Culture

«Terminal Sud» ou les démons au coin de la rue

Le film de Rabah Ameur-Zaïmèche donne à voir un lieu fictif à partir de faits tragiques et interroge sous forme de thriller onirique les sociétés contaminées par des rapports de force barbare.

Le médecin (Ramzy Bedia) arrêté à un barrage. | Potemkine
Le médecin (Ramzy Bedia) arrêté à un barrage. | Potemkine

Temps de lecture: 3 minutes

C'est ici et là-bas. Aujourd'hui, bientôt, dans les années 1990.

Des types avec des armes s'affrontent. Ils sont militaires, policiers, terroristes, gangsters, justiciers. Cruels et brutaux, sûrs de leur bon droit. Les autres, ceux qui n'ont pas d'armes, trinquent et souffrent, se taisent.

La journaliste ne s'est pas tue –elle ne parlera plus. Le docteur soigne. Il ne s'en tirera pas si aisément. Il n'y a pas d'échappatoire, aucun espace neutre.

 

Implacable mais attentif, Rabah Ameur-Zaïmèche réalise une fable qui se passe à la fois en France et en Algérie; et ailleurs, dans un avenir proche, durant les années noires.

Tout ce qu'il montre –les faux barrages qui pillent les civils et tuent les troufions en permission, les vrais barrages qui maltraitent et humilient, la torture, la veulerie, la peur qui empoisonne le quotidien– tout cela a eu lieu, a lieu, aura lieu.

 

À la fois stylisé et réaliste, le cinéaste montre la terreur au quotidien, qui ne se situe pas forcément au loin. | Potemkine

Avec un aplomb terrible et simple, le cinéaste des Chants de Mandrin et de Bled Number One fusionne actualité et imaginaire dans un chaudron incandescent de réalisme.

Ramzy Bedia en docteur courage

Cette plongée aux enfers se fait aux côtés d'un guide impressionnant de force et de présence, l'acteur Ramzy Bedia.

Séquence après séquence, on ne cesse de découvrir l'étendue et la profondeur du talent de l'ancien partenaire d'Éric Judor. Sa manière à la fois lasse, têtue et douloureuse de ne pas dévier de son chemin donne au médecin qu'il incarne une force qui n'est pas seulement celle d'un personnage, mais celle d'une idée, et celle du film lui-même.

Mémoire longue et émotions

On y entend des questions telles que: «Comment en est-on arrivé là?» ou «C'est ça, notre pays?». Si le réalisateur n'a pas plus qu'un autre les réponses, et n'y prétend pas, la filiation très lisible entre la séance de torture que vaut au docteur le respect de son devoir de soigner et l'héritage colonial, en particulier de la guerre d'Algérie, renvoie à une mémoire plus longue, d'un passé qui lui non plus n'est pas passé.

Entièrement porté par les émotions, le film se meut aussi grâce aux grands ressorts du cinéma, du western (l'attaque de la diligence au début) au film noir, à la fin.

Cette manière sensuelle de convoquer les échos du meilleur des films de genre entre en résonnance avec des vibrations capables de déployer plus largement encore le spectre des évocations que mobilise Terminal Sud.

 

Entre réminiscence du cinéma de genre et échappée rêveuse, les ressources d'un pamphlet habité. | Potemkine

Il faut pour cela un art de filmer qui, sans jamais perdre le fil dramatique, ô combien intense, ouvre place à des gestes, à des sons, à des visages et donne au temps d'autres temps que celui du drame exacerbé.

Autres rythmes, autres espaces

Exemplaire est à cet égard la veillée funèbre où le toujours excellent Slimane Dazi chante a capella un air des Pêcheurs de perles de Bizet, après que les femmes ont fait entendre une berceuse suédoise, d'autant plus bouleversante qu'apparemment décalée –et profondément juste.

Mais le sens de la mise en scène de Rabah Ameur-Zaïmèche se perçoit aussi bien dans les scènes d'action que dans ces moments, quasi hypnotiques, où l'apparente absence d'enjeux dramatiques laissent affleurer à la surface de l'écran les tensions et les injustices enfouies.

Ainsi lors de l'admirable scène où, à proprement parler, il ne se passe rien, du passage des éboueurs à la fin d'un marché dans ce qui est de toute évidence une petite ville de Provence, ou à l'occasion de celle où les hommes manient la pelle, dans un geste banal qui devient un rituel très ancien, presque un geste mystique.

Depuis son premier film, Wesh wesh qu'est-ce qui se passe?, mais surtout à partir du Dernier maquis et jusqu'au récent Histoire de Judas, on repère la patte de ce grand cinéaste français encore loin d'avoir été reconnu à sa juste valeur.

Rabah Ameur-Zaïmèche associe ressources classiques de la réalisation –scènes de genre, jeu d'acteur impressionnant–, et une forme de poésie intérieure, qui hante littéralement ses plans pour mieux affronter les démons contemporains, mais aussi pour se mettre à l'écoute des mystères du monde.

Terminal Sud

de Rabah Ameur-Zaïmèche, avec Ramzy Bedia, Slimane Dazi, régis Laroche, Charles Molon.

Séances

Durée: 1h36. Sortie le 20 novembre 2019

 

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