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Haute mer, le Far West des océans

Entre pêche illégale et traite d'êtres humains, les eaux internationales constituent un espace de non-droit que les institutions ont toutes les peines à réguler.

Image tirée de la vidéo promotionnelle de <em>La Jungle des océans</em> de Ian Urbina. | Capture écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=jhk0qdu58_I">via YouTube</a>
Image tirée de la vidéo promotionnelle de La Jungle des océans de Ian Urbina. | Capture écran via YouTube

Temps de lecture: 8 minutes

Les océans de la planète ont toujours fait rêver. Espaces de liberté et d'aventure, ils attirent les explorateurs et exploratrices du monde entier. Mais derrière cette image de petits paradis bleus se cachent des secrets bien plus sombres. Car sur Terre, il existe encore des lieux où le droit international est bafoué et où règne la loi du plus fort, et la haute mer en fait partie.

Celle-ci représente plus de 60% des mers et océans du globe et n'est placée sous la juridiction d'aucun État. Elle commence au-delà de la limite extérieure des zones économiques exclusives (ZEE), située à 200 milles nautiques des côtes.

En haute mer, «c'est le Far West», affirme Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France: «Ce sont des zones où il y a des enjeux économiques importants. Cela attire les convoitises», précise-t-elle.

La tragédie des océans? «Le flou juridique qui les entoure», répond Ian Urbina, ancien grand reporter au New York Times et auteur de La Jungle des océans. «Ils appartiennent à tout le monde et ils n'appartiennent à personne, expose-t-il. Parce qu'ils appartiennent à tout le monde, personne ne veut prendre la responsabilité de les protéger.»

 

En perpétuel mouvement

La pêche illégale est l'un des fléaux des espaces maritimes. Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la consommation annuelle moyenne de poisson était en 2016 de plus de 20 kilos par personne, le double d'il y a cinquante ans.

Face à ce juteux marché, la pêche «INN» (illégale, non autorisée ou non déclarée) représente 20% à 30% des activités dans le secteur, soit un chiffre d'affaires estimé entre 10 et 20 milliards de dollars par an.

«Si vous envisagez de commettre un crime, vous allez étudier deux facteurs: puis-je gagner de l'argent et puis-je le faire impunément? Vous pouvez gagner beaucoup d'argent avec les poissons, et vous pouvez le faire en toute impunité», résume Ian Urbina.

«On n'a pas le droit de tout faire en haute mer, tempère Julia Tasse, chercheuse à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Il faut que cela reste dans le cadre de la convention des droits de l'homme, du droit international et des conventions qui le sous-tendent.»

«Vous pouvez gagner beaucoup d'argent avec les poissons, et vous pouvez le faire en toute impunité.»
Ian Urbina, journaliste

Pour espérer réguler ces activités, plusieurs organismes ont été créés. «Il existe des organisations régionales de gestion de la pêche, qui regroupent plusieurs États et tentent de poser un cadre aux activités de pêche dans une région donnée», détaille la chercheuse.

Julia Tasse reconnaît néanmoins que la législation est complexe à mettre en place, «notamment parce que l'océan est un espace mouvant. Les poissons se déplacent; des espèces à fort intérêt connaissent des mouvements de migration. Par exemple, pour le thon, des organisations dépendant de la FAO essaient d'estimer les stocks et d'avoir un suivi des pêches de thon sur des zones beaucoup plus larges que les organisations régionales des pêches, comme l'océan Atlantique ou l'océan Indien».

Les «six bandits»

Pour autant, ces organismes peinent à freiner la pêche illégale et le braconnage d'espèces considérées comme menacées. Le meilleur exemple pour illustrer ces difficultés réside peut-être dans l'histoire dite des «six bandits» –six bateaux connus à travers le monde pour leurs activités illégales, notamment de pêche à la légine dans les eaux de l'Antarctique.

Durant des années, le Thunder, le Viking / Snake, le Chang Bai / Kunlun, le Chenodu / Yongding, le Nihewan / Songhua et le Oerlon ont pillé les océans de la planète sans souffrir aucune conséquence.

Même si les «six bandits» étaient placés sur la «liste mauve» d'Interpol recensant les pires braconniers des mers et les formes atypiques de leurs navires, aucun pays ou gouvernement «n'a jamais eu ni les moyens, ni intérêt à les poursuivre», écrit Ian Urbina dans son livre. Il a fallu l'intervention de l'ONG Sea Shepherd de 2014 à 2016 et sa collaboration avec l'agence européenne pour mettre fin à leurs agissements.

 

Lutter contre la criminalité là où les États semblent défaillants, «c'est ce qui a motivé la création de Sea Shepherd», souligne Lamya Essemlala. Contre les pirates des mers, l'organisation est partisane de l'action directe –une méthode parfois décriée, mais qui s'est souvent montrée efficace.

«Dans la mesure de nos moyens, on essaie de pallier l'absence de police en haute mer, avance la militante. On part du principe que s'il n'y a pas de police, les citoyens et les ONG ont le devoir et la légitimité pour intervenir. On se base sur la Charte mondiale pour la nature des Nations unies, qui légitime ces actions quand les gouvernements sont démissionnaires.»

Mirage des pavillons

Comment obliger les pays à sécuriser la haute mer, quand beaucoup ne parviennent même pas à protéger leurs eaux territoriales ou leur ZEE de la pêche illégale? La mission est d'autant plus difficile que la législation autour des activités maritimes semble favoriser les forbans de tous bords.

En droit de la mer, la loi qui s'applique à un navire dans les eaux internationales est celle du pays sous lequel il bat pavillon. Certains pavillons, appelés «pavillons de complaisance» ou «de libre immatriculation», permettent aux pirates d'agir à leur guise sur les océans du globe. Ils sont choisis par les armateurs pour leur caractère peu contraignant en matière de sécurité ou de droit du travail.

Trente-cinq pays sont considérés comme délivrant des «pavillons de complaisance» par la Fédération internationale des ouvriers du transport; les principaux sont le Panama, le Libéria ou les îles Marshall. En 2015, 71% du tonnage de la marine marchande était immatriculé sous pavillon de complaisance.

«L'idée était de responsabiliser les bateaux et les États dans leur utilisation des ressources en haute mer et d'appliquer une souveraineté des pays sur les navires qu'ils enregistrent, indique Julia Tasse. Le problème, c'est la capacité des États à appliquer ces principes de sécurité dans un espace immense.»

Ian Urbina partage le constat: «Ce sont des mirages. Un bateau taïwanais qui pêche le thon peut naviguer sous le pavillon du Panama mais être dirigé par une compagnie qui détient une boîte postale en Virginie [aux États-Unis, ndlr]. C'est une ruse qui fait croire que le bateau est rattaché à un État, alors qu'il ne l'est pas.»

Cette situation complique la traque des bateaux pirates. «Quand on est braconniers, on aurait tort de se priver: c'est là qu'on a toutes les chances de faire un carton sans risque et sans conséquences», déplore Lamya Essemlali, qui demande à «sortir de ce système qui est une carte blanche pour piller la mer».

Meurtres et esclavage

Le vide juridique autour de l'application des lois en haute mer a un autre effet pervers: l'impunité des crimes commis sur les bateaux eux-mêmes.

Durant ses reportages, Ian Urbina a été le témoin des pires abus: esclavage moderne avec des matelots entraînés de force sur des bateaux où certains sont enchaînés par le cou, agressions sexuelles et violences contre des équipages payés une misère et même assassinats sont des pratiques courantes chez les pirates.

«Le meurtre est si commun dans certains endroits que lorsque l'ONU a interrogé des marins cambodgiens opérant dans la mer de Chine méridionale, 50% d'entre eux ont affirmé avoir déjà été témoin d'un tel acte à bord de leur bateau, rapporte le journaliste. Les conditions de vie y sont brutales.»

 

Ces crimes sont commis en toute discrétion, alors que plus de 56 millions de personnes dans le monde travaillent sur des bateaux de pêche. «C'est toute une partie de la population dont on ne raconte jamais les histoires», s'indigne le grand reporter.

Dans un chapitre de La Jungle des océans, il raconte son enquête sur des meurtres filmés en mer: «On connaissait le nom du capitaine qui avait certainement commandité les meurtres, nous avions des images … On ne pouvait pas avoir plus de preuves. Et pourtant, rien ne s'est passé. Cette violence extrême est difficile à vivre.»

Responsabilité partagée

L'appât du gain et les difficultés économiques dans certains pays en voie de développement expliquent les conditions de travail sur ces navires hors la loi.

Mais selon Ian Urbina, les citoyen·nes ont également une part de responsabilité: «Nous continuons à acheter des produits de la mer à petit prix. Pour que ces prix restent bas, il faut que les acteurs du secteur fassent des économies et pour cela, certains ne paient pas leurs travailleurs, tuent leurs employés, volent du poisson là où ils ne devraient pas être... Ces navires réduisent les coûts et nous profitons de ces économies cachées. C'est grâce à elles que nous pouvons acheter une boîte de thon pour un dollar.»

«À la minute où les grands acteurs du secteur décideront de mieux réguler le marché, la situation s'améliorera.»
Ian Urbina, journaliste

La situation devient de plus en plus préoccupante à mesure que les ressources en poisson des océans s'épuisent, attisant la compétition et la violence entre les pêcheurs.

Malgré tout, les grandes entreprises ont encore la possibilité de changer la donne: «Je pense que les entreprises privées ont peut-être le rôle le plus important à jouer dans la régulation de la pêche illégale, soutient le journaliste. Elles peuvent probablement mieux agir et plus vite que les gouvernements. À la minute où les grands acteurs du secteur décideront de mieux réguler le marché, la situation s'améliorera.»

Les coalitions d'États, comme l'Union européenne, peuvent également intervenir. «C'est un énorme marché. Si les gouvernements décident de mettre un terme à tout cela et de mettre en place des standards pour les réserves issues des océans, cela changera la donne», assure Ian Urbina.

Course contre la montre

Lamya Essemlali espère quant à elle que le salut viendra des citoyen·nes: «Sans un sursaut de l'opinion publique, qui exerce une vraie pression sur les États, on risque de ne pas y arriver», prévient-elle. Et le temps presse: «Les estimations des Nations unies tablent sur un effondrement des océans d'ici à 2048, c'est demain matin. Ceux qui se battent pour leur retraite dans vingt-cinq ans, ils n'auront pas de retraite! L'océan, c'est le premier organisme de régulation du climat avant les forêts, la première source d'oxygène.»

Pour lutter contre la crise des océans, la responsable de Sea Shepherd France estime «qu'il faudrait peut-être faire comme ce qu'on a fait avec les casques bleus des Nations unies, mais en plus efficace encore, pour sillonner les océans» et mieux réguler la haute mer.

Son appel sera peut-être entendu: en septembre 2018, après dix ans de discussions, une session de négociations sur un traité de la haute mer s'est ouverte à l'ONU, afin de doter la communauté internationale d'un nouvel instrument juridique international et protéger la biodiversité. Le projet est présenté par Greenpeace comme le «traité de la dernière chance».

 

Julia Tasse fait toutefois remarquer qu'il est à l'heure actuelle difficile de connaître l'état réel des océans et de leurs ressources. «On est incapables d'avoir une estimation scientifique de l'état des stocks [de poissons] et de leur évolution vraiment structurée, regrette-t-elle. Comme il y a une partie de la pêche qui est illégale, on ne sait pas réellement ce que l'on prélève.»

«L'idée, c'est qu'on ne peut protéger que ce qu'on connaît, poursuit la chercheuse, et aujourd'hui, on n'est pas en mesure d'affirmer qu'on connaît bien l'océan. Le but est de mieux définir cet environnement pour mieux le protéger, mais c'est là que la course contre la montre va jouer: c'est ceux qui connaîtront le mieux les caractéristiques des milieux qui pourront en faire usage en premier.»

De son côté, Ian Urbina a quitté ses fonctions de journaliste pour créer The Outlaw Ocean Project, une association à but non lucratif, afin de documenter les crimes commis en haute mer, proposer des solutions et sensibiliser sur ces espaces encore méconnus et reculés où les pirates font la loi. Le combat ne fait que commencer.

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