Culture

Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur les philosophes grecs

Dans son nouvel essai, l'historien Pierre Vesperini défend une vision à contre-courant de la philosophie antique.

Détail de <em>L'École d'Athènes</em> de Raphaël (1508-1512). | Musées du Vatican <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:%22The_School_of_Athens%22_by_Raffaello_Sanzio_da_Urbino.jpg">via Wikimedia Commons</a>
Détail de L'École d'Athènes de Raphaël (1508-1512). | Musées du Vatican via Wikimedia Commons

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Ni une histoire au sens classique, ni un inventaire à la Prévert des doctrines philosophiques de l'Antiquité, le nouveau livre de Pierre Vesperini, sobrement intitulé La philosophie antique (Fayard), est une invitation audacieuse à un «voyage ethnographique» en territoire inconnu.

Des Anciens, des Grecs en particulier, nous pensons tout savoir. Nous voyons notamment en eux les précurseurs héroïques de notre modernité. Erreur!, nous explique Pierre Vesperini, qui se livre dans ce nouvel opus à son exercice favori de briseur de mythes.

Après avoir remis l'empereur Marc-Aurèle à sa juste place dans Droiture et mélancolie (Verdier, 2016) et taillé quelques croupières à l'historiographie traditionnelle dans Lucrèce (Fayard, 2017) –Michel Onfray en est presque tombé en pâmoison–, l'historien s'attaque cette fois au continent tout entier de la philosophie antique. Avec un objectif ambitieux: «Reconstituer les différentes expériences que l'on appelait “philosopher” dans l'Antiquité» –où l'on prend conscience qu'un même mot, «philosopher», n'a pas toujours eu la même signification à travers les âges.

Ainsi, à la question «Qu'est-ce que philosopher?», un Grec de l'Antiquité et un philosophe du XXIe siècle répondraient de manière diamétralement opposée. Si, pour les post-hégéliens, la philosophie est «une activité qui a un rapport consubstantiel à la raison et à la recherche de la vérité, ce qui la distingue notamment de la religion, de la littérature et de l'art», ce n'était pas du tout le cas pour les Grecs.

Pierre Vesperini l'affirme: contrairement à la philosophie européenne moderne, la philosophie antique ne s'est jamais fixé pour but de parvenir à une vérité quelconque, dont les Anciens savaient qu'elle était inatteignable.

Il aura fallu que survienne le christianisme et sa «tyrannie de la vérité» pour que change le paradigme. Parce qu'elle s'affirmait unique détentrice d'une vérité qui repose sur la foi et qui ne se prouve donc pas, la nouvelle religion chrétienne a mis fin à toute discussion et conditionné durablement le cadre de pensée européen: «La représentation de la philosophie en recherche de la vérité et en doctrine à intérioriser sous forme de foi [...] est en fait une sécularisation d'un processus religieux initié par l'Église à la fin de l'Antiquité», résume Pierre Vesperini. À cette aune, la philosophie antique ne nous apparaît que plus lointaine et exotique.

Ni rationnels, ni areligieux

Une fois dit cela, le schéma classiquement admis selon lequel les Grecs ont inventé la pensée rationnelle, dont l'Europe serait l'héritière, s'effondre. Cette vision a été forgée par l'idéalisme allemand à la fin du XVIIIe siècle; elle postule, avec Hegel en particulier, que les Grecs furent les premiers à passer «du mythe à la raison», selon l'heureuse formule de Wilhelm Nestle. Mais rien n'est moins sûr.

Tout géniaux qu'ils furent, les Thalès, Socrate, Platon et autre Aristote n'auraient finalement été que des hommes de leur temps: comme philosophes, ils n'étaient ni «rationnels», ni «areligieux», ni «amythiques» et ne se distinguaient en rien de leurs contemporains sages et sophistes, qui tiraient comme eux leur connaissance des dieux.

Socrate, quand il affirme ne rien savoir, n'apparaît ainsi plus comme l'un des étendards du rationalisme occidental, mais comme le destructeur «systématique de toute revendication de savoir humain», les dieux seuls détenant la connaissance.

En conséquence, l'écrit perd toute valeur comme moyen d'acquisition de la vraie connaissance et se résume à un aimable divertissement ou, au mieux, à un vecteur efficace de transmission des savoirs techniques, une «philosophie encyclopédique» incarnée à la perfection par un Aristote bourreau de travail et avide de tous les savoirs terrestres. Mais la connaissance suprême, «foudroyante et incommunicable», à laquelle Platon s'efforçait d'initier ses élèves de l'Académie, relève du seul domaine des dieux.

Cette absence de vérité une et définitive dans l'Antiquité s'explique aussi par le fait qu'à l'époque, il n'existait pas une philosophie, mais des philosophies. Trois, pour être exact: une philosophie initiatique qui se concevait comme voie d'accès à la connaissance du divin, une philosophie encyclopédique tournée vers la connaissance du réel et une philosophique éthique érigée en code de bonne conduite, véritable «orthopraxie» dont Marc-Aurèle, plus empereur que philosophe, fût le meilleur des zélateurs.

Dans son livre, Pierre Vesperini se propose de traiter «à parts égales» ces trois «façons» de philosopher qui ont coexisté pendant toute l'Antiquité. Par ce moyen, c'est à son altérité et à son étrangeté qu'est rendue la philosophie antique dans son ensemble. Elle ne peut se comprendre qu'en puisant aux sources mythiques, littéraires ou poétiques –la liste est non exhaustive–, et pas seulement philosophiques dans leur acception actuelle.

La philosophie antique

de Pierre Vesperini

Éditions Fayard

Paru le 23 octobre 2019

496 pages. Prix: 24 euros.

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