Société / Culture

Je me suis projeté à Hollywood en 2050

Face aux catastrophes naturelles, aux effets spéciaux de plus en plus réalistes et à la multiplication des plateformes de streaming, à quoi pourrait ressembler la Mecque du cinéma dans trente ans?

Destruction du «Hollywood Sign» par un tremblement de terre dans le film <em>San Andreas</em> (2015). | Capture d'écran via YouTube 
Destruction du «Hollywood Sign» par un tremblement de terre dans le film San Andreas (2015). | Capture d'écran via YouTube 

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Cet article est une fiction d'anticipation.

Parce que mes parents s'étaient rencontrés à une avant-première d'Avengers en 2012 et que j'étais née quelques jours seulement après la sortie du quatrième épisode, sept ans plus tard, ils avaient choisi de m'appeler Morgan, comme la fille du héros. «Je t'aime 3x1.000», me susurrait mon père, petite, en mémoire de sa célèbre réplique.

Avec lui, j'ai regardé ces films en boucle sur Disney+. «La meilleure babysitter qu'on ait jamais engagée», m'a avoué ma mère quelques années plus tard. C'est là, sous le plaid, au chaud, que j'ai aussi vu Avatar, Star Wars et toutes leurs suites. «À quoi bon sortir? Pour 40 dollars, on a tout ce qu'il faut ici», me disait mon père ravi de payer pour tout un combo d'abonnements nous offrant tout le divertissement du monde dans le confort de notre salon –et lui évitant de sortir la voiture du garage. Malgré la mystique familiale entourant la salle de cinéma où s'étaient rencontrés mes parents, c'est donc sur HBO Max que ma mère m'a fait découvrir les films de Charlie Chaplin et Buster Keaton et, sur Netflix que j'ai ouvert à l'adolescence, la boîte des films romantiques.

À 19 ans, le soir où un garçon avec un sérieux béguin m'a invitée à voir Mulholland Drive lors d'une rétrospective David Lynch, j'ai réalisé que je n'avais jamais visité une salle de cinéma de ma vie. Si ce moment ne devait avoir rien d'exceptionnel –il ne l'était pas pour lui–, je crois avoir ressenti le même genre d'émotion que les premiers croyants pénétrant dans Notre-Dame. Pour autant, de l'aveu même de mon partenaire cinéphile d'un soir, je n'étais pas l'exception. Lui l'était. «Le partage avec le public ne te manque pas?, s'était-il seulement interrogé. Entendre une salle rire, pleurer, avoir peur en même temps que soi est une expérience qui empêche de se sentir seul.» Comme une idiote, je lui ai répondu que Twitter était fait pour ça.

Aussi impressionnante que soit l'expérience, la salle de cinéma n'est plus qu'un écran comme un autre. Choisir d'y aller, c'est juste choisir le plus grand (et le plus cher) de toutes les options. Tous les films ayant le droit de sortir simultanément sur tous les écrans depuis la loi de 2041, c'est un choix comme un autre, comme acheter une robe Chanel plutôt que Zara.

Le choix de la salle est celui de l'exception. C'est pour cela que mon père, après les avoir désertées pendant près de trente ans, a voulu y passer quelques-uns de ses derniers moments. Il est décédé l'an dernier, à seulement 62 ans. Une maladie X, particulièrement virulente dans le Nord-Est. «On savait que cette épidémie arriverait un jour, mais personne n'aurait pu la prévoir dans sa forme actuelle», avait insisté l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui soupçonnait les inondations massives de 2045. Elles avaient transformé Baltimore, pendant plusieurs jours, en ville sous-marine, et auraient propagé de nombreux produits toxiques stockés dans les usines de la région, contaminant les écosystèmes et propageant un nouvel agent pathogène, inconnu jusqu'alors.

Pour cette raison, j'ai décidé de partir pour Hollywood. J'aurais bientôt 30 ans. Je devais tenter ma chance. J'avais connu quelques petits succès dans des pièces à New York. J'avais aussi tourné dans une vidéo qui avait bien marché sur YouTube: un milliard de vues. Ce n'était évidemment pas autant que les trente milliards du dernier clip de Jam 17, le super-groupe sino-coréen qu'on entend partout en ce moment, ou de la dernière vidéo de chirurgie esthétique de Kylie Jenner, mais ça restait suffisant pour tenter sa chance.

La ville a perdu de son éclat depuis le «Big One» il y a treize ans, «7,8 sur une échelle de Richter». Ce séisme avait tué 1.400 personnes à Los Angeles, où se situait l'épicentre, en grande partie à cause des centaines de feux dantesques qui s'étaient déclenchés un peu partout dans la métropole. Brûlées ou asphyxiées, des dizaines de personnalités hollywoodiennes, pros de la décoration, de la production mais aussi de la comédie, certain·es oscarisé·es, avaient péri, causant un traumatisme dont j'avais la sensation qu'il consommait encore l'âme de la ville.

Des plaies impossibles à cicatriser tant les incendies devenaient, chaque année, plus intenses sous l'effet cumulé de la hausse des températures et du manque de précipitations. Cela fait aujourd'hui six mois que je suis arrivé et il n'est toujours pas tombé une goutte d'eau.

Ce deuil impossible semble avoir néanmoins réussi à accomplir ce que des décennies d'alertes sur le dérèglement climatique avaient échoué à faire: pour la première fois, il ne s'agissait plus de résignation, mais d'action. C'est ce qui a permis à Los Angeles de ne pas sombrer comme les villes du nord-est, Baltimore ou Washington D.C. Peut-être l'esprit de pionnier avait-il survécu quelque part dans les gènes de la ville et de ses habitant·es? À moins que la culture de la célébrité ait été plus forte que tout?

La perte des infrastructures dans le séisme avait été un moyen de repenser la métropole, bien aidée, bien sûr, par une gentrification climatique rampante qui avait délogé les plus pauvres des quartiers centraux comme East L.A. au profit des plus aisés délaissant les côtes et les zones montagneuses exposées aux feux.

Au lieu de rénover à l'identique, les autorités avaient par exemple décidé de transformer les longues autoroutes en voies pour véhicules autonomes. La mairie était même allée jusqu'à interdire les voitures à essence. Résultat: aujourd'hui, les embouteillages ont disparu. Les bruits de la ville ont disparu. Le ciel est redevenu bleu. Ville moderniste et résiliente par excellence, Los Angeles, depuis quelques mois, a comme des airs de ville du futur, celle que je voyais, le samedi soir, dans les vieux films regardés par mon père comme Minority Report.

Par conséquent, les studios, après avoir été partiellement détruits par le tremblement de terre, avaient progressivement quitté Hollywood et ses collines très vulnérables aux feux, et s'étaient étalés à divers endroits de la ville. En quelque sorte, Los Angeles est devenu Hollywood et inversement. Avec l'exil migratoire vers Portland et Seattle, l'industrie du cinéma s'est accaparée la ville et ses territoires les plus épargnés par les catastrophes naturelles.

De toute façon, ils n'ont plus besoin de ces alignements de soundstages, de ces monumentaux décors et de tous ces grands espaces. Le cinéma d'Hollywood est désormais exclusivement une affaire de numérique. C'est sa marque, celle de ses blockbusters, celle qui la différencie de la masse. Il est devenu impossible de savoir si une maison, un meuble, un animal, un objet ou même un brin d'herbe est réel ou non. Avec la sortie en 2027, l'année de mes 8 ans, du cinquième et dernier volet d'Avatar, la frontière entre le virtuel et le réel s'était mise à disparaître. Il ne s'agissait plus seulement de créer des mondes imaginaires mais de recréer le réel.

Ce que l'on appelait hier les «conditions réelles de tournages» ou «les décors naturels» sont devenus l'apanage des productions bas de gamme, à petits budgets, «les séries B» comme disait mon père à son époque. Il est devenu si simple et accessible de filmer, de prendre le son et le mixer, de monter et créer des effets spéciaux, que certaines images, celle du monde réel, ont perdu de leur force, de leur pouvoir d'évocation. Mon neveu, qui fêtera ses 12 ans l'année prochaine, parle ainsi des «films réels» comme mon père parlait des films «en noir et blanc». Ils sont, je le cite, «des films pour les vieux».

Un paradoxe quand on sait qu'il n'a à la bouche que des noms comme James Dean, Tom Cruise, Cameron Diaz, Eddie Murphy ou Audrey Hepburn, des acteurs et actrices qui avaient connu leur heure de gloire dans ces «films pour les vieux» et qui, s'ils n'étaient pas déjà morts depuis des décennies, s'en rapprochaient dangereusement –même si Tom Cruise, à 88 ans, semble encore en avoir 60.

Après que Brad Pitt, Will Smith ou Robert De Niro, certaines des stars préférées de mon père, avaient essuyé les plâtres des technologies de de-aging, les studios avaient régulièrement remplacé les acteurs et actrices par des versions numériques d'elles-mêmes. Quand James Dean, mort en 1955, avait finalement été choisi pour incarner un rôle dans un film sorti en 2021, la boîte de Pandore avait été ouverte pour de bon. Il était possible de se passer de décors en bois et en plâtre, mais aussi d'acteurs et d'actrices en chair et en os.

Nouvelles propriétés intellectuelles, les stars d'hier sont devenues les stars d'aujourd'hui, la mort une simple étape de leur carrière, comme recevoir un Oscar ou jouer dans sa première comédie. Face aux maladies inconnues, aux guerres de l'air et de l'eau, depuis cinq ou six ans, elles sont le nouveau Zeitgeist, les nouveaux super-héros, les symboles de temps perçus comme meilleurs.

Le film dont tout le monde parle en ce moment est par exemple un film d'action avec Meryl Streep se déroulant en 2020, juste avant l'élection d'Elizabeth Warren. Streep, qui y joue une espionne, avait beau être décédée depuis deux ans, à l'âge de 99 ans, elle y apparaît, avec l'élégance et la grâce de ses 30 ans, virevoltante et plus increvable que jamais, sautant de voitures en marche ou corrigeant des dizaines d'hommes beaucoup plus musclés qu'elle.

«Elle n'aurait jamais joué dans ça de son vivant. Elle a été nommée vint-neuf fois aux Oscars!», s'énervait ma mère. «C'est ça, ou rien!», lui avais-je répondu. Comme les pandas il y a deux ans ou les tigres il y a cinq ans, les stars de cinéma se sont éteintes en silence. Il n'y a eu ces dernières années que des visages (presque) anonymes, des «Chris» ou des «Jennifer», des gens dont personne n'était vraiment capable de retenir le nom. Les Timothée Chalamet, Tom Holland ou Zendaya avaient peut-être fait illusion quelques temps, quand j'étais petite, avec des films comme Spiderman vs Venom ou la duologie Dune, mais ils n'avaient pas tenu. Avec eux et le récent décès de Leonardo DiCaprio s'est éteint le cinéma comme mes parents et surtout mes grands-parents l'avaient connu.

Si Los Angeles avait perdu de son éclat, Hollywood avait perdu de sa mystique. Je l'ai ressenti à la seconde où j'ai annoncé que je partais m'y installer. «Tu te crois en 2001 ou quoi?», m'a par exemple interpellé un ami trouvant, je cite, que «mon obsession pour Mulholland Drive allait trop loin». Tout l'inverse, en fait. J'ai déménagé à Los Angeles justement parce que nous n'étions plus en 2001 et que je pouvais y saisir une chance qu'on m'aurait autrefois refusée parce que je ne ressemblais pas à Naomi Watts.

Avec son esprit de village, Hollywood a aussi retrouvé son goût de la performance physique. Comme à ses débuts, il y a un siècle et demi, au temps du muet, l'industrie s'est reprise de passion pour les corps, leurs mouvements. Si des ordinateurs sont capables de reproduire des visages et des voix humaines, ils ne sont pas encore totalement capables de reproduire des démarches, des attitudes, toutes ces ondulations, ces frémissements, ces secousses qui parcourent le corps quand il se meut et s'émeut. Il faut encore un être humain pour créer l'intensité d'un regard triste et la sensualité d'un bassin. Les visages de Robert De Niro ou Marilyn Monroe ont beau être toujours à l'affiche, il faut inlassablement un acteur ou une actrice pour créer un regard aussi intense que celui à la fin de Taxi Driver ou un chaloupé de derrière aussi spectaculaire que celui dans Certains l'aiment chaud.

C'est cela que je viens chercher: marcher dans les pas de Buster Keaton et d'Andy Serkis, le nom sur toutes les lèvres pendant les auditions. À 86 ans, ce dernier est vu comme un modèle, une icône, une légende par toute une génération de jeunes gens qui n'étaient pas encore nés quand il incarnait ses plus grands rôles. Hier après-midi, la fille assise à côté de moi pour incarner «le corps» de Julia Roberts dans une comédie romantique était intarissable sur Le Seigneur des Anneaux ou La Planète des Singes qu'elle «a vu des centaines de fois juste pour la performance d'Andy en Gollum et César».

Blonde, grande, mince, avec un large sourire, elle ressemblait beaucoup à l'image qu'on se faisait d'une star hollywoodienne en 2001. Aujourd'hui, pourtant, c'est moi, avec mon visage banal, qui ai décroché le rôle. Je veux penser que mon père aurait été fier.

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