Égalités / Société

Le monde n'est pas habitué aux voyageuses noires

Cette dernière décennie a démocratisé la manière de voyager, notamment pour les femmes. Pourtant, les Noires sont encore sur le carreau, malgré une meilleure représentation.

Le racisme envers les femmes noires qui voyagent peut prendre différentes formes. | Atikh Bana <a href="https://unsplash.com/photos/Ycds6emp7BA">via Unsplash</a>
Le racisme envers les femmes noires qui voyagent peut prendre différentes formes. | Atikh Bana via Unsplash

Temps de lecture: 8 minutes

«J'aime découvrir le monde, mais le sentiment n'est pas réciproque. Il y a un décalage entre ce qu'on montre du voyage et la réalité, qui est qu'en tant que femmes noires, certaines parties du monde peuvent être moins, voire pas accessibles pour nous.» C'est en ces termes francs que répond Clémence quand on lui demande quel est son rapport au voyage. Cette vidéaste de 24 ans, créatrice de la chaîne YouTube Keyholes & Snapshots, adore parcourir le monde. Mais elle a parfois l'impression qu'il ne le lui rend pas en retour, et c'est loin d'être la seule.

Depuis 2017, Rama, Titia, Rosanna, Jorine et Sonia gèrent le groupe Facebook We Are #Blackpackeuses qui a pour slogan «Femmes noires en voyage, vous n'êtes pas seules». Fin 2018, Titia expliquait qu'elle avait créé le groupe à la suite d'un voyage en Inde avec son copain blanc, où elle a vécu un cauchemar, teinté de regards insistants et de remarques déplacées. Aujourd'hui ouvert à tout le monde, comptant près de 2.000 membres, le groupe aide les femmes noires à se renseigner en amont pour de futurs voyages, et sert aussi à ce que leurs proches puissent se rendre compte de la violence qu'elle vivent parfois à l'autre bout du monde.

Selon Clémence, une préparation peut limiter les dégâts. «Le fait de s'y préparer mentalement peut parfois aider à réduire le choc. Plus on en parle, plus le sujet devient visible et c'est une bonne chose pour des voyageuses noires qui peuvent se sentir seules.» Ajoutant qu'il faut surtout se poser les bonnes questions avant de partir, et se renseigner sur «les quartiers qui craignent», «les numéros de la police et de l'ambassade», sans oublier de «se fier à son instinct» et «apprendre quelques mots de base».

Black-trotteuse et autres singularités

Jessica Nabongo, qui a fait la une de nombreux médias internationaux pour être la première femme noire à avoir parcouru tous les pays du monde, a aussi un avis sur la question. Après avoir posé ses valises dans 195 pays, elle venait à peine de rentrer chez elle à Détroit quand on l'a eue au téléphone. «Je pense que cela dépend plus de la manière dont les autres nous perçoivent que du fait d'être une femme noire.» Elle a ressenti plus de défiance lors de contrôles d'identité aux frontières que dans les pays où elle voyageait.

Elle précise: «Je pense que ce qui différencie mon expérience de celles d'autres personnes a plus à voir avec l'immigration. C'est lié au fait que je suis perçue comme africaine et pas que noire, donc parfois les agents de l'immigration ne croyaient pas que mon passeport américain m'appartenait ou qu'il était vrai. Et quand je présente mon passeport ougandais, ils peuvent être vraiment agressifs et ne croient pas que je puisse voyager juste pour du tourisme.»

«Je me suis sentie le moins en sécurité à Miami, à Paris et à Rome et j'ai vécu des moments formidables en Macédoine ou en Bosnie, par exemple.»
Jessica Nabongo, globe-trotteuse

Qu'il émane de la police aux frontières, des employé·es d'un hôtel ou des habitant·es d'une ville en particulier, le racisme envers les femmes noires peut prendre différentes formes. Sous les vidéos de la chaîne de Clémence, où elle partage ses expériences de voyages, les commentaires fusent. Une femme raconte: «J'ai passé quelques mois à Malte et on ne me croyait pas quand je disais que j'étais française. Pour eux, j'étais une réfugiée ou une prostituée... C'est fatiguant et ça m'a dégoûtée du pays.» Une autre explique comment elle a dépassé ses peurs à Hong Kong, pour finalement passer un moment agréable, malgré les «regards curieux».

Des témoignages comme ceux-ci, il y en a énormément. S'ils peuvent changer d'un pays à l'autre selon des spécificités –qu'on soit seule, en groupe, en couple ou à une certaine période de l'année– ils ont tous pour point commun de viser principalement les femmes noires. Elles sont à l'intersection du sexisme et du racisme, avec en prime toute la fétichisation qui l'entoure. Mais contrairement aux idées préconçues, ce n'est pas nécessairement dans les coins les plus reculés que le pire peut arriver. Jessica Nabongo n'a eu des soucis que dans «des pays occidentaux»: «Je me suis sentie le moins en sécurité à Miami, à Paris et à Rome et j'ai vécu des moments formidables en Macédoine ou en Bosnie, par exemple.»

Quant à Clémence, c'est au Cambodge qu'elle a connu sa «pire expérience». «Là-bas, j'ai découvert la fétichisation et la négrophobie du pays, et personne ne m'avait prévenue. On m'a photographiée sans mon consentement, et étant entourée de personnes blanches, mon vécu a été totalement minimisé et remis en question», souligne t-elle.

Décoloniser le voyage, une solution?

Si le partage d'expériences peut être bénéfique et permettre d'élaborer des stratégies sur place, ça ne suffit pas pour la créatrice du compte Instagram Décolonial Voyage, qui préfère rester anonyme et qu'on appellera Murielle, à cause des nombreux signalements dont elle est victime. «Décolonial Voyage est né après plusieurs années de blogging de voyage “classique”.» Celle qui est basée au Québec a toujours voyagé et pourtant, elle a souvent eu l'impression que l'univers du voyage était abordé de manière «superficielle». «Je me suis rendu compte qu'il y avait une volonté de ne pas aborder les sujets qui fâchent, relate-t-elle. Cela me semblait de plus en plus difficile de rentrer dans le moule, car étant moi-même une personne racialisée, j'avais envie de parler de mes expériences telles que je les vivais. Et je n'aurais pas pu le faire en évitant les sujets foncièrement politiques, historiques et sociologiques.»

Sur ce compte, elle partage des vidéos, des articles ou des photos qui politisent d'une certaine manière le voyage, en mêlant des sujets purement sociologiques qui traitent de la question raciale, et d'autres plus tournés vers l'expérience même du voyage. Pour elle, «voyager n'est pas juste un loisir, c'est un acte qui doit être abordé en tenant compte des nombreuses ramifications qu'il génère, comme par exemple les différentes façons dont s'expriment les dominations entre le Nord et le Sud. J'avais donc besoin d'un espace pour le faire.»

 

 

«Décoloniser le voyage», c'est avant tout changer sa perception en arrivant dans un pays et «s'émanciper d'une conception impérialiste du monde afin d'élaborer d'autres façons de penser l'espace, le temps, le rapport entre les êtres humains», ajoute t-elle. «C'est se départir d'un modèle occido-centré, qui a grandement façonné les schémas actuels de voyage, même ceux qui paraissent alternatifs. Je pense qu'il est grand tant de sortir de ces modèles, et surtout de donner la parole aux voyageurs qui ne sont pas forcéments blancs. Qu'ils soient étudiants, touristes, immigrants, réfugiés ou diplomates, ils ont des expériences différentes de celles qu'on entend majoritairement et leurs voix donneraient une toute autre tonalité à la culture du voyage.»

Pour Jessica Nabongo, c'est aussi un point important, notamment dans les destinations choisies. Elle recommande de ne pas négliger l'Afrique, «où il y a tellement plus à faire et à découvrir que juste des safaris». «Certaines personnes pensent que ce n'est pas assez cool ou que c'est trop dangereux, et je pense que c'est l'exact opposé

Quant à Murielle, elle estime qu'«il faut surtout privilégier le tourisme local». «J'entends par là voyager dans son pays ou au pire sur son continent, raccourcir les distances, ne plus être obsédé par les destinations lointaines et la recherche permanente de l'exotisme. Repenser sa manière de voyager, ce serait aussi se questionner en profondeur sur ce besoin de partir loin pour aller à la rencontre de l'autre, alors qu'on est incapable de le faire ici et maintenant.»

Instagram, entre ouverture et limites

Les réseaux sociaux ont largement permis de faire la lumière sur des pays et des villes moins plébiscitées, mais surtout sur d'autres types de voyageurs et de voyageuses. Travel Noire, Visiter l'Afrique, Black Girls Travel Too ou encore Black Travel Feed... Nombreux sont les comptes Instagram qui mettent en avant des récits de voyages où des personnes noires sont à l'honneur, notamment des femmes. Certains sont même devenus des agences de voyages en ligne, réunissant des communautés de femmes noires pour qu'elles puissent voyager seules ou en groupe.

Instagram a changé la donne dans la représentation du globe-trotter qui parcourt le monde en sac à dos, avec des profils de femmes qu'on n'avait pas l'habitude de voir jusque-là, et à qui on ne donnait jamais la parole, ni le surnom de «globe-trotteuse». Clémence rejoint cette analyse, tout en émettant quelques réserves: «Même si les réseaux sociaux aident des voyageurs noirs à être plus visibles, je trouve que dans l'imaginaire collectif, voyager, c'est toujours “un truc de blanc”. J'ai l'impression que les gens ont encore du mal à imaginer que des personnes noires aient les moyens, les ressources et l'envie de découvrir le monde.»

«Il est important pour moi de répondre à la question que me posait mon père à chacun de mes voyages: “Mais ils aiment les Noirs là où tu vas?”»
Clémence, YouTubeuse

Pour des voyageuses hors pair comme Jessica Nabongo, Instagram est avant tout un moyen d'établir une communauté. «Avant d'aller à un endroit, je disais souvent aux gens où j'allais, et on me donnait plein de bonnes recommandations ou des contacts. Ça m'a beaucoup aidée quand je me sentais seule et que je ne connaissais personne dans certaines villes.» Pour celle qui gère Décolonial Voyage, Instagram a ses limites. «Selon moi, ça a surtout permis de visibiliser encore plus cette vision impérialiste et occidentale du monde. Ceci dit, on voit de plus en plus de comptes sur les réseaux sociaux tenus par des personnes minorisées. Ils permettront certainement de changer le discours actuel s'ils refusent de rentrer dans le moule dans lequel les réseaux sociaux peuvent nous emprisonner, et s'ils revendiquent une vision du monde réellement alternative.»

Le futur du voyage se fera avec les femmes noires qui investissent le marché, avec des podcasts comme On She Goes qui met en avant les parcours de voyages de femmes racisées, et des initiatives comme Mélanine Nomade que Clémence a lancé pour «permettre aux voyageuses noires de partager leurs expériences de voyages». «J'ai créé Mélanine Nomade car il est important pour moi de répondre à la question que me posait mon père à chacun de mes voyages: “Mais ils aiment les Noirs là où tu vas?” Avoir une idée de la réponse peut s'avérer très important en tant que voyageurs noirs, et cette question est peu, voire pas du tout abordée dans les guides de voyage classiques. J'ai donc voulu créer un Lonely Planet par nous, pour nous, afin qu'on puisse partager nos bons plans et expériences positives, comme négatives.»

Jessica Nabongo espère que son expérience de première femme noire à avoir visité chaque pays pourra en inspirer d'autres. Elle insiste: voyager est accessible à tout le monde. «C'est avant tout une affaire de priorité et non de sous. Il faut surtout faire des économies, qui n'iront pas dans des latte ou des restaurants, mais dans les voyages si c'est ce qu'on désire.» Quant au futur du voyage, Murielle n'est pas si optimiste, et même plutôt alarmiste. Pour elle, ça va bien au-delà de l'expérience des femmes noires: «Plus les politiques migratoires seront dures et plus dangereux seront les voyages de celles et ceux qui n'ont pas le privilège de posséder le bon passeport. Le futur du voyage s'annonce encore plus inégalitaire selon moi.»

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