Parents & enfants / Société

Pourquoi la parentalité est si souvent présentée comme une contrainte

Ce n'est pas seulement que la parole se libère. C'est aussi que la vie familiale ne cadre pas (ou très peu) avec les valeurs prônées par notre société.

On comprend mieux les propos des parents à qui l'on demande s'ils ont passé de bonnes vacances et qui répondent que ce n'en était pas vraiment puisqu'ils étaient avec leurs enfants. | Bruno Aguirre <a href="https://unsplash.com/photos/-RrsXC5aErw">via Unsplash</a>
On comprend mieux les propos des parents à qui l'on demande s'ils ont passé de bonnes vacances et qui répondent que ce n'en était pas vraiment puisqu'ils étaient avec leurs enfants. | Bruno Aguirre via Unsplash

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En 2019, être parent est loin d'être présenté comme un monde enchanté, fait de babils attendrissants et de joie diffuse. Les difficultés auxquelles sont confrontée·s celles et ceux qui ont donné la vie et/ou fondé une famille sont entendables –du moins davantage qu'elles ne l'ont été. Les sentiments parfois ambivalents vis-à-vis des (adorables et tout autant insupportables) enfants aussi. Le côté usant de ce qui était autrefois considéré comme le lot des seules mères, et donc ne se questionnait pas, est vu sous un angle plus critique et remis en cause. Et c'est tant mieux. Parce que cela aide à réaliser que d'autres sont dans le même bateau et que l'on n'est pas le seul parent galérien que la terre ait houleusement porté.

Mais si les propos critiques sont plus nombreux, ce n'est pas juste en raison d'une libération de la parole dont on pourrait se réjouir unanimement en ce qu'elle permet de se délivrer des injonctions et de l'idée, erronée, que la parentalité est un doux paradis. Le regard de la société est loin de se faire plus bienveillant envers les parents. Au contraire. Ces discours voient aussi le jour grâce à l'expansion d'une vision générale de la vie très individualiste, qui contribue notamment à la professionnalisation du «métier de parent». De quoi engendrer de nouvelles prescriptions qui risquent tout autant que la précédente représentation enchanteresse de la vie familiale de noircir le tableau du quotidien avec enfant(s). Et d'empêcher de le vivre avec sérénité.

«Il y a des soirs où tu te dis “je voudrais tellement ma vie d'avant, être tranquille”...»
Marie, 31 ans, chargée de communication

Le problème, ce n'est pas de dire, comme me l'a confié Marie*, 31 ans, chargée de communication, que la première année de vie de son fils aujourd'hui âgé de 3 ans et demi a été «l'enfer sur Terre» pour elle et son mari. «C'est un peu dur comme terme mais, nous, on l'a quand même vécu un peu comme ça.» On ne peut que comprendre qu'ils aient tous deux eu du mal face à l'impossibilité d'avoir une nuit de sommeil complète pendant deux années d'affilée.

«On s'est demandé: “Pourquoi personne ne nous a prévenus?” On a accumulé une fatigue de dingue. Il y a des soirs où tu te dis “je voudrais tellement ma vie d'avant, être tranquille”...» Bien sûr que la présence d'enfants au sein du foyer est parfois, pour le dire poliment, source de tracas. À l'instar des «soirées 4D, pour devoirs, douche, dîner, dodo» que vit Jérôme, 44 ans, ingénieur, toutes les deux semaines, quand ce papa divorcé a ses deux enfants de 10 et 15 ans à domicile. «Le soir, c'est une espèce de tunnel: entre le moment où je rentre et celui où je me couche, je n'ai pas deux minutes pour m'asseoir.» Il y a plus idyllique.

Perte de temps

Sauf que ces critiques ne sont pas la conséquence de la seule fatigue des parents, physique comme mentale ou nerveuse, que celle-ci soit due à un manque de sommeil ou une montagne de tâches, notamment à visée éducatrice, à réaliser. «L'individualisation dans la société peut confiner à des formes d'égotisme ou d'égoïsme, où il s'agit d'investir en soi-même. Or, mettre au monde, c'est se décentrer de soi pour se consacrer à autrui. Et le décentrement de soi ne répond pas à l'exigence d'un néolibéralisme échevelé, pour qui se consacrer à autrui revient à perdre du temps», analyse le sociologue Claude Martin, qui a notamment dirigé l'ouvrage «Être un bon parent» – Une injonction contemporaine. En somme, l'équation est la suivante: les enfants, c'est peu et moins de temps pour soi.

Or, dans un monde où le développement personnel est roi et dans lequel on est convié·e, pour ne pas dire enjoint·e, à être heureuse ou heureux, écouter son soi intérieur, en prendre soin, croire en soi-même et s'épanouir dans tous les domaines, cela revient à s'abandonner, et donc peu ou prou à... rater sa vie –triste constat dans un pays où le taux de reproduction tourne autour de 90%.

Ma consœur Nadia Daam le faisait déjà remarquer sur Slate en 2015: «Il est rare d'entendre un parent dire qu'il ne s'est pas sacrifié pour ses enfants. Qu'il n'a pas de regrets parfois, que ses enfants ne l'ont pas privé de liberté, de repos, d'une carrière professionnelle. En fait, l'idée même qu'avoir des enfants représente un sacrifice est parfaitement intégrée.» C'est bien ce qu'on retrouve dans le discours de celles et ceux qui disent vouloir «profiter de la vie» avant de fonder une famille, soulignant à demi-mot (et sans forcément en avoir conscience) que la vie avec enfants n'a, elle, rien de profitable.

Vie limitée

Jérôme s'occupe de ses enfants une semaine sur deux et mène donc «deux vies en parallèle, qui n'ont rien à voir, c'en est complètement caricatural»: «Les semaines où je ne les ai pas, je peux faire un peu ce que je veux, voir du monde... Les semaines où je les ai, je ne suis qu'avec eux, que dans mon rôle de père et je n'ai pas de place pour autre chose. Trouver l'équilibre de ces deux vies-là dans une seule, je pense que c'est très compliqué.» Au cours de notre entretien, il observe qu'«avoir des enfants c'est renoncer à plein de choses».

«Je sentais de plus en plus sourdement que l'existence de mon fils venait limiter la mienne. [...] Un enfant, c'est aussi une lourde perte de soi», écrit également sur Cheek Magazine la jeune maman et doctorante en communication et sociologie Illana Weizman. Autant de formulations qui correspondent à cette idée que les enfants sont des empêcheurs de vivre sa vie pleinement et de réaliser ses multiples projets.

Si Marie était «la première à avoir un enfant dans [leur] bande de copains», assister aux transformations de vie de ses ami·es proches avant même de sauter le pas ne fait pas toujours apparaître la vie parentale sous le meilleur jour, expose Claude Martin. «Les couples qui envisagent d'avoir un enfant et regardent ceux qui en ont se disent parfois “quel fardeau” parce que leur vie semble avoir basculé, tout doit être organisé, planifié, les bébés sont compliqués...» En effet, les enfants font entre autres obstacle à l'amitié.

«Faire famille donne l'impression que la première étape –le couple– est close, comme si tout ce qui avait soudé le couple était perdu.»
Claude Martin, sociologue

«On a eu la sensation que c'était la fin de notre vie, qu'il fallait être prêts à ne quasi plus avoir de vie sociale pendant un an», complète Marie. Fini aussi apparemment la vie conjugale. «Petit à petit, j'ai commencé à me perdre. À perdre le sens de mon couple, de l'intimité avec mon mari», note Illana Weizman. À moins d'y consacrer un temps dédié dans l'agenda familial, comme l'ont fait Marie et son mari. «On s'est imposé tous les mois de faire un rendez-vous en amoureux pour garder notre vie de couple et notre complicité, et ne pas juste parler de notre enfant.»

Certes, les chiffres ne sont pas rassurants: d'après le psychiatre Bernard Geberowicz, coauteur de l'ouvrage Le Baby-clash – Le couple à l'épreuve de l'enfant, entre un couple sur cinq et un couple sur quatre se sépare après la naissance du premier enfant. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la conjugalité ne peut prospérer dans le cadre familial. Pour le sociologue Claude Martin, cette impression de «basculement irréversible entre ce qu'est un couple et ce qu'est une famille» tient notamment à notre «vision fictionnelle» de la vie conjugale comme de la vie parentale, comme si les deux étaient excluantes, incompatibles et ne pouvaient se chevaucher.

«Faire famille donne l'impression que la première étape –le couple– est close, comme si tout ce qui avait soudé le couple était perdu. À la télévision, dans les sitcoms, la presse féminine et family, on explique qu'il est très difficile de continuer à être l'amant de sa femme ou l'amante de son mari quand on a un enfant, que cela compromet le ciment du conjugal que sont l'amour et la sexualité.»

Changement de repères

Le sentiment de perte éprouvé peut également s'expliquer par l'âge plus avancé auquel les couples ont des enfants. Plus l'on a mené la «belle vie» (une vie de célibataire puis une vie de couple sans enfant), plus il devient difficile de changer d'habitudes, de ne «plus avoir les mêmes repères», selon les termes de Marie, et plus la parentalité crée «un gros choc». «On est partis une fois en week-end à Valence avec notre fils, il devait avoir un an et demi. C'est une ville qu'on adore avec mon mari, on avait l'habitude d'y aller et on y avait nos repères en amoureux. On a pris un tout petit appart pour ne pas payer trop cher. C'était complètement inadapté à lui –on n'a pas suivi son rythme, on voulait faire des choses qu'on aimait faire avant– et il a été absolument odieux. Ce fut un week-end infernal. En fait, on aurait préféré ne pas partir.»

«Avant d'avoir Louis, on avait pour optique de faire un tour du monde avec nos enfants. [...] On sait que ça ne se fera pas comme ça.»
Marie, 31 ans, chargée de communication

Ce qui a été difficile lors de ce week-end familial, retrace Marie, c'est de réaliser que la présence de leur enfant avait tout chamboulé, et pas que leurs heures de sommeil. «On s'était dit: “Nous, avec un enfant, on ne changera rien; on aime voyager en globe-trotters, c'est une question d'habitude, il va suivre, on ne sera pas les parents qui prennent des vacances en club...” On avait plein de préjugés. J'avais même fait une petite liste avant que j'accouche des choses que je ne voulais pas faire avec un enfant. Ce week-end-là, à Valence, fut une révélation. On a été obligés de se rendre compte qu'il n'était pas possible de garder notre vie d'avant telle quelle et que, si on voulait vivre notre parentalité de façon sereine et agréable, il fallait vraiment qu'on s'adapte.» Forcément, quand le rêve est d'avoir un enfant tout en continuant de mener la même vie, la confrontation avec la réalité peut être d'autant plus dure et vécue comme une abnégation surprise et pas vraiment consentie.

Les vacances qui ont suivi, ces deux parents ont cherché un camping avec un club enfant pour les moins de 3 ans (et découvert qu'il n'y en avait qu'un seul en France). Pour le Nouvel An prochain, ce sera une semaine de croisière. «C'est un truc qu'on n'aurait jamais imaginé faire. Mais il y a plein d'infrastructures, un club enfant 24-7. On rogne un peu sur nos principes parce que ce n'était pas vivable. Nous aussi, on a vraiment besoin de vacances et on sait que pour lui ça va être sympa. On essaie de trouver un compromis entre ses besoins à lui et nos envies à nous. Avant d'avoir Louis*, on avait pour optique de faire un tour du monde avec nos enfants. Pour lui, changer d'environnement tous les jours, ça l'excite et donc, pour nous, c'est plus difficile. On sait que ça ne se fera pas comme ça. Peut-être qu'on restera trois-quatre mois au même endroit...»

Comparaison difficile

Pas étonnant que Marie et son mari aient pu penser pouvoir reprendre leur vie quotidienne préparentale ainsi que leurs projets de vie et faire comme s'ils n'avaient pas d'enfant. «Nos parents avaient pour exemple leurs parents à eux, trois-quatre couples d'amis autour et Laurence Pernoud ou Françoise Dolto, suggère Jérôme. Les émissions télé comme “Les Maternelles” n'existaient pas. La seule source de comparaison étaient des gens qui étaient comme toi. Aujourd'hui, tu peux te comparer à la terre entière, avec un prisme déformant. Les gens publient les 0,1% fantastiques de leur vie sur les réseaux et tu passes ton temps à voir les 0,1% fantastiques de la vie de tous les autres.»

Résultat: on peut avoir la sensation que les parents de notre entourage plus ou moins virtuel ont tous le temps de voyager-boire-des-verres-avec-des-amis-dîner-dans-de-supers-restos-lire-des-bouquins-regarder-des-séries alors qu'on se coltine «penser aux menus trois jours avant, préparer le petit-déjeuner, aider à faire les devoirs, les emmener à l'école», glisse ce papa ingénieur. Sans compter qu'aux photos de parents aux sourires épanouis s'ajoutent celles de baroudeurs et baroudeuses sans enfant qui parcourent le monde et/ou essaiment les bars et soirées rooftop. Au regard des normes actuelles, le comparatif n'est pas brillant. C'est même plutôt la douche froide.

«J'ai une amie qui a deux pages Facebook, une pour les restos dans lesquels elle va avec son mari et une autre pour les bouquins qu'elle lit. T'es en permanence en train de te dire: “Qu'est-ce que j'ai raté pour ne même pas avoir 10% de ça?”» relate Jérôme. Même constat du côté de Marie: «Je prends beaucoup de recul sur ce que je vois sur Instagram, sinon tu te dis “j'ai une vie de merde” et “comment ils font pour voyager toute l'année et avoir des enfants super happy?”» D'autant plus, ajoute Jérôme, qu'il faudrait en ce XXIe siècle «avoir tout fait, tout vécu, voyagé partout: je caricature mais si tu n'as pas tenté le polyamour, le SM et les plans à douze, c'est que tu n'as rien essayé et donc raté ta vie; pareil si tu ne suis pas vingt-quatre séries en même temps sur Netflix, n'as pas voyagé aux quatre coins de la planète et changé de métier tous les six mois».

Comme être en couple avec son amour de jeunesse, la vie du quotidien avec enfant(s) a alors quelque chose de morne, ordinaire et conformiste. D'un côté, la start-up nation. De l'autre, le train-train vieux jeu, pas du tout raccord avec l'époque, de la cellule familiale. Encore plus parce qu'il a un aspect répétitif, qui ne disparaît pas par magie le week-end ni avec les vacances. On comprend mieux les propos des parents à qui l'on demande s'ils ont passé de bonnes vacances et qui répondent que ce n'en était pas vraiment puisqu'ils étaient avec leurs enfants. Tout cela donne une image de la vie parentale comme d'une suite banale de tâches contraignantes et sans fin, et produit un terreau fertile à son dénigrement.

Contrat parental

La pensée individualiste n'est pas non plus exempte d'injonctions, qui renforcent indirectement la figure plan-plan et pénible du quotidien des parents. «Il y a un gradient de pression lié à cette individualisation: on se croit responsables de nous-mêmes et cette prétention fait que l'on est aussi responsables de nos échecs», explicite Claude Martin. Les parents cherchent alors à bien faire, à être productifs, à performer à coup de to-do-lists, réduisant ainsi leur quotidien à «une somme de cases à cocher, de réussites à obtenir», dissèque Jérôme: «D'avoir des enfants, c'est une contrainte d'autant plus forte qu'il faut être un parent parfait. Aujourd'hui, on attend de nous qu'on réussisse à être parents alors que tout le monde rate!» À la fin de notre discussion, prise sur sa pause déjeuner, et avant de raccrocher, Jérôme me signale au passage qu'il aura «juste le temps d'aller acheter des céréales à la Biocoop pour que les enfants aient de bonnes céréales bio au petit-déj».

«C'est vraiment devenu un boulot angoissant, avec des indices de performance.»
Jérôme, 44 ans, ingénieur

On entre ainsi en parentalité comme si l'on signait volontairement un contrat, un CDI à temps complet qui plus est. «On accorde une place énorme aux enfants parce qu'on les attend, que c'est “voulu”», indique aussi ce père. «Mes parents, nés dans le milieu des années 1920, ont basculé très jeunes dans l'âge adulte et l'âge parental, presque automatiquement, pour le meilleur et pour le pire, témoigne quant à lui le sociologue. La contrainte était relativement bien acceptée au sens où l'on pensait qu'il n'y avait tout simplement pas le choix. On subissait sa condition. Pour les générations qui suivent, il y a bien plus de choix apparents. L'individualisation est telle que tout le monde prétend ou croit planifier sa vie.»

Ainsi, plus on est dans l'idée de choisir d'avoir des enfants (merci la contraception), plus lorsque l'on décide d'en avoir on se met la barre haut. La pression est alors à son comble. «Il y a des clauses et des compétences, qu'il faut absolument acquérir et sur lesquelles on met l'emphase car il y va du bien-être de l'enfant. Ce type de lecture “je perds toutes mes libertés” se double d'une “c'est un travail à temps plein” où il n'y a pas le droit à l'erreur.» Bonjour la charge mentale parentale.

«C'est vraiment devenu un boulot angoissant, avec des indices de performance», formule Jérôme, qui «culpabilise vachement» dès lors qu'il n'est pas entièrement disponible pour ses deux enfants ou ne leur a pas prévu d'activités, comme une sortie au cinéma. Il réalise aussi en en parlant avec moi que «les semaines avec eux sont beaucoup plus angoissantes que les semaines sans eux». En suivant les innombrables et autoproclamé·es expert·es, les parents risquent de devenir «des manuels vivants, des automates», pointe Claude Martin, sans aucune marge de manœuvre. «Alors que l'éducation a toujours fait une large place à l'improvisation et à la spontanéité avec des apprentissages par essais et erreurs, les experts donnent l'illusion qu'on peut les regarder sous l'angle de leurs comportements et de leurs compétences.» Le quotidien se fait assujettissant, un véritable chemin de croix.

On peut donc doublement remercier le nouveau monde de générer une bonne part des difficultés du métier de parent et d'en accepter libéralement les critiques dans la sphère publique. Malheureusement pas pour faire une place au ressenti des parents (ou alors à la marge) mais plutôt pour rehausser l'idée que l'épanouissement personnel se trouve ailleurs (au hasard, dans le travail? la consommation? la croissance?) et ainsi entretenir ce cercle vicieux et anxiogène.

* Ce prénom a été changé.

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