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A la recherche de Saddam Hussein (1/5)

Premier épisode d'une série de cinq articles expliquant comment l'armée américaine a utilisé les réseaux sociaux pour capturer le dictateur irakien.

Temps de lecture: 11 minutes

Dans le quartier bagdadien d'Azamiah, les voitures roulaient au pas, quand leurs conducteurs ne s'arrêtaient pas carrément pour lorgner le Président. On était en avril 2003, et Saddam Hussein saluait joyeusement son peuple, entouré d'une poignée de gardes du corps qui tentaient de tenir la foule à distance. Quelqu'un tendit au dictateur un bébé perplexe, qu'il souleva plusieurs fois à bout de bras avant de le rendre. Il arriva à une berline blanche et grimpa sur le capot pour passer en revue la mer de ses fidèles.

Peu de temps après-le même jour peut-être, à quelques kilomètres à peine du quartier où Saddam paradait-à Bagdad, des marines américains faisaient tomber une statue de bronze de 12 mètres de haut du dictateur irakien. A l'époque, les responsables des renseignements américains ignoraient si Saddam avait survécu à une grêle de 900 kilos de bombes et de missiles Tomahawk lancés au début de la guerre.

Qui est «le gros»?

Quand des films de piètre qualité montrant la dernière promenade du «Boucher de Bagdad» furent mis en circulation dix jours plus tard, la plupart des analystes s'interrogèrent sur leur authenticité. Personne ne fit grand cas du type à côté du dictateur, un poids lourd vêtu d'un polo rayé et arborant des lunettes de soleil. Il ne figurait pas dans le jeu de cartes représentant les 55 personnes les plus recherchées du régime, et les soldats de la coalition avaient d'autres priorités que de traquer des gardes du corps.

Il faudrait des mois pour que quelqu'un se rende compte que cet homme était la clé de la capture de Saddam Hussein. Son identité étant tenue secrète, les enquêteurs lancés à sa recherche allaient l'appeler «le gros».

La guerre en Irak restera surtout dans les mémoires pour les échecs des services de renseignements qui l'auront précédée et pour l'insurrection qui aura miné les forces de la coalition longtemps après l'annonce par le président George W. Bush de la fin des principales opérations de combat. Au milieu de ce désastre, la capture de Saddam Hussein est passée à la trappe. Cette victoire n'avait pourtant rien d'inéluctable. Au fil d'une série de cinq articles, qui commence aujourd'hui, j'expliquerai comment une poignée de soldats américains novateurs ont utilisé les théories qui forment les fondements de Facebook pour traquer Saddam Hussein. Nous verrons aussi comment cette traque a ouvert une nouvelle voie aux stratèges militaires, pourquoi ces techniques ne sont pas utilisées plus souvent, et pourquoi la théorie des réseaux sociaux ne nous a pas aidé à pincer Oussama ben Laden.

La fausse piste du jeu de cartes

Dans les premiers jours de la guerre, les forces de la coalition ont écumé l'intégralité du jeu de cartes. Le  1er mai 2003, alors que le président George W. Bush fanfaronnait sous le tristement célèbre drapeau «mission accomplie», 15 des hommes figurant sur ces cartes s'étaient rendus ou avaient été capturés. Les troupes de la coalition tuèrent 12 autres cibles en mai, dont un des gendres de Saddam. On avait beau s'accrocher à ces prisonniers d'élite, la piste menant à Saddam-s'il était encore vivant-n'allait toujours nulle part. Et quand l'armée capturait une personnalité importante, en général elle ne s'avérait pas d'une grande utilité.

Prenons le cas d'Abid Hamid Mahmoud al-Khatab, l'as de carreau, secrétaire personnel de Saddam, en qui il avait toute confiance. Abid, toujours présent aux côtés du dictateur sur les photos d'avant la guerre, n'avait qu'un accès limité à Saddam lorsqu'il était au pouvoir. A en croire les journaux, sa capture, à la mi-juin, était l'un des faits de guerre les plus décisifs. «L'Irakien capturé sait peut-être où est Saddam», se réjouissait l'Associated Press. Les espoirs qu'Abid puisse conduire les Etats-Unis à Saddam ne tardèrent pas à s'évanouir. Le conseiller de confiance, que certains appelaient «l'ombre de Saddam», expliqua à ceux qui l'interrogeaient que lui et les deux fils de Saddam avaient quitté le dictateur depuis un bon moment, quand celui-ci s'était persuadé qu'ils auraient de meilleures chances de survie en se séparant. Mauvaise nouvelle pour l'effort de guerre, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, à en croire Abid, Saddam Hussein était toujours vivant. Ensuite, il ne semblait pas rechercher la protection des personnages du jeu de cartes. Pour le repérer, l'armée allait devoir repartir de zéro. Elle avait misé sur les mauvaises personnes.

La société irakienne n'est pas la société américaine

Si le jeu de cartes n'a pas servi à retrouver Saddam, c'est tout simplement parce que beaucoup des personnages qui y étaient représentés n'étaient pas les bons. Presque tous les hommes de ce jeu conçu par l'agence de renseignements du département de la Défense étaient des membres du gouvernement de Saddam. Les personnages des cartes de moindre valeur étaient principalement des cadres moyens, comme le vice-président du bureau des Affaires tribales (neuf de trèfle) et le ministre du Commerce (six de cœur).

S'il était cohérent que ces hommes, en tant que hauts fonctionnaires et membres du parti Baas, soient recherchés, leur capture n'allait ni paralyser l'insurrection naissante, ni conduire la coalition dirigée par l'Amérique à leur ancien patron. Leur pouvoir s'était évaporé à l'instant même où le régime s'était effondré et que l'Irak retombait entre les mains des réseaux tribaux. La Liste Noire, longue nomenclature comprenant les noms de centaines d'autres cibles, comportait le même genre d'insuffisances. Si quelques personnages intéressants figuraient tout en bas de la liste — des hommes comme «le gros», qui allait s'avérer central à l'insurrection post-invasion — ils étaient mêlés à des gens mal identifiés, complètement innocents, voire les deux.

Pourquoi les complices d'après-guerre de Saddam ne figuraient-ils pas dans le jeu de cartes? Simplement parce que les architectes de la guerre avaient omis de prendre en compte les différences de fonctionnement entre la société irakienne et la nôtre. Le régime de Saddam était construit sur les anciennes traditions tribales du pays-un héritage qu'il avait soit supprimé, soit qu'il essayait de plier à sa cause, selon les besoins qu'il avait des cheikhs (comme l'écrivait le New York Times dans une note édifiante deux mois avant l'invasion, les tribus sont les «électeurs décisifs dans la politique violente du Moyen-Orient»). Quand Bagdad est tombée, les institutions du régime de Saddam se sont écroulées avec elle. Soudain, les présidents régionaux du parti Baas - les plus petites cartes du jeu - ont perdu tout lien qu'ils avaient pu un jour entretenir avec Saddam (à moins qu'ils n'aient été de sa famille).

Le pouvoir des tribus

Qui la coalition aurait-elle dû rechercher? Une étude minutieuse de la structure tribale irakienne, tout particulièrement autour de la région de Tikrit d'où venaient la plupart des hommes de confiance de Saddam, aurait permis de constituer un casting bien différent des fauteurs de troubles. La plupart étaient des gardes du corps de haut rang, beaucoup de la propre famille de Saddam, vivant dans des maisons et des fermes opulentes près de Tikrit. Certains avaient figuré dans la foule des forces de sécurité de Saddam, mais c'est leurs liens personnels qui déterminaient leur influence auprès du président, pas le contenu de leur CV.

Les renseignements sur le tissu social irakien étaient faciles à trouver avant la guerre. En 1997, l'expert sur l'Irak Amatzia Baram, professeur à l'université d'Haïfa, publia un article qui fait aujourd'hui autorité sur les politiques tribales de Saddam. Cette étude décrivait comment, au milieu des années 1990, Saddam avait intégré de puissants chefs tribaux à son gouvernement et leur avait accordé une certaine autonomie, ce qui avait conduit certains de ces cheikhs à outrepasser les limites de leur autorité. Cet article avait attiré l'attention d'inspecteurs de l'armement, ainsi que du représentant irakien des Nations Unies de l'époque, Nizar Hamdun, qui l'avait envoyé à Bagdad. (Baram pense que Saddam l'a lu. Environ cinq semaines après sa parution, le dictateur publia un décret réaffirmant que les lois de son gouvernement primaient les lois tribales).

Les renseignements sur la personnalité bien particulière de Saddam ne faisaient pas non plus défaut. Jerrold M. Post, ancien directeur du centre d'analyse de la personnalité et du comportement politique de la CIA, a publié une longue analyse sur le dictateur en 1991. Depuis sa plus tendre enfance, Saddam était un survivant qui faisait en sorte d'être toujours protégé. Dès le début de la guerre, Saddam avait compris que la coalition allait rechercher ses plus hauts lieutenants; Post devine que Saddam a voulu augmenter ses chances de survie en laissant tomber ses alliés du gouvernement et en partant en cavale.

Mais vers qui se tourner? Vingt-quatre années de règne meurtrier, ponctuées de tentatives répétées de coups d'Etat, avaient rendu Saddam paranoïaque à juste titre. «Sa mentalité de conspirateur était plus complexe qu'il n'y paraissait», explique Post. Privé des moyens physiques de terroriser ses associés pour qu'ils se soumettent, il lui fallait se tourner vers ceux en qui il pouvait avoir le plus confiance. Comme le sait quiconque a vu Le Parrain - dont Saddam était un grand fan, souligne Post - en temps de crise, c'est vers la famille qu'on se tourne.

Si le jeu de carte avait été conçu en prenant en compte cet aspect du fonctionnement de Saddam, il aurait inclus les familles de Tikrit qui entretenaient des liens forts avec le régime. Il est probable que même le gros homme au polo marron à rayures-le garde du corps qui suivait Saddam dans les rues de Bagdad-aurait eu sa carte. Même si Saddam et ses fils avaient péri le premier jour de la guerre, lui aurait été le genre de personne capable de mener une insurrection à sa place.

Les Américains ne se sont pourtant pas trompés sur un point. Après la chute de Bagdad, Saddam est allé là où il retournait toujours quand il avait des problèmes. A la maison.

Tikrit, le cœur de Saddam

Les neuf mois que Saddam passa dans le ventre de sa mère Sabha furent dévastateurs pour elle. Tout d'abord, son mari - un membre de la famille Majid de Tikrit, de la tribu Abu Nasir - mourut, très probablement de cancer (certains disent qu'il a simplement disparu). Un mois avant la naissance de Saddam en 1937, son fil aîné mourut également d'un cancer. Selon le rapport d'un spécialiste, la mère de Saddam tenta de se faire avorter avant qu'une famille juive ne la recueille et ne la soigne. Dès sa naissance, Saddam fut envoyé chez le frère de sa mère, Khayrallah Talfah Msallat, nationaliste irakien radical et auteur du charmant pamphlet Les trois erreurs de création de Dieu: les Perses, les Juifs et les mouches.

Sabha se remaria avec un homme appelé Ibrahim Hassan, dont elle eut trois fils, les demi-frères de Saddam. Saddam vécut avec eux de nombreuses années avant de repartir chez son oncle, qui allait devenir son mentor politique. Soixante ans après une enfance si instable, Saddam allait recommencer à passer de foyer en foyer. En cavale, il chercherait refuge auprès des familles qui avaient entouré son enfance - les Msallat, Hassan et Majid.

Deux unités américaines étaient installées à Tikrit au moment où Saddam rejoignit sa ville. Une petite équipe secrète d'opérations spéciales, qui travaillait de l'un des palais de Saddam, se concentrait sur la recherche des principaux fugitifs. La bien plus grande 1re équipe de brigade de combat (BCT) de la 4e division d'infanterie était chargée de maintenir la paix et la stabilité dans toute la région de Tikrit. Capturer Saddam aurait été un grand pas dans cette direction, mais cela ne fit jamais explicitement partie des missions de la BCT.

En juin, les attaques des insurgés commencèrent à gagner en fréquence et en férocité. Des véhicules de combat Bradley furent touchés par des lance-roquettes, et une attaque ouverte contre un bâtiment militaire tua le soldat Jesse Halling, âgé de 19 ans. Le pire semblait encore à venir. La garde républicaine de la région n'avait pas combattu les troupes la coalition pendant la première phase de la guerre, et avait laissé d'abondantes réserves d'armes aux mains de gens tout prêts à les utiliser.

Dessiner les relations entre insurgés

A la mi-juin, le colonel James Hickey prit le commandement de la 1re BCT et se prépara à une grande série d'attaques, l'Opération scorpion du désert. Son objectif n'était pas uniquement de tuer ou de capturer autant d'insurgés que possible. Archétype du guerrier lettré, Hickey est diplômé en diplomatie, en sciences politiques et en russe. «La guerre est un jeu de réflexion», me confia-t-il dans son bureau du Pentagone. Cet effort de guerre, souligna Hickey devant ses soldats, était avant tout un problème de reconnaissance: qui étaient ces insurgés, et d'où venaient-il?

Diagnostiquer l'insurrection alors qu'elle n'en n'était qu'à ses balbutiements s'avérait quasiment impossible. Si les services de renseignements de la 1re BCT avaient réuni de nombreuses informations sur des malfaiteurs individuellement, personne n'avait assemblé ces données pour former une image cohérente. Hickey n'était pas satisfait. Au major Stan Murphy, des renseignements, il expliqua qu'il voulait un graphique indiquant les interrelations personnelles de tous ceux qu'ils capturaient ou voulaient capturer.

Ce graphique allait devenir un organigramme du réseau social des hommes recherchés de Tikrit. Les lignes reliant les photos indiquaient les liens entre individus et familles influentes, les interconnexions de ces familles par le mariage, et qui, parmi tous ces personnages, était directement connecté à Saddam Hussein. Au fil des mois, à mesure que l'opération Scorpion du désert se poursuivait, les diagrammes prirent de l'ampleur et devinrent des réseaux tentaculaires. Aucune hiérarchie explicite ne s'en dégageait, puisqu'il n'en existait pas. Contrairement à un graphique organisationnel classique, le Boucher de Bagdad ne figurait pas au sommet de l'organigramme. Il était au centre, disque jaune étiqueté «Saddam Hussein».

Ce changement de mode de pensée sur la manière dont l'ennemi s'organisait fut long à venir dans l'armée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'armée américaine avait pris l'habitude de combattre un ennemi structuré comme nous, et le combat prenait la forme d'un conflit d'egos entre généraux. Le professeur David Segal, expert en sociologie militaire à l'université du Maryland, se souvient de la scène du film Patton où le général, après avoir repoussé une division Panzer, se met en colère en apprenant que son ennemi juré, Erwin Rommel, n'était pas présent à cause d'une «grave diphtérie nasale». Si ce genre de guerre-là a maintenant 65 ans, Segal maintient que l'armée américaine se livre à une éternelle reconstitution de «la dernière guerre que nous avons aimée». D'après ce modèle, l'ennemi est toujours organisé de façon hiérarchique, comme dans cet organigramme de l'armée allemande en 1945 sorti d'un manuel américain de l'époque.

On ne fait plus la guerre aujourd'hui comme en 1945, bien sûr, mais cette image verticale de l'ennemi a persisté. Une partie du problème tient au fait que jusqu'à très récemment, les soldats n'entendaient que très rarement parler de sociologie-domaine qui considère un groupe de personnes davantage comme une grappe ou un réseau que comme un piquet bien droit. Comme on peut le lire dans un article de Joint Forces Quarterly datant de 2005, l'armée n'en prévoyait pratiquement pas dans sa formation à l'époque de l'invasion de l'Irak. La plupart des soldats à qui j'ai parlé m'ont confié n'avoir que peu ou aucune formation en théorie des réseaux-il bâtissent leurs réseaux sociaux à l'instinct, en changeant les visages de place en fonction des connexions que leur révèlent les services de renseignements. (Le fait que le major Brian Reed, l'un des influents officiers que nous rencontrerons dans le deuxième épisode de cette série, soit diplômé de sociologie, n'a pu avoir qu'un impact positif).

Facebook, la mafia et les cinq familles

Les réseaux sociaux ont deux unités fondamentales, les nœuds et les arêtes. Dans la visualisation des amis de quelqu'un sur Facebook, par exemple, chaque nœud est une personne et chaque arête représente une amitié (soit dit en passant, Saddam a été capturé trois mois avant la fondation de Facebook). Dans un réseau de vos amis, vous êtes au centre, et tout le monde est relié à vous. Bien sûr, tout le monde n'est pas relié à tout le monde. Vos amis de l'école n'existent qu'au sein d'un groupe très interconnecté, et vos amis du travail en forment un autre. Il peut y avoir quelques connexions inattendues; peut-être qu'un de vos collègues est allé au lycée avec un de vos amis de fac (vous pouvez voir une représentation visuelle de vos amis de Facebook ici).

Ce que Hickey recherchait, c'était justement ces connexions inattendues — des liens surprise susceptibles de conduire à Saddam Hussein. A mesure que le réseau Saddam prenait forme, il commençait à ressembler étrangement à la Mafia de New York. Cinq familles de Tikrit avaient des liens étroits avec les faits et gestes de Saddam: les Hassan, les Majid, les Musslit, les Haddouchi et les Heremose. Ce réseau, et un autre élaboré par les forces d'opérations spéciales opérant dans la région, finirait par les conduire au «gros», et de là, à Saddam. Mais pour y arriver, il allait falloir enfoncer quelques portes.

Chris Wilson

Photo: Saddam Hussein célèbre l'Aïd dans un village de la banlieue de Bagdad en 1999.

Traduit par Bérengère Viennot

A suivre: Saddam avait de nombreux garde du corps. Lequel le cachait?

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