Sciences

Le clitoris pourrait servir à la fois au plaisir et à la reproduction

Mais y-a-t-il vraiment de quoi se mettre la rate au court-bouillon?

Sa stimulation contribue notamment à augmenter le taux d'oxygène dans le vagin, ce qui facilite la mobilité des spermatozoïdes. | Tarnas Chernus <a href="https://unsplash.com/photos/p2n1zvbA5_4">via Unsplash</a>
Sa stimulation contribue notamment à augmenter le taux d'oxygène dans le vagin, ce qui facilite la mobilité des spermatozoïdes. | Tarnas Chernus via Unsplash

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Depuis 1959, la carrière de Roy J. Levin s'articule autour de trois maximes: le diable se cache dans les détails; il faut voir ce que tout le monde a déjà vu, mais penser ce que personne n'a encore pensé; le boulot du scientifique n'est pas celui de l'avocat qui collecte des faits favorables au dossier qu'il doit défendre, mais consiste à rechercher des données soutenant et contredisant son hypothèse afin d'en tirer une conclusion.

Trois apophtegmes, comme il les qualifie lui-même, qui auront poussé ce physiologiste aujourd'hui retraité de l'université de Sheffield (Royaume-Uni) à se pencher sur les fonctions reproductives du clitoris pour en concevoir le premier état de l'art de l'histoire. La conclusion qu'il en tire? Que le clitoris possède «à la fois des fonctions procréatives (reproductives) et récréatives (plaisir) d'égale importance».

Ce qui n'est pas passé comme une lettre à la poste. Dans le Telegraph, Judith Woods y voit une mauvaise nouvelle pour les femmes et plaint tellement une hypothétique Madame Levin qu'elle espère Monsieur célibataire. Dans Metro, Jasper Hamill ironise à son tour sur ce scientifique –une première version de l'article insistait sur le fait qu'il soit un homme– qui aurait «enfin compris pourquoi les femmes ont un clitoris», avant de conclure par un sondage demandant à son lectorat de voter pour l'une ou l'autre des fonctions. Des comptes-rendus un peu plus exhaustifs comme ceux de Science Alert ou de The Conversation se focalisent pour leur part sur le caractère «controversé» des recherches de Levin.

Mais pourquoi tant d'émoi pour une hypothèse qui n'a vraiment rien de farfelu?

Sexologie vs physiologie

Que le clitoris soit un organe exclusivement dédié au plaisir est une idée que l'on retrouve autant dans le discours féministe que dans la littérature sexologique. S'il laisse de côté les productions militantes, Levin souligne et déplore l'hostilité que peuvent exprimer les savantes face à la double fonction clitoridienne. Il cite ainsi l'anatomiste Helen O'Connell, pour qui «attacher une fonction reproductive aux mécanismes d'excitation sexuelle» serait «contraire au plaisir sexuel» et qui fustige l'«explication reproductive d'un phénomène sexuel» comme un «manque de reconnaissance de la fonction sexuelle féminine distincte de la reproduction».

Levin n'est pas non plus tendre avec la psychanalyste Joanna Ryan qui, critiquant une de ses consœurs défendant (sans preuves scientifiques convaincantes, remarque néanmoins Levin) une possible fonction reproductive du clitoris, «pontifie de manière antipathique» sur le fait qu'elle réduirait l'expérience et le plaisir sexuels féminins aux fonctions de la reproduction hétérosexuelle. Aux yeux de Levin, de tels commentaires sont de «malheureux jugements de valeur dénués de sens» qui, non contents d'ignorer la dualité récréative et reproductive des mécanismes d'excitation sexuelle, laissent entendre que «les mécanismes de reproduction et leur étude seraient en quelque sorte inférieurs à ceux générant le plaisir sexuel». Quant au plaisir sexuel comme mono-fonction du clitoris, le scientifique œuvrant depuis le début des années 2000 comme chercheur indépendant, ne voit qu'un «mantra».

On récupère ici le premier précepte derrière lequel Levin aura harnaché ses recherches. Le diable qui se cache dans les détails, c'est une exclusivité récréative du clitoris trop belle, et surtout trop simple, pour être vraie. Selon Levin, une explication de ce simplisme –qu'il retrace dès les origines de la sexologie comme champ proprement scientifique à la fin des années 1940– est à dénicher dans l'hermétisme de la sexologie à la physiologie, et réciproquement. «Les membres des deux disciplines ont peu ou pas de coopération interdisciplinaire, se rencontrent rarement et ont chacun leurs propres publications, conférences et sociétés, et obtiennent leurs subventions de différentes sources», écrit-il dans sa synthèse. Levin, lui, cherche à jeter des ponts entre les deux rives.

La physiologie vaginale taboue

D'un côté, il déplore la sexophobie de ses collègues physiologistes. Il est ainsi persuadé que sa spécialisation dans l'étude de l'excitation sexuelle humaine aura été «un frein pour sa carrière» et se rappelle les commentaires de ses collègues dans la seconde moitié des années 1970 qui jugeaient ses travaux «non scientifiques» et sous-entendaient lourdement que les participantes à ses études étaient des prostituées. Des tabous qui, comme souvent, n'ont pas été sans tragiques conséquences.

Levin mentionne ainsi la flambée de chocs toxiques aux États-Unis dans les années 1980 liée à la commercialisation d'un nouveau type de tampon vanté pour ses capacités d'absorption élevées et pouvant dès lors être gardé plus longtemps que les autres. Le produit sera retiré des rayons après avoir causé la mort d'une trentaine de femmes. Si le drame aura in fine permis de comprendre que tout objet inséré dans le vagin (qu'il s'agisse d'un tampon, d'un diaphragme ou d'une coupe menstruelle) modifie son équilibre gazeux et permet logiquement à certaines bactéries comme le staphylocoque doré de proliférer, il n'aurait peut-être jamais eu lieu si l'étude scientifique de la physiologie vaginale n'avait pas été entravée et stigmatisée.

Reste que dans les quartiers sexologiques, le pendule oscille vers des excès inverses. Tout ce qui semble un peu trop biologique (sous-entendu: procréatif) est ignoré. Dans une précédente synthèse portant sur les différents modèles des réponses sexuelles humaines, Levin remarque qu'aucun ne pointe vers leurs «rôle(s) et influences possibles dans les processus reproductifs».

Deux fonctions d'égale importance

En ce qui concerne le clitoris, Levin estime (et atteste par une quarantaine de références) que sa stimulation contribue notamment à augmenter le taux d'oxygène dans le vagin, ce qui facilite la mobilité des spermatozoïdes. En outre, l'acidité du vagin diminue, ce qui le rend moins hostile aux gamètes mâles. Enfin, en commandant l'excitation sexuelle, le clitoris induit un ballonnement du vagin ralentissant la progression des spermatozoïdes et leur permettant d'être activés par des facteurs vaginaux. Comme il le résume: «La tâche reproductive du clitoris est d'activer le cerveau pour qu'il induise les différents changements nécessaires dans le tractus génital féminin afin d'assurer grâce au plaisir que [...] les meilleures conditions possibles soient créées pour permettre la réussite de la reproduction.»

Levin le touche du doigt dans les toutes dernières lignes de son article: cette double fonction clitoridienne n'a rien de surprenant lorsqu'on envisage le sujet d'un point de vue évolutionnaire. Une perspective qui nous apprend que tout, dans le monde naturel, nécessite deux types d'explications. Les premières concernent les mécanismes et leur fonctionnement et sont caractérisées, en termes biologiques, comme des explications immédiates ou proximales. L'autre type d'explication décrit comment ces mécanismes sont devenus ce qu'ils sont –il s'agit des explications évolutionnaires ou ultimes. Dans le cas du clitoris, le plaisir relève de ses fonctions proximales, alors que la reproduction concerne ses fonctions ultimes. Et les deux, pas de jalouses, sont d'égale importance.

Ignorer que les explications évolutives sont des compléments essentiels aux explications immédiates génère des crispations et des bisbilles bien souvent aussi vigoureuses que stériles. Mais on ne retombe là que sur la fable des six aveugles qui, parce qu'ils touchent une partie différente de l'éléphant, ne cessent de se chamailler pour savoir à quoi ressemble vraiment l'animal. «Si chacun avait partiellement raison, tous étaient dans l'erreur», nous dit le conte: les pièces d'un puzzle ne s'opposent pas, elles se complètent. Et quand la bête à décrire est un clitoris, c'est grâce à des scientifiques comme Roy J. Levin que nous pourrons nous dessiller les yeux.

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