Santé

La visite chez le dentiste ou un avant-goût de l'enfer

[BLOG You Will Never Hate Alone] Depuis toujours, je hais les dentistes, tous les dentistes; je les maudis, je les vomis, je les exècre. Et ils me le rendent bien.

Cette profession est pratiquée par des sadiques. | hj barraza <a href="http://www.flickr.com/photos/hj_barraza/2578407479/">via </a><a href="https://www.flickr.com/photos/hj_barraza/2578407479/">Flickr</a>
Cette profession est pratiquée par des sadiques. | hj barraza via Flickr

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Lundi matin. J'ai rendez-vous chez le dentiste. J'arrive avec une heure d'avance. Je n'ai rien pu avaler au petit-déjeuner si ce n'est une poignée de Valiums. Depuis toujours, je hais les dentistes, tous les dentistes; je les maudis, je les vomis, je crois que dans l'ordre de la création Dieu a créé le dentiste en dernier, juste pour punir les hommes d'être ce qu'ils sont. Si j'avais eu un fils dentiste, je l'aurais dénoncé sans hésiter à la Gestapo. Les dentistes sont des rebuts de l'humanité, des sadiques imbus de leur personne qui vous tripotent la bouche comme d'autres saccagent des oeuvres d'art. Par plaisir. Par esprit de vengeance. Pour remédier à la petitesse de leur vie. À la médiocrité d'une existence seulement rehaussée par l'exercice de leur magistère lequel consiste à martyriser des bouches innocentes.

Il y a foule. Personne ne moufte. J'imagine qu'il doit régner le même silence au moment de l'énoncé du verdict d'une cour d'assises quand l'accusé risque la perpétuité. Un plaisantin a eu l'heureuse idée d'allumer la télé sans mettre le son: des gens bronzés comme des mannequins brésiliens font mine de papoter autour d'une table avant de s'esclaffer tels des ahuris de la crèche. À croire qu'ils se foutent de ma gueule. La secrétaire du dentiste apparaît de temps en temps pour convoquer l'heureux élu. Elle porte sur la tête un bonnet de Noël dont le pompon retombe de travers sur son visage comme la queue intrépide d'une lionne au moment où elle vient de repérer au loin une gazelle. Elle aussi se fout de ma gueule. Comment peut-on concilier l'esprit de Noël, l'amour du prochain, la félicité sur la Terre, avec une visite chez le dentiste? Ce serait comme de jouer du Claude François le jour de ses obsèques.

Je ne devrais pas être là. Je n'ai même pas mal aux dents, je viens juste pour une séance de détartrage. Je me fous d'être détartré. Je me fous d'avoir les dents saines. Je me fous de présenter des canines blanches comme de l'émail. Qu'ai-je donc fait pour être rabaissé au rang d'un simple évier dont de temps en temps on veillerait à surveiller l'état du syphon? Le Valium tarde à agir. Je ne me sens en rien détendu. Je sue comme un troupeau de porcins en route pour l'abattoir. Même mes dents doivent suer. Quand la secrétaire finit par appeler mon nom, je joue au mort. Je contemple le plafond, les guirlandes qui tombent des fenêtres comme des papillotes multicolores, le bout de ma chaussure gauche que je trouve plus abîmé que celui de droite, ce qui ne manque pas de m'étonner, vu que je ne cire ni l'un ni l'autre.

Peut-être rayera-t-elle mon nom de la liste et passera au prochain.

«Monsieur Stabilovitsch, c'est votre tour», susurre t-elle en se plantant devant moi, l'air visiblement hilare. Je la regarde avec son bonnet de Noël qui illumine l'ovale de son visage. Elle frétille comme une otarie quand le gardien du zoo vient lui balancer dans la gueule sa portion de sardines du jour. Sait-elle seulement que c'est moi et personne d'autre qui ai tué le Christ? Je devrais me confesser; elle appellerait la police; ce soir je dormirais en prison.

Je la suis. Je prends place sur le fauteuil qui plus que jamais ressemble à un cercueil d'exposition. Pourquoi faut-il toujours s'allonger de la sorte chez le dentiste comme un cadavre sur une table d'auscultation avec cette lumière haut perchée qui ressemble à un soleil funèbre? Ne pourrait-on pas faire cela debout, comme des gens civilisés? Voilà qu'elle me tend des lunettes aux verres fumés comme si nous nous apprêtions à gravir ensemble l'Everest. Maintenant je dois ressembler à Michel Blanc dans Les Bronzés font du ski. Le dentiste fait son apparition. Comme à son habitude, il est bronzé tel un Jamaïcain de retour de la pêche. Quelle que soit la saison, mon connard de dentiste est toujours bronzé. J'ignore son secret. D'ailleurs je m'en fous complètement. Qu'il crève. Que je crève avec lui. Que nous crevions tous.

Il prend un soin maniaque pour se préparer et de temps en temps, entre deux propos de circonstances, m'adresse un sourire en tout point abject. Je pourrais très facilement le tuer. Une fois prêt, il me demande d'ouvrir la bouche et commence sa besogne. Je ferme les yeux. Je réfléchis à la meilleure manière de le tuer. Par strangulation. En le noyant dans son bain. Avec un marteau piqueur. Avec un marteau piqueur dans son bain. Avec un marteau piqueur dans son bain jusqu'à ce qu'il en perde son bronzage d'animateur de Club Med. Quand il me demande d'aspirer, je mords tellement fort le tuyau que je suis à deux doigts de le sectionner.

Entre deux ouvertures-fermetures de bouche, il me demande comment s'est vendu mon dernier roman. Il a lu un article élogieux dans la presse. Personnellement il ne lit pas, il n'a pas le temps, mais il pense l'offrir à sa mère pour Noël. Cela lui fera plaisir. «C'est sur les camps de concentration, n'est-ce pas?», me demande t-il tout en vérifiant à vide le bon fonctionnement de sa fraiseuse dont les vrombissements hachés me vrillent le cerveau. Quelle ordure. Quelle monstrueuse ordure. Quelle infâme pourriture. Si jamais je ressors vivant de son cabinet, je le dénoncerai à la Licra pour traitement inhumain. En attendant, il me laboure la bouche avec l'allégresse d'un tracteur à la saison des pluies. Quand je fais l'effort de croiser son regard, je vois ses yeux qui dansent de joie. Il est au sommet de la jouissance.

J'ignore combien d'heures je suis resté ainsi à subir ses assauts. À un moment donné, j'ai perdu la notion du temps. À plusieurs reprises, j'ai songé à partir, mais à chaque fois je me suis retenu. Où aurais-je pu aller avec mon bavoir, mes lunettes de ski, ma bouche de traviole, mes jambes ankylosées, mon cœur au bord de l'asphyxie? J'ai préféré rester. J'ai essayé de me raisonner. J'ai pensé au repas du soir, à ce que j'allais préparer pour dîner. À ma prochaine chronique. À la fin du monde. À la Jamaïque. À Noël qui cette année tombe en même temps que Hanouka. À Auschwitz. Au prochain match de Saint-Étienne contre Paris. À la mère du dentiste. Au dentiste qui ne lit jamais. À la fois où j'étais parti en plein milieu d'une extraction de molaire. Au Valium que j'avais dans ma poche.

Et à un milliard de choses que j'ai déjà oubliées.

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