Société / Culture

On peut apprécier l'œuvre d'un monstre, même s'il s'agit de Polanski

Le monde n'est pas séparé en deux catégories: le bien et le mal, l'ombre et la lumière. Nous ne devons pas être réduits à certains de nos actes.

Impossible de séparer l'homme de l'artiste: l'artiste ne serait rien sans l'homme. | Laurent Emmanuel/AFP
Impossible de séparer l'homme de l'artiste: l'artiste ne serait rien sans l'homme. | Laurent Emmanuel/AFP

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Je n'accuse pas, titre Philippe Lançon dans le dernier Charlie Hebdo.

C'est la posture la plus difficile. C'est le choix le plus compliqué.

Dire qu'il suffirait d'attendre quelques années que Polanski soit mort et qu'on n'en parle plus, pour que ses films puissent être vus sans état d'âme.

En effet quand les gens sont morts, c'est moins grave. La polémique s'éteint tranquillement, sombrant dans l'oubli. Les victimes sont moins à plaindre, les bourreaux moins monstrueux. Comment expliquer, sinon, que l'on continue de regarder les films de Charlie Chaplin, ce monstre pédophile qui a mis enceintes deux filles de 16 ans? Comment continuer de lire L'insoutenable légèreté de l'être, quand on connaît les soupçons de délation qui pèsent sur Milan Kundera? Comment faire réciter à son enfant des poèmes d'Arthur Rimbaud, ce marchand d'armes? Comment ne pas faire une croix sur le film Autant en emporte le vent, quand on sait ce dont Clark Gable fut accusé (de viol)?

On est en 2019, et il semble que toute une partie de la société soit en train de découvrir que le mal existe ailleurs que dans les films et les romans.

Le monde de l'imaginaire nous est nécessaire, vital. Qu'il s'agisse de contes de fées, de dessins animés, de films, de romans, de nouvelles, de poèmes. L'humain, et c'est ce qui le caractérise le mieux, est capable de transformer le réel, de le transformer en fiction, non seulement pour l'enchanter mais aussi, et surtout, pour le supporter. Nous sommes capables de raconter des histoires à la cruauté insoutenable, et par la magie de notre imagination si créative, de décider quelle en sera l'issue.

Complexité humaine versus manichéisme

Dans beaucoup de nos films et de nos livres, les méchant·es sont puni·es, les bons sont victorieux, ou, du moins, et contrairement à ce qu'il se passe dans la vraie vie, bénéficient de la reconnaissance des épreuves qu'ils et elles ont traversées. Ne serait-ce que par le simple fait qu'on raconte leur histoire, réelle ou fantasmée. C'est aussi à cela que servent les procès, pas seulement à (tenter de) rendre la justice, mais aussi à témoigner de l'histoire des victimes. C'est encore à cela que servent les cérémonies funèbres: à raconter à celles et ceux qui restent l'histoire de celui ou celle qui est mort, généralement en mettant en avant les événements les plus positifs de sa vie.

Tous les récits qui deviennent des œuvres d'art plus ou moins réussies, tous, partent de l'expérience humaine. Il n'y aurait pas d'histoire s'il n'y avait pas de vécu. Dans les histoires les plus simplistes qu'on nous raconte, il est souvent aisé de choisir son camp –ce ne sont pas les plus passionnantes mais ce sont les plus immédiatement satisfaisantes. Comme il est reposant pour l'âme de savoir à qui s'identifier sans déchaîner de tempête sous un crâne!

Pourtant, les meilleurs films et les meilleurs livres ne sont pas ceux qui tracent une ligne claire entre les bons et les mauvais, mais ceux qui arrivent à nous présenter des personnages ambivalents chez qui se développe toute la complexité humaine. Dans un film, dans un livre, un salaud ou un assassin peut être montré dans toute sa complexité humaine, avec ses faiblesses et ses côtés lumineux. Lorsqu'il existe des monstres absolus, on se retrouve dans le monde manichéen de l'enfance ou du surréalisme –et, souvent, le narrateur ou la narratrice prend soin d'expliquer le cheminement du «monstre» et d'expliquer comment il en est arrivé là.

L'art, miroir de la réalité

Ces personnages de fiction ont leurs modèles dans la vie réelle. Comment rationnellement avancer qu'il existe des êtres humains à une seule facette, toujours positive, ou absolument noire, sans la moindre tache morale, sans la moindre faille humaine, ou sans la moindre part de lumière? Y a-t-il encore quelqu'un pour croire à la fable rousseauiste de l'innocence absolue des humains à la naissance? (D'ailleurs ne lisez pas Rousseau. Il a abandonné ses gosses.)

Il semble illusoire de penser que ces œuvres de fiction pourraient exister sans leurs modèles humains. L'art n'est qu'un miroir de notre réalité, et c'est lui qui nous la rend supportable –d'une part parce qu'il nous permet de nous identifier et, de l'autre côté du miroir, parce qu'il nous permet de rejeter l'autre comme n'étant justement pas nous. Grâce à l'art, nous pouvons accepter notre humanité et nos failles, tout en gardant l'espoir que toute possibilité d'amélioration de la race humaine n'est pas perdue.

Mais surtout l'art permet, tant au créateur ou à la créatrice qu'à celles et ceux qui profitent de l'œuvre, de se placer un instant à la place de Dieu et de se laisser croire en la possibilité non seulement de changer le destin, mais aussi d'en juger les protagonistes. Oui, voilà, comme dans la vie. Sauf que dans la vie, nous n'avons pas la possibilité de manipuler le destin des autres, et nous ne pouvons pas éteindre le poste, refermer le livre ou quitter la salle quand ce que nous voyons ne nous convient pas.

«Le mal existe,nous sommes des êtres imparfaits, et il est vain de refuser cette réalité.»

Il faut vivre, et accepter de fréquenter et, parfois, d'aimer des hommes et des femmes qui commettent des actes que nous estimons monstrueux. Il faut, car nous n'avons pas le choix, regarder en face la vérité de l'humain: nous sommes des animaux ni intrinsèquement bons, ni intrinsèquement mauvais, et ne pouvons être réduits à certains des actes que nous commettons. Cela ne veut pas dire qu'il est souhaitable ou excusable de commettre des crimes, ni que tous ont la même portée ou le même degré de cruauté ou de gravité, cela veut dire que le mal existe, que nous sommes des êtres imparfaits, certains plus que d'autres, et que si nous ne pouvons que le déplorer, il est vain de refuser cette réalité.

Certains humains commettent des actes ignobles, et ces êtres nous ressemblent. Parfois, ils vivent à nos côtés, dans nos maisons, dans nos écoles, écrivent des livres et réalisent des films, peignent des tableaux. Ils s'inscrivent dans la même humanité que nous. On peut les mépriser pour leurs crimes, on doit souhaiter qu'ils soient sanctionnés, mais on ne peut nier que ces personnes existent et qu'elles font partie de la communauté humaine au même titre que nous.

Or c'est ce que sont en train de réclamer celles et ceux qui se font les censeurs d'une œuvre et les juges de son public sous le prétexte qu'elles et ils en rejettent la moralité du créateur. Il ne faut pas séparer l'homme de l'artiste, entend-on hurler, et on doit tout rejeter en bloc. C'est tout à fait vrai; il n'est pas question de séparer l'homme (sous-entendu le criminel) de l'artiste. Non seulement il ne faut pas, mais le voudrait-on qu'on ne le pourrait pas. L'artiste ne serait rien sans l'homme.

Homme et artiste

Dans le cas de Polanski, puisqu'aujourd'hui c'est lui qui nous occupe, c'est bien l'homme qui a violé, qui a fui son châtiment, et c'est aussi lui qui a été martyrisé enfant puis adulte, et c'est la somme de toutes ces expériences qui en font l'artiste qu'il est. Les deux sont indissociables. Déplorons que la justice des hommes ne soit pas suffisamment au point pour punir sur-le-champ, avec la plus grande impartialité et dans le souci du respect des victimes, les hommes qui commettent des actes aussi atroces que le viol d'une gamine de 13 ans.

Si le monde était parfait, Polanski aurait payé sa dette à la société et il aurait été puni du viol originel (pour peu qu'il n'y en ait pas eu d'autres avant). Et peut-être n'aurait-il pas recommencé (pour autant qu'il ait recommencé). Sauf que c'est une vision simpliste, tellement simpliste: car dans un monde idéal, il n'aurait pas violé du tout. Dans un monde idéal, lui-même n'aurait pas été victime des adultes lorsqu'il était enfant. Dans un monde idéal, il y a les gentil·les d'un côté et les méchant·es de l'autre, et la ligne est simple à tracer. Dans un monde idéal, il suffit de ne pas aller voir un film pour se nettoyer la conscience.

On est libre de penser que c'est moche, mais ce n'en est pas moins une réalité: on peut être indifférent·e au fait qu'un cinéaste se soit rendu coupable d'un crime. Tout comme la plupart des gens se tamponnent de l'excision à vif des petites filles en Somalie, des Ouïghour·es emprisonné·es en Chine, des enfants mexicain·es arraché·es à leur mère à la frontière états-unienne, oui, c'est vrai, la plupart des gens s'en foutent. Et oui, c'est moralement condamnable, c'est un scandale, car l'âme humaine est scandaleuse. Je ne suis pas en train de défendre les actes de torture, de barbarie et ce qu'on s'attache à nommer de façon si impropre des actes «inhumains» –car c'est bien ce qu'il y a de plus humain en nous que cette capacité à faire souffrir les autres–, mais de m'étonner de la naïveté de celles et ceux qui ont l'air de la découvrir.

«Il faut arriver à se dire que nous pouvons choisir de ne vivre que dans une sphère d'êtres purs.»

Chacun a le droit de boycotter Polanski et de se refuser à voir ses films, tout comme chacun a le droit de ne plus regarder une toile de Gauguin ou un film de Chaplin. La liberté est valable pour tout le monde. Et chacun est libre de maudire, pacifiquement, celles et ceux qui choisissent de le faire. C'est la base de la liberté de pensée et d'expression dans une démocratie. 

Mais outre que pour rester tout à fait cohérent·e avec cette logique il faut accepter de se priver d'une grande, d'une très grande partie de la production artistique humaine dont les auteurs ont pu commettre des abominations, il faut aussi apprendre à vivre avec cette certitude d'être du côté des gentil·les, de celles et ceux qui n'ont rien à se reprocher, et qui ne sont capables d'aimer que des humains sans tache et sans ambiguïté. Il faut arriver à se dire que nous pouvons choisir avec certitude de ne vivre que dans une sphère d'êtres purs.

Libres d'aimer et de haïr

Il ne s'agit pas là d'un plaidoyer pour le pardon ou pour l'oubli; personnellement je suis atrocement rancunière et je n'ai jamais compris le principe de prescription. Polanski a violé; à mes yeux, c'est un salaud et c'est impardonnable. Toutefois je reconnais le droit à sa victime de décider de tourner la page. D'un autre côté, Polanski a produit une œuvre et à mes yeux, c'est un bon cinéaste. Si je n'ai aucune envie de le côtoyer, je comprends aussi qu'on puisse l'aimer. Qu'il puisse avoir des ami·es, des proches, des fans qui admirent son talent, et pour qui il peut ne pas être aussi simple de faire la part des choses entre les messages que leur envoie leur cerveau et ceux que leur dictent leurs tripes.

Ce qui est beau dans notre liberté, c'est que nous sommes libres d'aimer et de haïr. Et ce qu'il faut arriver à comprendre, c'est qu'on peut faire les deux en même temps, aussi dérangeant que cela soit. Et tolérer que mes haines ne soient pas les vôtres, c'est le chemin le plus difficile à emprunter.

C'est Barbara qui me vient à l'esprit quand je pense à la complexité des sentiments et à l'amour, à l'admiration ou à l'indifférence que l'on peut éprouver envers quelqu'un digne de haine et de mépris. Barbara qui a écrit et chanté la plus belle chanson d'amour pour un monstre qu'elle aimait.

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