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Le nouveau Lula fera-t-il du Lula?

Il semble clair que l'ancien président brésilien, à peine sorti de prison, est déjà en campagne.

L'ancien président brésilien Lula da Silva est porté à travers la foule des supporters lors d'un rassemblement devant le bâtiment du Syndicat des métallurgistes à São Bernardo do Campo, le 9 novembre 2019. | Nelson Almeida / AFP
L'ancien président brésilien Lula da Silva est porté à travers la foule des supporters lors d'un rassemblement devant le bâtiment du Syndicat des métallurgistes à São Bernardo do Campo, le 9 novembre 2019. | Nelson Almeida / AFP

Temps de lecture: 4 minutes

«L'Amérique latine est le continent des veines ouvertes. Depuis la découverte jusqu'à nos jours, tout s'y est toujours transformé en capital européen ou plus tard, nord-américain, et comme tel s'est accumulé et s'accumule dans ces lointains centres de pouvoir.»

Ce triste constat sert d'introduction à un texte essentiel sur le pillage d'un continent, Les veines ouvertes de l'Amérique latine publié par le journaliste et essayiste uruguayen Eduardo Galeano en 1971.

Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts latino-américains mais force est de constater qu'encore aujourd'hui «chaque pays plie sous le poids conjugué de ses divisions sociales, de ses armées, de ses polices qui l'enfoncent dans l'échec politico-économique et une plus profonde misère». On a tous et toutes en tête des images récentes du Chili, de la Bolivie, du Venezuela, de l'Équateur, qui illustrent parfaitement ce que Galeano dénonçait dans son livre il y a déjà quarante-huit ans.

Dans le cas du Brésil, après seize ans d'un gouvernement de gauche qui a remporté des victoires majeures et inédites –notamment la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités et le développement de l'inclusion sociale– mais qui a aussi trahi son électorat (on se souvient des hommes forts de la présidence Lula, accusés d'octroyer de généreux pots-de-vin pour garantir la pérennité de leur parti au pouvoir), l'heure est grave!

La population brésilienne a élu un va-t-en-guerre d'extrême droite qui a su saisir l'occasion –en l'occurrence l'extrême fragilité politique et idéologique provoquée par la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016– et qui aujourd'hui démantèle pièce par pièce toutes les avancées sociales que la gauche avait réussi à réaliser. L'actuel président s'est construit entièrement grâce au dégagisme et à la règle du «Tout sauf Lula ou le PT», un sentiment né et instrumentalisé au cœur du scandale Lava Jato («lavage express»). Sans l'existence du Parti des travailleurs (PT), il n'y aurait point de Bolsonaro car il s'est construit par contraste, il est son image renversée, son antithèse.

La première année de son mandat se déroule de façon tout à fait désastreuse. Jair Bolsonaro vient de quitter son parti (le Parti social-libéral) et s'efforce de créer un nouveau mouvement à seulement quelques mois des municipales, ce qui est inédit et –de l'avis général– pas très rassurant. Des soupçons pèsent sur l'un de ses fils, Flávio Bolsonaro, son gouvernement est composé de ministres soupçonnés de corruption, la violence contre les peuples indiens a explosé, l'Amazonie est en train de périr plus que jamais, et pour compléter le tableau, il est désormais obligé de compter avec la présence de son ennemi juré, l'ex-président Lula.

Le cas Lula

Figure emblématique du début du XXIe siècle, l'ex-métallo et fondateur du PT est sorti de prison le 8 novembre dernier après 580 jours d'incarcération à Curitiba, dans le sud du pays. Depuis sa libération, on ne cesse d'analyser ses faits (oui, il va se remarier avec sa compagne Rosangela da Silva) et gestes, notamment la teneur de son discours prononcé devant une foule de partisan·es le 9 novembre à São Bernardo do Campo, ville située dans l'ABC Paulista, le pôle industriel brésilien.

Lula, décidément très résilient face aux drames (l'humiliation publique liée à son emprisonnement, le décès récent de son petit-fils mort d'une méningite puis de son propre frère Vava) affirme sortir sans haine, car «il n'y a de place que pour l'amour dans mon cœur». Tu parles... Pas besoin d'être un expert pour comprendre que l'homme est déjà en campagne –néanmoins son sort judiciaire n'est pas encore fixé, Lula da Silva n'est pas pour autant blanchi.

Après cette phrase apaisante sur l'amour, d'autres beaucoup plus belliqueuses ont été prononcées. Le ministre de l'Économie Paulo Guedes a été qualifié de «briseur de rêves». «J'ai envie de leur dire, je suis de retour!» a-t-il lancé, euphorique. Quant à Jair Bolsonaro, «il a été élu démocratiquement mais pour gouverner au service du peuple brésilien, et non pour les miliciens de Rio de Janeiro». La tonalité de son discours a été ressentie par certain·es analystes politiques comme un peu excessive, à croire qu'il s'adressait seulement à ses militant·es. Et c'est justement ce qui interroge.

Tout recommencer

Deux questions majeures s'imposent. Est-ce que le vieux cacique de la gauche a réellement compris que le paysage politique n'était plus le même après ses quelques mois de détention? Car oui, beaucoup de choses ont changé sur l'échiquier politique mais aussi dans les mentalités des responsables politiques et de l'électorat. À commencer par cette nouvelle façon de communiquer via les réseaux sociaux adoptée par l'extrême droite et que les fils Bolsonaro semblent si bien maîtriser. Sans oublier la création et la manipulation des fake news, le militantisme numérique virulent pratiqué par la machine bolsonarienne, etc.

Autre question d'importance: est-il capable de se renouveler, se moderniser? Car il faut l'admettre, son image est –malgré son indéniable charisme– très ternie et peut-être sa façon de faire de la politique un peu désuète. Celui qui a enchaîné deux mandats et a quitté le pouvoir avec un taux de popularité de 87% (du jamais-vu) est en quelque sorte trop attaché à son parti et vice versa. L'un finit par desservir l'autre car dans l'imaginaire des électeurs et des électrices qui ont voté Bolsonaro (non par idéologie mais par mépris du PT) et qui se sentent désormais pris·es au piège par ce président qui déçoit sur toute la ligne, la formule «PT + Lula» paraît impossible à avaler.

Le Brésil a besoin d'une gauche différente, prête à faire son mea culpa non pas avec des discours mais dans l'action politique. Le pays a également besoin d'un homme politique de la trempe de Lula. Qui soit capable de fédérer, de mobiliser, de faire barrage au clan Bolsonaro. Pour cela, il faut changer de ton, évoluer, s'ouvrir à d'autres potentiels électeurs ainsi qu'à d'autres potentielles alliances. Il faudra beaucoup de souplesse, d'écoute et de vigueur pour que Lula et son parti puissent exister une fois de plus.

Durant toute l'année 2019, le Brésil a été totalement désemparé face à une intense polarisation, comme si deux mondes antagoniques se confrontaient avec une violence inouïe. Nous, Brésilien·nes, avons plus que jamais besoin d'une nouvelle gauche –mais aussi d'un nouveau centre et pourquoi pas, d'une nouvelle droite –plus inspirée, plus militante, plus humble. On ne sait pas encore si cela est possible. On ne tardera pas à le découvrir. Seule certitude: pour l'instant, Lula da Silva se positionne comme le principal opposant de Jair Bolsonaro.

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