son ADN transgénique lui donne des envies incontrôlable de sexe. Sa meilleure amie lui dit qu'elle agit «comme la plupart des hommes». Dans un article publié sur Reconstruction: studies in contemporain culture, Lorna Jowett, maîtresse de conférence spécialiste des études sur la télévision à l'université de Northampton, analyse: «Max présente une partie de l'apparence physique que nous reconnaissons comme étant traditionnellement féminine, mais elle existe conjointement à des caractéristiques traditionnellement “masculines”.»

 

 

À ses côtés, Original Cindy, sa meilleure amie, une Afro-Américaine à l'homosexualité affichée. «C'est la première fois que je voyais à l'écran une jeune femme afro-américaine ouvertement lesbienne et qui ne s'en cachait pas. Aujourd'hui, cela n'a rien d'exceptionnel et tant mieux, mais pour l'époque, c'était notable et appréciable de voir toute forme de diversité», se souvient Marie.

Enfin, «Dark Angel est aussi reconnue comme l'une des premières séries à inclure une actrice ouvertement transgenre, Jessica Crockett, jouer le rôle d'un personnage transgenre (saison 1 épisode 9, “L'habit ne fait pas le moine”)», ajoute-t-elle. Un point que rappelle Télérama en 2016: «Il a fallu attendre 2001 et la série de James Cameron Dark Angel pour voir une actrice trans, Jessica Crockett, incarner une transgenre. Le premier rôle régulier n'apparaîtra que six ans plus tard, dans Dirty Sexy Money, Candis Cayne joue la maîtresse d'un des héros.»

La série Dark Angel a été annulée après deux saisons, officiellement pour des raisons financières. Elle fête néanmoins ses dix-neuf ans cette année et, pour ses fans, elle n'a pas pris une ride.

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