Monde / Culture

Apprendre le japonais en solo, c'est possible (mais très difficile)

Avant de courir, il faudra comprendre comment ramper, se lever et marcher.

Manuels à la librairie japonaise Junku (Paris). | Benjamin Benoit
Manuels à la librairie japonaise Junku (Paris). | Benjamin Benoit

Temps de lecture: 6 minutes

Chris Broad, facétieux YouTubeur britannique et expatrié depuis six ans dans l'archipel, ouvre son courrier des lecteurs.

– Chris, puis-je maîtriser le japonais si j'y consacre vingt minutes par jour?
Oui, ça me semble possible. Dans 300 ans, tu seras un pro de la langue. Et probablement décédé.

C'est vrai. Il va falloir donner un peu plus de son temps.

Vous êtes peut-être otaku, un·e féru·e de pop culture japonaise. Ou vous devez remporter un grade précis du JLPT, l'examen standardisé qui atteste d'un niveau de japonais. Pour mieux saisir vos animes préférés, préparer un visa vacances-travail ou pour mille autres raisons, apprendre le japonais en solo est une course de fond. Et avant de courir, il faudra comprendre comment ramper, se lever et marcher.

Peut-on se lancer dans le 日本語 tout·e seul·e, à peu de frais, et sans abandonner à la première difficulté? Dans l'ordre: oui, dans une certaine mesure, et ça dépend de vous. Nippophile convaincu, je me suis donné pour défi de passer le JLPT N5, le grade le plus aisé. Un rendez-vous annuel pour évaluer son propre niveau et un sésame précieux pour demander un travail au Japon, surtout à partir des diplômes N2 et N3. L'examen a lieu en France le premier dimanche de décembre, mais d'autres pays organisent une session de juillet –un·e Parisien·ne peut, par exemple, sauter dans un Eurostar et le tenter à côté de Saint-Pancras.

«Le N5, c'est du japonais de bébé», vont pérorer les gens qui l'étudient depuis toujours. Ça représente tout de même entre 600 et 800 mots de vocabulaire, 100 kanjis à apprendre, une base grammaticale à cultiver solidement pour la suite, tout ça sans se rater sur la redoutable épreuve de compréhension orale. Il faut six mois pour l'étudier confortablement, je m'en suis donné deux. Une mission-suicide devenue envisageable grâce à quelques ouvrages et outils en ligne. Mais attention, seules les premières doses sont gratuites.

Les kanas avant toute chose

Pour un·e Français·e habitué·e aux langues romanes, le japonais est ce qui se rapproche le plus d'un dialecte alien. Le ton de la phrase est souvent donné à sa toute fin, il n'y a ni genre, ni singulier ni pluriel mais un tas de particules qui déterminent la fonction de ce qu'il y a autour. Pas d'alphabet mais deux syllabaires, les hiraganas et les katakanas (ces derniers étant réservés aux noms d'origines étrangères, entre autres) à apprendre. C'est l'étape 1, elle est obligatoire, ne faites rien d'autre avant. Et si vous trouverez facilement des cahiers d'écriture, un carnet et des lignes sans fin seront vos meilleures alliées.

L'application Kanji Study propose une offre gratuite complète pour les débutant·es: vous pouvez sélectionner les signes de votre choix, réviser l'ordre des traits, et faire des QCM pour voir s'ils sont bien retenus. Ça fait déjà 142 caractères, et avec ça vous pouvez théoriquement lire n'importe quel texte simplifié.

Restent les fameux kanjis, omniprésents, qui désignent des noms et des concepts. S'il faut payer pour tous les débloquer dans Kanji Study, il y en a quatre-vingts pour débuter dans l'offre freemium, tous nécessaires pour le JLPT N5. Un kanji = une grosse masse d'informations: un ordre des traits, des sens principaux, et plusieurs lectures en on-yomi (lecture d'origine chinoise) ou kun-yomi (la japonaise) qui s'emploient selon le contexte. Tout ça s'articulera naturellement en apprenant du vocabulaire. Le très aimé Remembering The Kanji, de James Heisig, propose des scénarios pour retenir le sens de ces graphèmes, et vous invite à trouver les vôtres. Exemple: une histoire (口, bouche) racontée dix (十) fois devient vite vieille (古). 200 saynètes sont disponibles en ligne, pour celles et ceux qui ont une compréhension minimale de l'anglais.

 

 

Objectif: réussir à lire un syllabaire à la vitesse karaoké. Ici, le générique de Pilote Dragon, disponible sur Netflix.

Ludifier le bourrage de crâne

Que ce soit pour prendre un peu d'avance sur le reste ou pour se donner de plus en plus de possibilités une fois que les structures grammaticales simples sont sues, apprendre du vocabulaire doit devenir un rituel quotidien. Rendez-vous compte: le JLPT N3 demande une assise de 3.000 mots et 600 kanjis, et le N1 une bagatelle de 10.000 mots –deux fois plus qu'un vocabulaire français assez riche– et 2.000 kanjis, presque l'intégralité des signes préconisés par le gouvernement! Mais il est tout à fait possible d'intégrer le savoir du N5 en deux mois mordicus, avec un peu de discipline et un logiciel gratuit nommé Anki.

Anki n'est pas un programme de japonais mais un outil de mémorisation espacée. Il tourne autour du principe des «flash cards». Vous avez, par défaut, vingt nouvelles cartes et autant de mots par jour. On vous montre le recto, さかな (魚 en kanji) et vous devez retenir le verso qui va s'afficher: «poisson». C'est bon? On vous la remet d'ici dix minutes. Puis le lendemain. Puis dans trois jours. Puis dans dix, etc. Au premier oubli, il faut recommencer le cycle. Et comme la mémoire marche mieux quand elle est contextualisée, les cartes sont plus efficaces si elles sont accompagnées de l'image idoine, ou du son du mot. Chaque jour a sa petite séance de bourrage de crâne, qui atteint les vingt minutes rituelles au bout d'un mois.

Sur le site d'Anki, on trouve un énorme travail collectif: les «paquets» qu'on peut aspirer dans son logiciel, disponible aussi en application Android (mais payante sur iOS). Exemple: le démentiel «Vocabulaire du JLPT5». Ça ne se limite pas au japonais: verbes irréguliers en anglais ou allemand, paquets dédiés aux études de médecine, d'histoire, de droit. Et l'utilisateur ou l'utilisatrice peut créer les siens et trouver ses propres usages.

À la recherche de la meilleure méthode

Anthony Prezman est professeur de japonais. Il a traduit la série culte Evangelion et a enseigné à l'Université fédérale de Toulouse-Midi-Pyrénées. À la question «Peut-on apprendre le japonais tout seul?», il se souvient avec nostalgie de ses débuts.

«Ça dépend de ce qu'on entend par apprendre le japonais. Plus j'avance, plus je me sens minable. Même les Japonais passent leur propre JLPT. Oui, on peut se débrouiller jusqu'à un certain stade. Au bout d'un moment, on est limité.» Il enseigne avec sa méthode fétiche: la série de livres Minna No Nihongo. «Mais ce sont des livres plus adaptés dans un contexte de classe! [...] On y trouve une répétition bénéfique dans le Minna. On y pense japonais plutôt que de l'intellectualiser.» Adorés de certain·es, honnis des autres, les Minna No Nihongo sont intégralement en japonais. C'est comme se lancer dans le grand bain sans savoir nager. Il faut donc acheter les notes grammaticales en français et faire le ping-pong entre les deux peut se révéler compliqué, surtout avec une méthode aussi aride.

De bonnes plateformes d'e-learning existent. La Maison de la culture du Japon à Paris organise ses cours avec la série Marugoto, spécifiquement conçue pour les classes et en anglais. Deux problèmes qui disparaissent quand on constate que cette méthode, et les niveaux suivants, sont adaptés en français gratuitement sur la plateforme Minato, accompagnés de nombreux contenus pédagogiques. Du savoir qui peut être complété avec la traduction du guide grammatical de Tae Kim ou les vidéos de Julien Fontanier.

Des méthodes de japonais et leurs prix. | Benjamin Benoit

Les ouvrages payants, eux, sont parfois très onéreux. Difficile de ne pas tomber dans une frénésie d'achats compulsifs. Les méthodes sont variées, complémentaires, et portent cette odeur caractéristique des livres japonais, même en restant des années sur vos étagères sans jamais être ouvertes.

Mon conseil serait l'acquisition de la série Genki, en anglais. Très claire et intuitive, offrant un vrai sentiment de progrès et de satisfaction, elle s'accompagne d'un workbook indispensable, si toutefois vous êtes prêt·e à l'importer. Ses deux volumes vous emmèneront jusqu'au grade N4. Chère, la méthode française pour écolier·es Manekineko l'est beaucoup moins. Très intense, plus avare en exemples, elle peut faire un bon complément.

Que recommande Anthony Prezman? La méthode 40 leçons pour parler japonais. «Mais tout n'est pas expliqué dans les manuels, parfois limitants. Pour les subtilités et les niveaux de langue [...] je recommande une plateforme comme Tandem qui met en relation avec un correspondant.»

Un rayon de la librairie japonaise Junku (Paris). | Benjamin Benoit

Quelques ressources supplémentaires:

 

  • Les hellénistes ont le Bailly abrégé, les latinistes leur Gaffiot, les étudiant·es en japonais peuvent envisager l'achat d'un Kanji et Kana, dictionnaire de kanjis. L'ordre est conçu pour toujours utiliser des signes déjà appris au préalable.

Kunio Kuwae a publié trois volumes du Manuel du japonais qui, en théorie, se suffisent à eux-même. Hélas, ils sont affreusement onéreux.

Reddit a toujours réponse à tout: rendez-vous sur r/LearnJapanese pour toujours plus d'avis et de ressources, car internet peut parfois faire preuve de bienveillance.

 

  • Les ouvrages dédiés au JLPT sont nombreux et imitent tous le format de l'examen (y aller les mains dans les poches, c'est courir à la catastrophe). Les programmes par matières en six semaines des Nihongo Sou-Matome sont motivants, mais réputés un peu lacunaires dans leurs volets grammaire. Les Try! regroupent tout dans un unique livre par grade –une économie salvatrice– et sont plus clairs dans les exemples donnés. La série des Shin Kanzen Master a très bonne presse, mais réservée aux niveaux plus avancés –à partir du N3, où on ne doit plus décoller du japonais et où ces ouvrages commencent à avoir une portée éducative et plus de bachotage.

    Enfin, le site JLPT Go! collecte tous les savoirs à intégrer par grade, en français. Et Anthony Perezman d'ironiser: «Cet examen est parfois très paradoxal. Il n'y a aucune épreuve orale!» Car si vous travaillez au Japon, vous n'aurez jamais à parler, n'est-ce pas? Bon travail, 頑張って.
cover
-
/
cover

Liste de lecture