Médias / Culture

Pourquoi les romances télé de Noël séduisent tant les jeunes femmes modernes

Ces productions sont pourtant pétries de conservatisme et d'anti-féminisme.

Affiches de <em>Christmas Under The Stars, Write Before Christmas, Christmas in Rome, Holiday Date</em> sur Hallmark Channel. | Montage Slate.fr
Affiches de Christmas Under The Stars, Write Before Christmas, Christmas in Rome, Holiday Date sur Hallmark Channel. | Montage Slate.fr

Temps de lecture: 8 minutes

C'est l'histoire de Sara. Ou bien est-ce Jenny? Tess, peut-être? Bref. Melanie, avec ses longs cheveux légèrement ondulés au bout, est une belle et jeune trentenaire ambitieuse qui a quitté une vie provinciale dans une petite ville du nord pour s'installer et faire carrière dans une métropole sur laquelle il ne neige jamais. Bien décidée à avoir une promotion, elle n'est pas très enthousiaste à l'idée de retourner dans son village de province pour fêter Noël avec sa famille.

À son arrivée à Angels Falls, petite ville typique sur laquelle le temps ne semble ne pas avoir de prise et où tout le monde sourit, les exubérants parents de Laura, qui portent des gros pulls colorés et boivent du chocolat chaud dans des gros mugs, l'informent que la boulangerie locale, au cœur de l'organisation d'un grand festival de Noël, s'apprête à fermer.

Jack est le propriétaire de Miss Rose Bakery, du nom de son arrière-arrière-grand-mère. Dani a fait sa connaissance sur la grand-place joliment décorée de guirlandes scintillantes où elle a l'habitude de faire du patin à glaces depuis toute petite. Chad est un trentenaire avec des fossettes et une petite barbe de trois jours. Il est peut-être un peu bourru mais, au fond de lui, c'est un grand sentimental. Tendre et attachant, Mark a une petite fille adorable qu'il élève seul depuis le décès de sa femme sept ans plus tôt, le jour de Noël. Depuis, il a perdu l'esprit des fêtes.

C'était sans compter, bien sûr, sur Rachel, avec son énergie débordante et son cœur sur la main. Après avoir réussi à sauver son usine de luges, elle va lui redonner le goût de Noël et comprendre que son quotidien de citadine pressée et stressée n'est pas fait pour elle, qu'il n'y a rien de plus gratifiant qu'une vie de famille épanouie à faire des cookies.

Jill et Michael tombent amoureux. Sous les flocons, une belle nuit d'hiver, à l'entrée du kiosque de la grand-place, ils s'apprêtent à s'embrasser pour la première fois... Juste interrompus par un papy joufflu avec une grosse barbe blanche qui leur demande son chemin. Ils rigolent et se font un petit bisou. Fin.

Cette histoire n'est pas celle d'un épisode de La Quatrième Dimension dans lequel un personnage voyage dans le temps à la recherche d'une Amérique fantasmée circa 1910 et se retrouverait bloqué dans un monde de carton-pâte spécialement créé pour divertir les masses, comme Un jour sans fin à Main Street, USA.

Cette histoire, et ses variantes, est plus ou moins celle de la centaine de la téléfilms romantiques de Noël qui inondent, chaque année, les écrans du monde entier à partir de la fin du mois d'octobre. Elle n'est pas ce que beaucoup qualifieraient sûrement de vision d'horreur. Elle est une bulle de bonheur pour de plus en plus nombreuses spectatrices.

Audiences en constante progression

Ce qu'on croyait être autrefois un petit plaisir de grand-mère s'est en effet largement démocratisé auprès de beaucoup plus jeunes femmes. «C'est très réconfortant de savoir tout ce qu'il va se passer, tout est bienveillant comme dans un cocon de bonheur parfait enrobé de lumières de Noël et de neige», m'explique par exemple Laure, 26 ans, qui travaille dans les médias et le cinéma à Paris.

Ce sont elles qui boostent les audiences des tranches d'après-midi (et du replay). Depuis quelques années, après avoir rattrapé le wagon de M6, pionnière du genre qui va jusqu'à en diffuser en prime time sur ses chaînes W9 et 6ter, TF1 a ainsi vu l'audience de cette case augmenter de cinq points en moyenne sur la cible des femmes responsables d'achat. «Ces téléfilms permettent à TF1 de passer d'une moyenne de 1,5 million à 1,8 million de téléspectateurs, et de bondir de 33 à 37% de part d'audience sur les responsables des achats», lisait-on sur Téléstar en 2017.

Depuis que la célèbre marque de carte de vœux Hallmark a décidé, il y a une dizaine d'années, d'investir dans la fiction pour alimenter Hallmark Channel, sa chaîne de télé sur le câble, le téléfilm romantique de Noël, né en 1951 sur les chaînes nationales comme du brand content sponsorisé, s'est transformé en véritable phénomène culturel mondial.

En 2018, ce sont ainsi 85 millions d'Américain·es qui ont regardé un ou plusieurs de ces téléfilms de Noël, une progression de 37% par rapport à 2015, déjà une année record avec 62 millions de téléspectateurs uniques. Sur la cible des femmes entre 18 et 49 ans, dès le mois de novembre, la chaîne se hisse à la première place des chaînes du câble, devant Fox News ou MSNBC, avec des audiences à près de deux millions de spectateurs et spectatrices en prime time.

Pour suivre le rythme, d'une petite dizaine de téléfilms de Noël par an au début de la décennie, Hallmark Channel est donc passée à une vingtaine vers 2015 pour atteindre en 2019 les quarante téléfilms inédits annuels. La production est tellement massive que la marque répartit désormais ces programmes sur deux chaînes, Hallmark Channel et Hallmark Movies & Mysteries. Si à Narnia, «c'est toujours l'hiver, mais jamais Noël», sur Hallmark, c'est toujours l'hiver et toujours Noël.

Si on lui ajoute la production de Netflix et de la chaîne Lifetime, concurrente sur la cible féminine mais originellement davantage portée sur le thriller domestique, qui doublent leur production de Noël chaque année depuis quatre ans, c'est bien dans une très ambitieuse opération de reconquête de Noël, une comédie romantique à la fois, que la télé s'est lancée.

Noël (très) blanc

Mais à quoi bon? Comme me le fait remarquer Elsa, «ils sont interchangeables et je ne me souviens ni des titres ni des acteurs». Pour Taylor, 33 ans, ce sont même «des grandes campagnes de propagande pour les valeurs traditionnelles et le conformisme, dans lesquelles [...] l'héroïne indépendante avec un bon boulot finit par se trouver un mec et par tout plaquer pour s'installer à la campagne et y faire la cuisine. C'est l'enfer sur terre et complètement anti-féministe».

Les téléfilms romantiques de Noël ont également une fâcheuse tendance à prendre un peu trop à la lettre le titre de l'emblématique chanson d'Irving Berlin «White Christmas» car, si Hallmark produit désormais quatre ou cinq téléfilms par an avec des héroïnes et héros noirs (sur les quarante inédits annuels), elle ne le fait seulement que depuis deux ans: en 2017, dans Le Train de Noël, Le Chalet de Noël ou Un Festival pour Noël par exemple, Danny Glover, Sheryl Lee Ralph et Holly Robinson Peete n'étaient que de vagues faire-valoir. Autant dire qu'on est encore loin d'y voir des couples mixtes et probablement, encore moins, des couples LGBT+.

«Il faut assumer à fond une forme de dissonance culturelle», me confie Elsa. Regarder des téléfilms romantiques de Noël quand on est une jeune femme moderne, indépendante, féministe, ouverte sur le monde et sa diversité, c'est accepter de vivre, pendant deux mois de l'année, dans un paradoxe. C'est se déconnecter d'un monde toxique et souvent hostile pour les femmes et les minorités en se réfugiant dans un autre qui aurait été fantasmé par ceux-là mêmes responsables de cette hostilité.

Une ironie qui n'échappe évidemment pas à la plupart des spectatrices. «En 2017, j'ai fait un premier bingo des téléfilms de Noël, et un deuxième mis à jour en 2018, que j'ai posté sur Twitter pour m'amuser et trouver un but un peu fun pour chaque visionnage, raconte par exemple Taylor qui revendique avec Marion, 28 ans, une passion pour le hate-watching. «Ça peut vraiment être une expérience hilarante pour peu que les gens connaissent un peu le concept du téléfilm de Noël et détestent la mièvrerie autant que toi», avoue cette dernière.

 

Pour autant, ajoute-t-elle, «regarder un film de Noël, ça me met direct dans un bon mood. Je me rappelle très bien du premier téléfilm que j'ai vu: Kristin Chenoweth jouait le rôle principal et elle devait convaincre les hommes de son village de poser pour un calendrier caritatif. C'était évidemment bête et cucul mais il y avait un petit truc supplémentaire: la magie de Noël».

«C'est ce que nous n'avons pas ici, explique Elsa. De la neige, beaucoup de neige, une grande maison à la décoration parfaite, un vrai sapin de deux mètres au milieu du salon, des gâteaux élégants et faits maison dans une cuisine démesurée où tu sens l'odeur à travers l'écran, des cadeaux à l'emballage millimétré, une patinoire géante. Une forme de “perfection de Noël” qui est assez enivrante.»

Trois règles à respecter

De fait, ces téléfilms de Noël, en particulier quand ils sont produits par Hallmark, répondent à un cahier des charges extrêmement précis avec, comme le racontaient en 2018 deux de leurs scénaristes à Entertainment Weekly, trois règles particulièrement strictes sur lesquelles la marque ne transige jamais.

Même tournés en plein cœur de l'été à Vancouver, il faut, d'abord et avant tout, de la neige, beaucoup de neige. «Nous voulions vraiment faire un film dans lequel l'intrigue s'articulerait autour de la peur qu'il n'y ait pas de neige à Noël, révélaient-ils. On nous a dit qu'on ne pouvait pas faire ça, qu'il devait y avoir de la neige. Les personnages ne peuvent pas attendre la neige, il doit y avoir de la neige. On ne peut pas les menacer avec une absence de neige. Notre idée de faire Noël à Miami? Jamais. Impossible.»

Ensuite, il y a Noël et tout ce qui fait Noël. «Nous avions un scénario, un film dans lequel les gens font des activités de Noël (comme des concours de bonhomme de neige ou de pain d'épices) dans presque chaque scène, ajoutait-il. Une de leurs plus grosses remarques était qu'il n'y avait assez “de Noël”!»

Enfin, troisième règle cardinale, il ne doit y avoir aucune agressivité ou méchanceté. Par exemple, chez Hallmark, on ne hait pas, on désapprouve; on n'y est pas un mauvais garçon, juste pas le bon garçon.

Plus implicite, mais pas moins capital, le pédigree des héroïnes est également un marqueur essentiel de la production d'un téléfilm de Noël. Leur succès dépend en effet beaucoup de ces visages qui ont imprégné l'enfance et l'adolescence des spectatrices.

Candace Cameron Bure, jeune star de la sitcom La Fête à la maison dans les années 1980 et 1990, est par exemple devenue une icône du genre, tournant un film pour Hallmark chaque année depuis 2013. Idem pour Danica McKellar, inoubliable Winnie Cooper dans Les Années coup de cœur, ou Lacey Chabert qui a débuté à 11 ans dans La Vie à cinq au milieu des années 1990 avant de devenir une business-woman nommée Kylie, Darcy ou Melanie revenant dans sa petite ville pour faire des gâteaux sous la neige. Forte de ses huit téléfilms de Noël en sept ans, c'est elle, comme me le rappelle Virginie, 37 ans, qui a été choisie pour accompagner Mariah Carey «afin de faire la promo d'un de ses chants de Noël» dans un téléfilm, Une Mélodie de Noël, dans lequel «elle quitte son job de créatrice de mode à L.A. pour revenir dans son Colorado natal s'occuper d'un spectacle d'école».

Les téléfilms de Noël sont «de délicieuses parenthèses, un petit réconfort hivernal», comme les décrit Ariane qui garde un souvenir ému de La Romance de Noël avec Olivia Newton-John et Gregory Harrison, l'histoire d'une veuve qui confectionne des gâteaux pour gagner quelques sous et qui se retrouve à héberger un riche homme d'affaires dans sa ferme avec ses filles et ses animaux. «On le connaissait par cœur avec ma mère», m'avoue-t-elle.

Lorsque, poursuit-elle, «dans la vraie vie, ce n'est pas si facile de se mettre dans l'ambiance de Noël quand on est maintenu dans la normalité du quotidien par le boulot», ils sont le signe de l'approche du seul moment de l'année où le temps peut, pour quelques jours, s'arrêter, où il semble enfin acceptable de se réfugier sous un plaid, près d'un feu de cheminée, un thé à la cannelle dans une main, la télécommande dans l'autre.

Au premier, comme au deuxième degré, ils sont une bulle hors du monde, le rappel, prévisible et rassurant, d'une sensation toute enfantine, le signe des retrouvailles avec le cocon familial, en sécurité, au chaud, loin du tumulte d'une vie citadine d'adulte.

cover
-
/
cover

Liste de lecture