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La très prudente aide humanitaire d'Oman aux Yéménites

À travers des organisations civiles et une discrète intervention étatique, le sultanat est l'unique pays du Golfe à venir au secours de la population en souffrance du Yémen.

Comme nombre de civils affectés par le conflit touchant le Yémen depuis 2015, ces jeunes hommes se trouvent à Oman pour se faire soigner. | Sebastian Castelier
Comme nombre de civils affectés par le conflit touchant le Yémen depuis 2015, ces jeunes hommes se trouvent à Oman pour se faire soigner. | Sebastian Castelier

Temps de lecture: 6 minutes

À Salalah et Mascate (Oman)

Dans une petite pièce sombre, les hélices d'un ventilateur chassent la chaleur écrasante d'un après-midi à Salalah. Au-dessous, un homme imposant, coiffé d'un masar, s'est redressé à la mauvaise nouvelle qu'on est venu lui annoncer.

Sa mère est morte dans la nuit à l'hôpital Sultan Qaboos, à quelques pas du centre d'une organisation humanitaire locale appelée les White Hands, où Abdelkader est logé gracieusement. Les traits de son visage n'ont pas bougé, ses yeux se sont remplis de larmes.

Comme plusieurs milliers de Yéménites, Abdelkader est venu légalement au sultanat d'Oman, afin de solliciter une prise en charge médicale. Dans les jours qui viennent, il repartira à Aden avec le corps de sa mère entre quatre planches.

La guerre entamée en 2014 entre les rebelles Houthis et la coalition[1] n'a fait qu'empirer la situation sanitaire et médicale déjà fragile au Yémen. Selon les Nations unies, 24,1 millions de civils auraient un besoin urgent d'aide humanitaire, soit 80% de la population, et plus de 4,5 millions de personnes seraient handicapées à la suite de blessures de guerre ou par manque de soins médicaux, soit 15% de la population.

Alors qu'un blocus maritime empêche les importations de nourriture, de carburant et de médicaments, le secteur hospitalier yéménite est en souffrance. Traitements, matériel médical, main-d'œuvre, il manque de tout et ne peut plus assurer le minimum vital. Oman, seule frontière terrestre ouverte, s'érige alors en une porte de dernière nécessité.

Un hébergement et des soins

Dans le quartier d'Al Awqadayn, une ancienne école reconvertie en hébergement humanitaire accueille les Yéménites soigné·es et leurs proches.

Ahmed al-Haddad et Malkhout ali Qaid marchent lentement dans l'ancienne cour de récréation. Les regards sont tristes, les gestes lents. Le premier est venu accompagner sa fille pour une opération des yeux. «Elle devenait aveugle», précise-t-il.

Ce père de famille de 61 ans vient d'Hadramaout, le gouvernorat le plus pauvre du Yémen: «Au pays, on m'a raconté que le Sultan Qaboos accepterait de nous aider.» À la fin de l'opération, ils devront regagner le Yémen: les visas délivrés ne couvrent que le temps de l'opération et de la convalescence.

Comme la majorité des Yéménites venus se soigner à Salalah ou Mascate, la capitale omanaise, les moyens de la famille sont limités. Les White Hands lui offrent une solution gratuite pour se loger, se nourrir et participent à certains frais médicaux. «C'est une chance», concède le père.

 

Implantée dans un quartier résidentiel de Salalah, l'ONG White Hands apporte une aide financière et logistique aux civils yéménites. | Sebastian Castelier

Ali Zabanoot, en dishdasha noire, regarde par la fenêtre avec un sourire. Il est l'un des pionniers de l'association fondée en novembre 2017: «Cela nous rongeait de voir nos frères yéménites dormir sur les pelouses de l'hôpital. Nous avons eu la chance de trouver un généreux donateur qui accepte de nous louer cette ancienne école à moitié prix. Nous couvrons tous les frais médicaux et autres à travers des dons venus de plus de 2.000 membres.» Depuis mars 2019, l'établissement a accueilli pas moins de 60 patient·es et leurs proches.

Malkhout a le pied bandé; son diabète l'a poussé lui aussi à venir à Oman panser ses plaies. Le Yéménite originaire d'Al Jawf boite en direction d'une des chambres pour la faire visiter. L'ancienne salle de cours est jonchée de sommiers oxydés et grinçants agrémentés de fins matelas et de couvertures colorées.

Certains hommes, à peine endormis, se relèvent difficilement après le claquement de la porte. Abdel Habeeb, 19 ans, se tient le bas du ventre. Visage poupon et longue chevelure bouclée, il murmure: «Je me fais opérer demain de l'estomac. Nous verrons inch'allah si je survis.»

Mohamed Dahan s'est greffé à la conversation. Il est le coordinateur yéménite de l'équipe des White Hands, chargé de trouver des concitoyen·nes dans le besoin d'un logement. En djellaba grise, les doigts bagués, il lance: «L'Égypte, la Syrie et l'Irak ont d'autres soucis [que nous]. Les Émirats veulent nous voler, le Qatar est trop petit et avec les autres pays du Golfe, les relations sont compliquées. Oman est le seul pays arabe à ouvrir ses portes pour nous.»

Dilemme diplomatique

Au point de passage douanier de Sarfait, dans les montagnes du Dhofar, un bureau omanais étudie les requêtes des civils yéménites malades. C'est par là que les patient·es des White Hands sont passé·es pour obtenir l'autorisation de venir se faire soigner à Salalah. Unique dans la région, la délivrance des droits de passages pour Oman n'en reste pas moins restreinte.

 


Une voiture passe à proximité d'un panneau de signalisation implanté à moins de 30 kilomètres de la frontière Oman-Yémen. | Sebastian Castelier

Mohamed Dahan reprend ses éloges: «Le Sultan Qaboos nous aide sans rien attendre de nous en retour.» «Le gouvernement fait peu, mais il nous assiste quand même et il nous a donné les autorisations [pour le centre]», reconnaît néanmoins Ali Zabanoot du bout des lèvres.

De fait, Oman est confronté à un dilemme. Ces cinq dernières années, son rôle de médiateur entre les États-Unis et l'Iran dans les accords de Vienne de 2015, son refus d'une intervention armée au Yémen et sa non-participation au blocus contre le Qatar initié à l'été 2017 par l'Arabie Saoudite lui ont valu d'importantes tensions avec ses voisins.

Par ailleurs, en novembre 2015, un réseau de contrebande d'armes et d'explosifs ayant pour entrée le port de Nishtun, situé à moins de 200 km des côtes omanaises, est démantelé. Deux ans plus tard, en novembre 2017, la chaîne saoudienne Al-Arabiya diffuse un documentaire retraçant les chemins de contrebande d'armes destinées aux Houthis; un autre port yéménite situé à proximité des côtes omanaises est cité.

Dans les travées du Conseil de coopération du Golfe (CCG), Oman est accusé de laisser transiter sur son territoire des armes venues d'Iran destinées aux rebelles Houthis, ennemis des voisins émiratis et saoudiens. Des charges graves et jamais prouvées dont le sultanat s'est toujours défendu: «Aucune arme n'a traversé notre frontière et nous sommes prêts à clarifier toute suspicion [...]», affirmait fin 2016 Youssef al-Alawi Abdullah, ministre omanais des Affaires étrangères.

Les bonnes relations historiques entre Oman et l'Iran n'ont fait qu'aggraver les soupçons de l'Arabie saoudite, en pleine guerre froide avec la puissance chiite. L'aide humanitaire omanaise est donc scrutée par les autres pays du Conseil de coopération du Golfe.

Ainsi, les White Hands ont pour interdiction de s'occuper de civils yéménites blessés par balles ou de toute autre plaie liée à la guerre. Depuis 2014, seul le gouvernement omanais s'en occupe.

 


Le sultanat d'Oman offre des services de santé subventionnés aux civils yéménites demandant une assistance médicale, comme ici à l'hôpital du Sultan Qaboos à Salalah. | Sebastian Castelier

Sur les canaux officiels, il est discrètement cité le rapatriement par avion de plusieurs centaines de civils touchés par la guerre, mais impossible de trouver des chiffres plus globaux. Pour illustrer, le 20 octobre 2016, le ministère de la Santé omanais déclarait: «113 patients blessés par les frappes aériennes de la coalition menée par les Saoudiens ont été soignés à Oman», sans pour autant donner plus de détails.

Abdullah Baabood, chercheur omanais et ancien directeur du Gulf Studies Center de l'université du Qatar, confirme que «le gouvernement n'a pas l'habitude de rendre publiques ce genre d'informations»: «Il est extrêmement prudent car cela touche au Yémen, et Oman ne veut pas être accusé d'ingérence dans ce conflit. Compte tenu de la sensibilité de ses partenaires régionaux du Conseil de coopération du Golfe, le pays est davantage tourné vers l'atténuation discrète de la crise humanitaire, en évitant d'éveiller le moindre soupçon.»

Réserves compréhensibles

Selon Abdullah a-Badi, ambassadeur omanais au Yémen jusqu'en 2013, son pays ne détourne en aucun cas l'aide à d'autres fins. «Il n'y a pas d'autre motivation que la cause humanitaire, martèle-t-il. On expédie de la nourriture, des médicaments et des matériaux pour construire de petites habitations.»

Cheffe de mission du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Oman, Jamila Hammami travaille à l'envoi d'aide humanitaire au Yémen, en collaboration avec le gouvernement du sultanat. «C'est certain que leur discrétion est liée au politique, assure-t-elle. Quand on est dans une région où nos alliés vont définir nos ennemis, il faut être prudent. Les enjeux sont importants autour de ce sultanat et de ses voisins. J'imagine leurs réserves.» À l'heure actuelle, le CICR n'a eu accès à aucun chiffre concernant le nombre de Yéménites soigné·es depuis le début de la guerre.

 

Vue d'une rue de Salalah, une ville omanaise majeure localisée aux abords de la frontière avec le Yémen. | Sebastian Castelier

Dans un quartier proche du nouvel aéroport de la capitale Mascate, Nasrat al-Jahdhamy, un Omanais de 45 ans patiente sur une chaise dans sa cour. Ce père de onze enfants regarde, admiratif, les montagnes de vivres accumulées depuis plusieurs semaines.

Couvertures, riz, farine, huile, conserves, chaises roulantes, vêtements, l'homme d'affaires ne manque pas de biens de première nécessité pour son prochain voyage au Yémen. «Mes enfants ne peuvent presque plus circuler tellement il y en a partout», rigole-t-il.

Depuis trois ans, il a expédié une dizaine de conteneurs vers Hadramaout, parfois en conduisant lui-même le camion. «Les Yéménites sont adorables, mais quand ils sont sous kat [une drogue produite localement, ndlr], tu as l'impression de parler à des malades psychiatriques. En plus, ils sont tous armés.»

Nasrat est indépendant; il n'a jamais vraiment été en lien avec l'État omanais et ne sent pas un réel encouragement à l'initiative privée pour venir en aide au Yémen. «Ils savent mieux que moi, estime-t-il. Enfin, vous imaginez s'ils autorisaient n'importe qui à le faire? Cela pourrait être un moyen facile d'envoyer des choses aux mauvaises personnes au Yémen –comme des armes, pourquoi pas.»

 

1 — Coalition composée de l'Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de Bahreïn, de la Jordanie, du Maroc, de l'Égypte, du Koweït et du Soudan. Retourner à l'article

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