Égalités / Culture

Quelles histoires trans le cinéma peut-il raconter?

Avec la sortie en salle, le 11 décembre, de «Lola vers la mer» de Laurent Micheli, la question de la représentation des personnes trans à l'écran se pose à nouveau.

Victor Polster dans <em>Girl</em> (haut) et Mya Bollaers dans <em>Lola vers la mer</em> (bas). | Captures écran via YouTube
Victor Polster dans Girl (haut) et Mya Bollaers dans Lola vers la mer (bas). | Captures écran via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

Octobre 2018. Tandis que le grand public et les critiques applaudissent le film Girl de Lukas Dhont, des associations trans se manifestent: selon elles, le film, qui raconte la transition d'une adolescente rêvant de devenir ballerine, est un danger pour les personnes transgenres.

Girl est accusé de montrer la transidentité comme une maladie, une condamnation à la souffrance, et de limiter son héroïne à un corps au lieu de la présenter comme une personne pleine et entière: en se focalisant sur ses parties génitales, il la fétichise. Pour les associations, l'audience qui a été donnée à ce film a saboté leur travail.

 

Image erronée et dangereuse

Ce n'est ni le premier ni le dernier film sur une personne transgenre à avoir été critiqué par la communauté trans. Karine Espineira, sociologue spécialiste de la représentation des transidentités dans les médias, déplore que le public retienne de ces prises de paroles que les personnes transgenres ne sont jamais contentes. À ses yeux, il faudrait s'interroger sur la qualité des films qui existent et sur la façon dont ils ont été reçus.

«On ne peut pas dissocier l'émission d'une image de sa réception, et surtout de son interprétation. Les images ont un impact, estime-t-elle. Nous n'avons jamais autant respiré d'images qu'aujourd'hui; comment notre culture intime, nos représentations et nos imaginaires pourraient ne pas en être affectés?»

Dans son rapport annuel, l'association américaine GLAAD note que moins d'un quart des Américain·es ont un·e ami·e proche ou un membre de sa famille qui est transgenre, ce qui signifie que l'écrasante majorité de la population se fait une idée des transidentités en regardant des films, séries et reportages.

Daisy, la créatrice du blog La Mecxpliqueuse, déplore que certains films donnent une image erronée de la vie des personnes trans, qui les mettrait en danger. Elle note que dans Girl, le personnage trans est joué par un jeune homme cisgenre (c'est-à-dire dont le genre correspond à celui qui lui a été assigné à la naissance) et qu'il est filmé à de nombreuses reprises en train de cacher son pénis, de se maquiller, de s'habiller. Cela entretiendrait l'idée que les personnes trans utilisent des artifices pour tromper les gens.

Cette idée de déguisement se retrouve aussi dans le film Les Crevettes pailletées de Cédric Le Gallo et Maxime Govare. Le personnage trans y est joué par un travesti cisgenre qui s'amuse à rendre la féminité de son personnage particulièrement caricaturale –dans ces conditions, difficile d'être respecté·e dans la vraie vie.

 

En finir avec la pathologisation

Daisy dénonce également le choix de Lukas Dhont de mettre en avant la transition comme un drame, une souffrance que même un entourage aimant et un bon accompagnement médical et social ne peuvent apaiser.

Cette pathologisation ne correspond pas à la réalité et a des conséquences sur la vie des personnes trans. «Si une famille a en tête cette image de la transition comme une souffrance, elle peut l'utiliser pour convaincre la personne trans de ne pas transitionner», souligne la blogueuse.

De son côté, Karine Espineira s'interroge sur l'intérêt d'une telle approche: «Le réalisateur avait tous les éléments pour faire un film intéressant. Il n'avait pas besoin d'offrir une fin aussi violente.» La sociologue regrette l'habitude de montrer les personnes trans dans une souffrance solitaire: «Les personnes trans sont des enfants, des parents, des conjoints, etc. Vouloir les isoler dans une trame psychologique n'est pas suffisant. On peut faire un bon film avec du relationnel. Et puis, elles peuvent et méritent d'être heureuses.»

C'est ce qui a particulièrement plu à Daisy dans Lola vers la mer. Le film de Laurent Micheli, en salle le 11 décembre, raconte les relations tendues entre un père veuf et sa fille, une skateuse adolescente en pleine transition de genre. «La transition est ce qui donne à Lola sa force, c'est ce qui lui permet de s'affirmer face aux autres, se réjouit-elle. Les problèmes auxquels elle fait face viennent des autres, de la transphobie. C'est plus proche de nos expériences, de nos vécus.»

 

Mais attention, ce n'est pas parce qu'un film pêche sur certains aspects que tout y est mauvais. Le fait que le père de Lara, l'héroïne de Girl, et son école la soutiennent est une avancée comparée aux représentations précédentes. «Il y a de bonnes choses dans Girl, mais il fallait savoir admettre que le film n'était pas que bénéfique pour les groupes trans plutôt que d'être sur la défensive», avance Karine Espineira.

Rôle social et liberté créative

«Les personnes pour lesquelles ces représentations n'ont pas d'enjeu intime ou public doivent se poser la question de l'impact des films, poursuit la sociologue. Elles doivent se demander comment les personnes concernées peuvent se construire quand la représentation culturelle les cantonne à la marge et leur prédit un destin funeste fait de sang et de larmes.»

Si le cinéma ne représentait les femmes que comme des femmes-objets ou des femmes au foyer et qu'elles se mobilisaient, leur reprocherait-on de prendre la parole?, s'interroge la spécialiste.

«Il faut écouter les concerné·es car cela permet de comprendre ce qui peut être vécu comme discriminant dans une société. On fait parfois mal ce que l'on souhaiterait bien faire. En cela, la critique doit être entendue et débattue, sans condamner la diversité et la classer en “tyrannie des minorités”», ajoute-t-elle.

Pour Franck Finance-Madureira, journaliste et fondateur de la Queer Palm, le cinéma est l'art le plus important pour les personnes LGBTQ+, car il permet de se mettre dans la peau de personnes très différentes de soi. «Quand l'empathie est bien traitée, le film devient pédagogue», observe-t-il. Mais il insiste, «un film n'est pas là pour faire de la pédagogie. Ce qui prévaut, c'est la liberté de l'auteur et du réalisateur».

Leur seul devoir est, selon lui, de s'informer. En ce sens, un Girl a tout autant le droit d'exister qu'un Lola vers la mer, puisqu'il s'inspire d'une histoire vraie. Son histoire est peut-être atypique, elle n'en n'est pas moins vraie: «C'est une histoire trans, un destin. Elle n'a pas la responsabilité d'endosser toutes les histoires trans.»

C'est là le cœur du problème: «Quand il y a très peu de représentations, on met une pression énorme sur les rares films qui sortent, relève Franck Finance-Madureira. On aimerait qu'ils soient exemplaires, qu'ils correspondent exactement à ce qu'on a envie de voir, comment on a envie d'être représenté·es. Il y aurait cinquante films par an qui traiteraient de transidentités, on n'aurait plus ce genre de réactions.»

Sur ce point, Karine Espineira est d'accord. «Si le seul modèle intelligible par le public, c'est Girl, nous avons un problème. Avec Lola vers la mer, l'offre s'enrichit et cela change la donne, pour le public mais aussi pour Girl, qui du coup n'est plus la seule représentation intelligible», indique-t-elle.

Industrie à ouvrir à la diversité

Ce dont nous avons besoin, c'est de plus de films représentant la vie trans. «On ne peut pas reprocher à un auteur de raconter ce qu'il a envie de raconter. Si on a envie d'autres représentations, c'est à nous de les créer», tranche Franck Finance-Madureira.

Le journaliste appelle surtout à plus de films écrits, réalisés et/ou joués par des personnes trans, comme Lola vers la mer ou Une femme fantastique de Sebastián Lelio, tous deux acclamés par la critique et la communauté trans. Oui mais le problème, c'est qu'il y a très peu de personnes trans dans le cinéma français.

 

Si l'accès aux métiers du cinéma est difficile pour tout le monde, il est quasiment impossible pour les personnes transgenres, qui souffrent toujours du sexisme et de la transphobie.

Selon le fondateur de la Queer Palm, ce n'est heureusement pas une fatalité. «Quand le CNC a travaillé sur la diversité d'origine, cela a conduit à l'émergence de nouveaux talents, rappelle-t-il. Il faudrait faire de même pour les personnes trans. Il manque une volonté politique de faciliter leur accès.»

Le manque de diversité pèse également sur la critique et le journalisme de cinéma. Franck Finance-Madureira fait remarquer que «si un ou une cinéaste a mal fait son travail de recherche, use de clichés ou joue sur des caricatures blessantes et très loin de la réalité, c'est de la responsabilité du critique et du journaliste d'alerter et de mettre en garde». Encore faut-il que les journalistes soient au courant de la réalité des minorités et que les personnes trans aient accès à ces postes.

Mais tout ne repose pas non plus sur les professionnel·les du cinéma: «Le public a le plus grand rôle dans la promotion des films, c'est le bouche-à-oreille qui fait le succès du film», soutient le spécialiste. À vous donc de vous informer et de bien choisir quel film vous choisissez de voir.

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