Sciences / Économie

L'engagement contre le changement climatique ne se limite pas à une transition énergétique

Entre Black Friday et COP25, il est à souligner que les modifications à prévoir dépassent le cadre d'un simple passage d'une forme d'énergie à une autre.

Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez accueille la présidente de la Commission européenne Ursula van der Leyen à la COP25 au parc des expositions IFEMA-Feria de Madrid à Madrid le 2 décember 2019. | Pierre-Philippe Marcou / AFP
Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez accueille la présidente de la Commission européenne Ursula van der Leyen à la COP25 au parc des expositions IFEMA-Feria de Madrid à Madrid le 2 décember 2019. | Pierre-Philippe Marcou / AFP

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Le dernier rapport du Programme des Nations Unies pour l'environnement, publié un peu avant la COP25 qui se tient à Madrid jusqu'au 13 décembre, est savamment dosé. D'un côté, il tire brutalement la sonnette d'alarme: les gouvernements n'ont pas réussi à freiner l'augmentation des émissions mondiales de gaz à effet de serre. De l'autre, il donne des motifs d'espoir: le changement climatique peut encore être limité à 1,5°C. Mais cela supposerait que les mesures adéquates soient prises dès maintenant –et appliquées. En prend-on le chemin?

Raoul Vaneigem, inlassable critique de notre société (les générations plus anciennes se souviennent certainement de son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, que lisaient avec délectation les plus radicaux des soixante-huitards), n'y va pas de main morte dans l'un de ses récents ouvrages, Contribution à l'émergence de territoires libérés de de l'emprise étatique et marchande.

Selon lui, le capitalisme ne cherche même plus à cacher les dommages qu'il provoque. Au contraire, «il mise sur la peur, sur le désarroi, sur l'imminence fantasmatique d'une apocalypse pour propager un “hédonisme des derniers jours” qui lui permet de ratisser les fonds de poches des futurs chômeurs. Puisqu'il y a tout à perdre et rien à gagner, pourquoi en effet ne pas dépenser sur-le-champ l'argent que le futur promet de nous ôter?» La frénésie consumériste du Black Friday, que beaucoup dénoncent aujourd'hui, pourrait parfaitement rentrer dans ce cadre si l'on suivait ce raisonnement…

La fin d'un monde

Mais l'ancien situationniste belge, beaucoup plus subtil que cette analyse sans nuance pourrait le laisser penser, nous rappelle que si, depuis le fameux texte de Saint-Jean, Apocalypse, est devenu synonyme de cataclysme ou de fin du monde, le sens premier, étymologique, du terme est tout autre: l'apocalypse est une révélation. Il en conclut que «cette fin d'un monde n'est pas, comme on voudrait nous le faire croire, la fin du monde. Elle marque le début d'un monde nouveau». Sur ce point, on ne peut qu'être d'accord avec lui: l'arrêt du recours aux énergies fossiles sera une étape déterminante dans l'histoire du monde moderne.

La question se pose alors de savoir à quoi pourra ressembler ce monde nouveau. Car beaucoup de gens y travaillent. Si Raoul Vaneigem rêve d'une société d'autogestion généralisée, si d'autres à gauche veulent une alliance rouges-verts qui transformerait profondément notre société, d'autres réfléchissent à simplement faire face au problème du changement climatique –c'est déjà beaucoup!– sans se placer sur le terrain politique. Cette démarche doit être prise en considération.

Tout le monde n'aspire pas à des changements radicaux. En revanche, des propositions de nature à entraîner l'adhésion d'une large partie de la population pourraient avoir un large impact; nous avons encore une chance de limiter l'ampleur du changement climatique et de ses effets.

Du nouveau en Europe

De ce point de vue, on ne peut que se féliciter d'entendre Ursula von den Leyen se fixer comme objectif d'aller «vers la neutralité climatique d'ici le milieu du siècle». On ne peut que se féliciter de voir le Parlement européen, à l'occasion de l'ouverture de la COP25, plaider pour «une politique climatique européenne ambitieuse» et faire des propositions concrètes. Connaissant les orientations politiques de la nouvelle présidente de la Commission et du parti le plus fortement représenté au Parlement, on ne peut qu'être satisfait d'une prise de conscience qui ne paraissait pas évidente il y a quelques mois encore.

Les actes ne sont pas toujours en phase avec un propos qui se veut au plus vert, mais la mobilisation est incontestable.

Tout cela, ce ne sont que des discours, dira-t-on. Mais on en saura plus le 11 septembre lorsque sera présenté le green deal européen; il est probable que sera alors annoncée une accélération du programme de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Sur le terrain, contrairement à ce que l'on entend dire dans les manifestions, il se passe quelque chose. Les acteurs de l'économie se sont emparés du dossier et, dans les entreprises, on travaille sérieusement sur le sujet. Il ne faut pas être dupe, les actes ne sont pas toujours en phase avec un propos qui se veut plus vert que vert. Mais la mobilisation est incontestable.

Un défi à relever

Comme le soulignait l'économiste Christian de Perthuis lors d'une récente réunion de l'European Institute of Financial Regulation (EIFR), le système capitaliste ne progresse jamais autant que lorsqu'il a un défi à relever. Si l'on peut envisager aujourd'hui d'arriver à la neutralité carbone en 2050 (situation dans laquelle les émissions de gaz à effet de serre ne dépassent pas la quantité que la terre peut absorber), c'est principalement parce que la production en série de panneaux photovoltaïques a conduit à une baisse spectaculaire des coûts de l'énergie solaire. De ce fait, les énergies renouvelables peuvent concurrencer maintenant les énergies fossiles et se substituer à elles. On est là dans un schéma économique ultraclassique qui montre la souplesse du système et sa capacité d'adaptation.

En fait, la bataille actuelle la plus âpre se situe au sein du capitalisme entre défenseurs des énergies fossiles et défenseurs des énergies décarbonées. La victoire des seconds ne fait pas de doute: toute la question est de savoir si elle sera suffisamment rapide au niveau mondial, notamment en Asie et en Afrique, là où la demande d'énergie croît le plus vite.

Prévision de consommation mondiale d'énergie en Mtep. | BP Energy Outlook 2015 via Wikimedia

En tout cas, ici, on travaille. Ceux qui dénoncent l'inaction des pouvoirs publics et de l'industrie n'ont aucune idée de ce qu'il se passe en réalité. On se bouscule pour assister aux réunions chez Capgemini quand est présenté le World Energy markets Observatory et connaître les recommandations faites aux entreprises pour s'adapter à la nouvelle donne. On se bouscule aussi aux réunions du think tank The shift Project, qui se veut le promoteur d'une «économie soutenable» et où les cadres de l'industrie viennent confronter leurs idées et leurs expériences sur la transition énergétique.

Plus qu'un problème technique

Évidemment, ce n'est qu'une partie du problème. On ne peut travailler à la transition vers les économies renouvelables sans en même temps se poser la question des modes de vie. La polémique sur le Black Friday est révélatrice. Il est clair que cette insupportable campagne de promotions généralisées est incompatible avec la lutte contre le changement climatique. Il est d'ailleurs ahurissant que des journalistes économiques défendent cette pratique parce qu'elle vise à stimuler la consommation, donc la croissance.

Le Black Friday est précisément ce qu'il faut éviter: le but du jeu n'est pas de faire faire des économies aux consommateurs, il s'agit de les inciter à acheter des produits dont ils n'ont pas un besoin réel ou immédiat en leur faisant croire qu'ils font une bonne affaire. On peut certes déplorer que certains groupes militants tentent de bloquer des sites d'Amazon ou d'autres lieux de vente, car ces actions donnent une image désastreuse de ce que pourrait être une société dirigée par des gens ayant prétendument une conscience écologique; la sobriété ne s'impose pas par la force. Il n'en demeure pas moins vrai qu'on voit mal comment une politique climatique responsable pourrait s'accommoder de la persistance d'incitations à consommer toujours plus.

 

 

De nouveaux modes de vie

Cette question des modes de vie, les fournisseurs d'énergie eux-mêmes se la posent. Ainsi Alexandre Perra, directeur exécutif en charge de l'innovation, de la responsabilité d'entreprise et de la stratégie d'EDF affirmait-il le 27 novembre en présentant un sondage Ipsos sur le climat et l'opinion publique dans trente pays que «ne compter que sur la technologie serait prendre un grand risque», et qu'il faut «aider les gens à passer à un mode de vie moins émetteur». À propos de ce sondage, un point mérite d'être souligné.

Les personnes qui s'expriment le plus ne sont pas forcément celles qui font le plus. On pense en particulier au méprisant OK boomer, censé exprimer le manque d'intérêt des baby-boomers pour une cause qu'ils ne comprendraient pas. On constate que les plus jeunes (16-24 ans) sont effectivement les plus prompts à manifester, mais sont moins prompt·es que les plus de 55 ans quand il s'agit d'adopter les gestes du quotidien pour lutter contre le changement climatique.

«Les expériences locales sont un laboratoire d'innovations servant de garde-fou face aux excès du capitalisme post-carbone.»
Christian de Perthuis, économiste, dans «Le tic-tac de l'horloge climatique»

C'est toute la difficulté du sujet. Les gouvernements ont évidemment un rôle fondamental à jouer. Mais il est manifeste qu'ils n'avanceront que s'ils ont le sentiment de répondre à une demande de la population. La question du climat ne doit pas apparaître comme la préoccupation du seul électorat des partis de gauche ou des Verts; toutes les formations doivent s'en emparer et proposer leurs solutions. Cette question se pose aussi au niveau local où devront s'élaborer des politiques d'organisation des activités humaines plus respectueuses de la nature et du vivant.

Il est d'ailleurs étonnant de constater qu'aux réflexions radicalement subversives d'un Raoul Vaneigem sur «l'autogestion de la vie quotidienne» répondent les interrogations d'un économiste comme Christian de Perthuis sur «la promesse d'un monde meilleur». En conclusion de son ouvrage Le tic-tac de l'horloge climatique, le fondateur de la chaire Économie du climat à l'université Paris-Dauphine estime que les expériences menées à l'échelon local doivent être considérées comme «un laboratoire d'innovations servant de garde-fou face aux excès du capitalisme post-carbone et préparant son dépassement, plutôt que comme une alternative politique permettant de rapidement s'en affranchir».

En dépit de toutes les résistances au changement, il semble de plus en plus évident que la remise en cause du modèle ayant conduit aux problèmes environnementaux actuels doit conduire à l'élaboration de nouvelles formes d'organisation économique et sociale qui ne sont pas encore écrites. C'est un formidable chantier qui ne fait que s'ouvrir. Il y a là matière à un très beau débat citoyen. Les prochaines décennies promettent d'être passionnantes.

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