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La France ne veut pas de ses djihadistes, la Turquie non plus

Les extrader sert la rhétorique anti-occidentale du président turc pour gagner du crédit auprès de l'opinion publique de son pays.

L'homme soupçonné d'être un jihadiste américain, à la frontière entre la Grèce et la Turquie. | Edirne (Turquie). | DHA / AFP
L'homme soupçonné d'être un jihadiste américain, à la frontière entre la Grèce et la Turquie. | Edirne (Turquie). | DHA / AFP

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L'image a quelque chose de surréel. Un homme, supposé membre de l'organisation État islamique, agite les bras au milieu de l'étroit no man's land qui sépare la Turquie de la Grèce. Pourquoi donc Muhammad Darwish Bassam, ainsi qu'il se nomme, s'est-il retrouvé coincé à la frontière orientale de l'Union européenne, alors qu'il n'est ni grec, ni même européen –mais américain?

L'homme a été extradé par Ankara vers les États-Unis le 11 novembre, mais Washington «n'en voulait pas», selon le récit officiel turc. Les endroits fermés ne manquent pourtant pas en Turquie où il eut été possible de «conserver» ce djihadiste, le temps de renégocier son départ dans un avion à destination de l'outre-Atlantique, ce que le président Erdoğan devait d'ailleurs faire avec le président Trump deux jours plus tard. Mais, outre que ç'aurait été se priver d'un moyen de pression vis-à-vis de ce dernier, c'eût été bien moins parlant.

Mise en scène

Le dispositif, pour ne pas dire la mise en scène, à la frontière turco-grecque a eu le mérite de donner de la chair à l'annonce faite par le ministre de l'Intérieur turc le 8 novembre: «Pas besoin de courir dans tous les sens: nous allons vous renvoyer les membres de l'EI. Ils sont à vous, faites-en ce que vous voudrez», déclarait Süleyman Soylu, à l'intention de l'«Europe», notamment.

 

 

Les mots du ministre ont immédiatement été suivis d'effet puisque le lundi 11 novembre, parallèlement à l'extradition de ce djihadiste américain, la Turquie renvoyait également un Allemand et un Danois. Et annonçait la prochaine expulsion de 22 autres, dont 11 Français, affirmant avoir capturé 287 membres de l'État islamique qui se seraient échappés des endroits où ils étaient regroupés en Syrie.

Or le même jour, le chef d'État-major des armées françaises, le général Lecointre, déclarait sur BFM que «aucun prisonnier de Daech [n'avait] été libéré par les forces kurdes». Contacté pour obtenir des précisions, le service de presse de l'armée nous a renvoyé vers celui du ministère des Affaires étrangères, lequel a refusé de répondre à nos questions.

Selon des chiffres, que nous n'avons donc pas pu croiser avec des sources officielles, les forces démocratiques syriennes (SDF), au sein desquelles les Unités de protection du peuple (YPG, kurdes autonomistes) jouent un rôle prépondérant, auraient actuellement toujours sous leur surveillance les 62 djihadistes de l'État islamique français «jugés très dangereux» par Paris. C'est le transfert de ceux-ci en Irak pour qu'ils y soient jugés dont Jean-Yves Le Drian serait venu discuter à Bagdad à la mi-octobre. Il est possible que ce soit de ce groupe dont parlait le général Lecointre.

Quatre Françaises et leurs sept enfants

Sans compter les enfants, depuis le début de la guerre 730 adultes français auraient rejoint l'Etat islamique en Syrie. Outre le groupe des 62 Français «très dangereux», il restait en Syrie, cet été, une cinquantaine d'autres membres de Daech, femmes, la plupart si ce n'est toutes, et 250 enfants. Auparavant détenues dans le camp kurde d'Aïn Issa, au nord de Raqqa, les quatre Françaises –Amandine Le Coz, Sarah Ali Mehenni, Nawel Hassani et Tooba Goondal, surnommée la marieuse de Daech, que la Turquie menace de renvoyer en France –avec leurs sept enfants– se sont enfuies de ce camp lors des bombardements turcs d'octobre.

Les autorités françaises font valoir qu'elles ont, depuis cinq ans déjà, mis en place le «protocole Cazeneuve», une coopération étroite entre polices turque et française pour gérer le retour des djihadistes français présents en Turquie et que ces expulsions peuvent se faire selon cette procédure.

«La France ne récupère ses ressortissants membres de l'État islamique que si elle y est acculée.»
Un avocat spécialiste de ces dossiers

Dans ce cadre, depuis 2014, 261 membres de l'État islamique auraient été rapatrié·es en France, des femmes essentiellement, alors judiciarisées et leurs enfants, confiés à l'aide sociale à l'enfance. Soit 261 ressortissant·es français·es sur les quelque 7.500 membres de l'État islamique que la Turquie déclare avoir «déportés» depuis le début de la guerre en Syrie.

Que va-t-il se passer pour ces quatre femmes et leurs enfants? «“Protocole Cazeneuve” ou pas, ce n'est que quand il y est acculé, qu'il ne peut faire autrement ou que cela lui est imposé, que le gouvernement français récupère ses ressortissants membres de l'État islamique, explique un avocat qui a suivi plusieurs de ces dossiers. Cela n'a souvent rien à voir avec leur degré de dangerosité!»

Extradition politicienne

La Turquie peut très bien choisir une autre voie que le protocole Cazeneuve. Soit, premier choix: ouvrir une procédure judiciaire sur son sol contre des ressortissant·es français·es pour «passage illégal de la frontière ou pour préparation d'un acte terroriste». Ainsi la justice turque a ouvert un procès contre au moins deux djihadistes françaises à Bursa, une ville importante non loin d'Istanbul. Recherchées par Interpol, elles avaient été arrêtées début 2019, avec dix autres suspect·es, après être parties de Syrie.

Second choix, la Turquie peut procéder à l'extradition de ces membres de Daech. Ce qui se prête bien mieux à une mise en scène percutante et à une opération de communication. On le voit avec le djihadiste américain qui sera finalement renvoyé aux États-Unis, comme en sont convenus Ankara et Washington à la suite de la visite du président turc à la Maison-Blanche le 13 novembre.

Car les déclarations menaçantes du ministre de l'Intérieur turc, qui s'inscrivent dans la rhétorique anti-occidentale adoptée depuis quelques années par Ankara, ont aussi un objet intérieur: regagner du crédit auprès de l'opinion publique turque.

Jamais la position de Recep Tayyip Erdoğan n'a été aussi fragile. Sa base électorale, islamique comprise, s'est effritée. La crise économique sape le pacte de confiance que le président turc avait conclu avec les Turcs, pacte fondé sur un taux de croissance qui a parfois dépassé les deux chiffres. Et plus de huit Turcs sur dix ne veulent plus des 3,6 millions de refugiés syriens chez eux: ces derniers sont passés du statut d'«invités» à indésirables et le gouvernement islamo-nationaliste est tenu responsable de cette présence.

 

 

Un Erdoğan aux pieds d'argile

Or l'opération militaire que Recep Tayyip Erdoğan a lancée le 9 octobre au nord de la Syrie ne lui a pas rapporté ce qu'il espérait: une bande de territoire sur 30 kilomètres de profondeur et 100 de long, soit trois fois moins que le projet qu'il avait soumis à Vladimir Poutine, carte à l'appui. Certes, cette opération a permis de détruire l'entité kurde autonome qui s'étalait le long de la frontière turco-syrienne, mais les YPG sont loin d'avoir disparu du paysage puisqu'elles y feraient des patrouilles communes avec l'armée de Bachar el-Assad, ennemi juré d'Erdoğan.

Autre camouflet, l'opération menée par les forces spéciales américaines contre Al-Baghdadi, le numéro un de l'État islamique, est partie d'une base militaire en Irak et non de la base américaine d'Incirlik en Turquie, alors que la cache de Al-Baghdadi se situait à 5 kilomètres de la frontière turque, dans un secteur contrôlé par la Turquie et ses supplétifs syriens. Ankara a été plus d'une fois confrontée à des accusations de passivité, voire de complicité active à l'égard des djihadistes de l'État islamique avec lesquels le gouvernement turc partageait deux ennemis: les Kurdes autonomistes et Bachar el-Assad.

Comme pour se dédouaner, depuis la liquidation d'Al-Baghdadi, les autorités turques multiplient les arrestations de membres de Daech, en Syrie et en Turquie, tandis que le président Erdoğan indiquait qu'il y avait actuellement près de 1.200 membres de l'État islamique dans les prisons du pays.

Mais déclarer que «la Turquie (surnommée un temps “l'autoroute du djihad”), n'est pas un hôtel pour les membres de Daech», comme l'a fait le ministre de l'Intérieur turc, et l'illustrer par la photo du djihadiste américain coincé entre la Turquie et la Grèce, c'est tenter de refaire ce qui avait si bien marché en 2015 avec la photo du corps du petit Alan Kurdi, cet enfant syrien essayant avec ses parents de fuir la guerre pour l'Europe et qui avait fini noyé, échoué sur une plage turque.

Un agent de police turc debout à côté du corps de l'enfant retrouvé mort échoué sur une plage de Bodrum, au sud de la Turquie le 2 septembre 2015. | Nilufer Demir / Dogan News Agency / AFP

Le petit garçon syrien, victime du rejet européen, et le djihadiste occidental, au ticket sans retour: voilà deux images, bien différentes, la première autrement atroce que la seconde. Elles sont à certains égards contradictoires, mais constituent l'endroit et l'envers d'une même réalité: la décision que nos gouvernements ont pris de sous-traiter la crise des réfugiés ainsi que la détention et le jugement de «nos» djihadistes loin de chez nous, par d'autres.

L'instrumentalisation de ces deux images par le dirigeant turc pointe les failles et les limites des démocraties libérales européennes, avec lesquelles le président Erdoğan a bien décidé de rompre.

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