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De Bagdad à Beyrouth, l'axe iranien chancelle

Conspué dans les manifestations en Irak, l'Iran voit également le Hezbollah fragilisé par la contestation au Liban. La République islamique pourrait être la grande perdante de ce vent de révolte.

Des Libanais écoutent une allocution télévisée de Hasan Nasrallah, le chef du Hezbollah, le 25 octobre 2019 à Beyrouth. | Joseph Eid / AFP
Des Libanais écoutent une allocution télévisée de Hasan Nasrallah, le chef du Hezbollah, le 25 octobre 2019 à Beyrouth. | Joseph Eid / AFP

Temps de lecture: 4 minutes

C'est l'Irak qui a ouvert le bal le mois dernier. Le 1er octobre, des milliers de manifestant·es descendent dans les rues de Bagdad pour réclamer emplois et services publics et dénoncer une corruption généralisée.

Les protestataires appellent désormais à la démission du Premier ministre chiite, Adel Abdel-Mehdi, propulsé au pouvoir il y a un an à la suite d'un compromis irano-américain.

«Iran, dehors!»

Dans la contestation, l'Iran est pointé du doigt. «Iran dehors!», fulminent dans les cortèges les manifestant·es. Le 4 novembre, une foule en colère a tenté d'incendier le bâtiment du consulat iranien à Kerbala, la grande ville sainte chiite située dans le centre du pays, tandis que des drapeaux irakiens ont été déployés sur la façade de l'édifice pour exprimer le refus de l'ingérence iranienne.

La même scène s'était déjà produite il y a un an à Bassorah, où des centaines de contestataires avaient mis le feu à la représentation diplomatique de Téhéran.

Les manifestations ne sont pas rares en Irak, mais c'est la première fois que la contestation prend cette ampleur.

Depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, l'influence de la République islamique est prégnante à tous les niveaux de la société: administratif, économique (l'Iran est le premier partenaire commercial du pays), social ou encore sécuritaire.

Partout dans le pays, des écoles et centres culturels sont financés par Téhéran, qui arme également plus d'une quarantaine de milices, une grande partie étant rassemblées sous la bannière des Unités de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi).

Celles-ci sont à la manœuvre dans la répression féroce s'abattant sur les manifestant·es depuis le début du soulèvement, qui a fait jusqu'ici plus de 330 morts et des milliers de blessé·es.

Loin de bénéficier aux Irakien·nes, cette mainmise n'a fait que nourrir davantage le clientélisme et la corruption au détriment du renforcement d'un État fantoche, du développement économique dans un pays où plus d'un cinquième des jeunes souffrent du chômage et de la stabilité à laquelle aspire la population depuis des décennies. L'Irak est considéré comme l'un des États les plus corrompus au monde: il est classé 168e sur 180 pays par l'ONG Transparency International.

Le Hezbollah libanais fragilisé

À Téhéran, la fronde contre la République islamique dans les villes chiites du pays inquiète le régime des ayatollahs. D'autant qu'un autre statut quo menace de voler en éclat au Liban, où le Hezbollah –son proxy le plus puissant dans la région– jouissait récemment d'une confortable assise politique.

Mais au pays du Cèdre aussi, l'exaspération populaire est à son comble. Les Libanais·es manifestent sans discontinuer depuis un mois dans toutes les villes du pays. L'objet de leur mécontentement: des dirigeants jugés corrompus et incapables de redresser une économie au bord de l'effondrement. Le pays croule sous une dette équivalente à 150% de son PIB et plus d'un·e habitant·e sur quatre vit sous le seuil de pauvreté.

Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ne convainc plus autant qu'avant.

Pour la première fois depuis trente ans, la contestation a gagné les régions chiites, traditionnellement dominées par le Hezbollah et son allié Amal. Les manifestant·es s'en s'ont pris à plusieurs représentants des deux formations.

Le 18 octobre, des protestataires ont notamment mis le feu au bureau du député Mohammad Raad, l'une des principales figures du Parti de Dieu, dans son fief de Nabatiyé, au sud du pays. Du jamais vu dans ces districts où les opposant·es au Hezbollah subissent souvent intimidations et sévères représailles.

Si dans les slogans hostiles à la classe politique, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah reste relativement épargné –contrairement à Nabih Berri, leader d'Amal et chef du Parlement libanais, nommément conspué depuis le début des manifestations–, le poulain de Téhéran ne convainc plus autant qu'avant. Parmi les contestataires, de nombreux chiites lui reprochent de privilégier son expansion régionale aux questions socioéconomiques locales et de couvrir des personnalités corrompues au sein de l'État.

Gouvernement de technocrates

Après avoir obtenu la démission du Premier ministre Saad Hariri le 29 octobre, les manifestant·es réclament désormais la formation d'un gouvernement transitoire de technocrates indépendant des partis au pouvoir, qui serait chargé d'organiser des élections anticipées.

Si elle aboutit, cette formule excluerait de fait le Hezbollah, au même titre que ses congénères des différents partis. Un tel scénario serait problématique pour ce dernier: seule milice à ne pas avoir déposé les armes après la guerre, le Parti de Dieu compte justement sur une couverture politique au sein de l'exécutif libanais pour légitimer la présence de son arsenal militaire.

Ces dernières années, la milice était parvenue, forte de son alliance scellée en 2005 avec le parti du Courant patriotique libre (CPL), la formation fondée par le président de la République Michel Aoun, à conforter sa présence sur l'échiquier politique libanais. Lors des dernières élections en 2018, le Hezbollah avait même réussi, avec ses alliés du CPL et d'Amal, à rafler une relative majorité parlementaire.

Le vent de révolte qui souffle depuis un mois au Liban risque fort de balayer ces acquis. Au grand dam de Téhéran, le parti pourrait pour la première fois se voir désavoué dans les urnes, ou du moins son allié du CPL, qui fait l'objet des critiques les plus vives de la part des contestataires.

Quid des États-Unis?

Le 30 octobre, le guide suprême iranien a réagi aux manifestations qui agitent l'Irak et le Liban, estimant que celles-ci étaient instrumentalisées par Washington. «Je recommande à ceux qui contrôlent l'Irak et le Liban de remédier à l'insécurité et à la tourmente créées dans leur pays par les États-Unis, le régime sioniste, certains pays occidentaux et l'argent de certains pays réactionnaires», a déclaré Ali Khamenei.

Les États-Unis sont engagés dans un bras de fer avec l'Iran, à qui ils mènent une guerre économique sans merci. Les lourdes sanctions imposées au pays ont contribué à assécher les réseaux clientélistes des relais de la République islamique au Moyen-Orient. Le Hezbollah, notamment, n'est plus en mesure de financer comme avant son système d'aide sociale (santé, école, indemnités aux familles de combattants).

Déterminé à mettre son rival à genou, Washington mise sur un soulèvement populaire en Iran pour faire chuter le régime des ayatollahs. La stratégie commence visiblement à porter ses fruits: après l'Irak et le Liban, l'Iran est depuis le 15 novembre le théâtre de grandes manifestations contre la hausse soudaine du prix de l'essence.

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