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Comment les Allemands de l'Est dépensèrent l'«argent de bienvenue» octroyé par l'Ouest

Dans les jours qui ont suivi la chute du mur de Berlin, des millions de personnes se sont ruées dans les magasins ouest-allemands.

À leur arrivée, les personnes autorisées à quitter l'Allemagne de l'Est recevaient de l'«argent de bienvenue» afin de compenser le peu d'argent (70 Ostmarks) qu'elles avaient le droit d'emporter dans leur bourse. | moritz320 <a href="https://pixabay.com/fr/photos/pi%C3%A8ces-de-monnaie-mark-allemand-mark-3903101/">via Pixabay</a>
À leur arrivée, les personnes autorisées à quitter l'Allemagne de l'Est recevaient de l'«argent de bienvenue» afin de compenser le peu d'argent (70 Ostmarks) qu'elles avaient le droit d'emporter dans leur bourse. | moritz320 via Pixabay

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Ce 10 novembre 1989, à peine passée l'euphorie de cette nuit de fête historique, durant laquelle les Ossis ont déboulé en masse dans les rues de Berlin-Ouest pour fêter bras dessus, bras dessous avec les Wessis leur liberté retrouvée, les premières personnes arrivées de RDA font la queue devant les banques ouest-allemandes dès le début de la matinée. Elles viennent chercher leur «argent de bienvenue» (Begrüßungsgeld), cette somme offerte par l'Allemagne de l'Ouest à tout individu issu de l'ancienne RDA qui se rend sur son territoire.

Cette mesure avait été mise en place par la RFA en 1970 de manière à compenser le peu d'argent (70 Ostmarks) que les rares Allemand·es de l'Est autorisé·es à quitter leur pays avaient le droit d'emporter dans leur bourse, l'économie est-allemande étant toujours à court de devises. Ces personnes qui transitaient recevaient 30 Deutsche Mark (DM) à leur arrivée sur le territoire ouest-allemand, avant que cette somme ne soit finalement portée à 100 DM en 1987. Cent DM. Un précieux sésame pour partir à la découverte de l'Ouest et de son système capitaliste, diabolisé des décennies durant par la propagande communiste. Willkommen im Kapitalismus!

Trois millions de personnes

Les citoyen·nes de l'Est ont reçu ce cadeau de bienvenue à bras ouverts: rien que les 10 et 11 novembre 1989, ce sont plus de 3 millions de personnes qui ont empoché leurs 100 DM. Environ 16 millions d'entre elles sont venues réclamer leur dû dans les semaines qui ont suivi la chute du Mur, soit presque la totalité de la population est-allemande, juste avant de faire leur baptême du feu dans la société de consommation. Au point que les supermarchés de Berlin-Ouest et des villes allemandes situées à proximité de la frontière de la RDA se sont retrouvés en rupture de stock au bout de quelques jours et que les magasins ont commencé à ouvrir le dimanche pour satisfaire la fièvre acheteuse qui s'était emparée des Ossis, après des décennies de rationnement et de privations. Trente ans plus tard, neuf Allemand·es de l'Est partagent leurs souvenirs avec nous.

Regina S., des jouets pour enfants

Regina S. avait 32 ans quand le Mur est tombé. Quelques jours plus tard, cette Leipzigeoise a pris le train pour Berlin avec une amie et leurs enfants. Elle n'avait qu'une idée en tête avant d'aller faire des emplettes: «voir la porte de Brandebourg depuis l'autre côté du Mur». Elle ne se souvient pas s'être acheté quelque chose ce jour-là. Le seul souvenir qu'elle ait ramené étant un bout du mur de Berlin. Mais elle a accompagné sa fille et son fils dans un magasin de jouets. Leur choix: une Barbie et des Legos.

La porte de Brandebourg (Berlin, Allemagne). | Ondřej Žváček via Wikimedia 

Andreas S., des disques de pop rock

Andreas S., 14 ans à l'époque, se souvient lui aussi de sa toute première visite à Berlin-Ouest, qu'il avait rejoint en train de banlieue en compagnie de ses parents et de son frère, avec émerveillement: «Comparé au village gris et sinistre dans lequel nous vivions à l'Est de Berlin, qui ressemblait aux pires films qui ont été faits sur la RDA, Berlin-Ouest ressemblait, avec toutes les guirlandes de Noël qui décoraient les rues, à un petit paradis plein de lumière».

Fan de pop rock anglais, il investira ses premiers DM dans des vinyles, emportant avec lui la liste des albums qu'il rêvait d'avoir. «La musique était quelque chose de très particulier pour nous, car les disques étaient une denrée rare en RDA, à part quelques rares best of qui étaient immédiatement pris d'assaut. Les personnes qui parvenaient à les acheter se voyaient tout de suite demander de les copier sur cassette. Les vinyles étaient incroyablement recherchés.» Ce jour-là, Andreas s'est acheté trois disques: Wild!, d'Erasure, Big Thing, de Duran Duran, et We Too Are One, d'Eurythmics.

 

 

Andrea M., les disques d'Eurythmics

Andrea M., 18 ans lorsque le Mur s'est effondré, a fait le voyage dès le lendemain avec sa mère pour rendre visite à sa sœur qui vivait à Berlin-Est et sont allées toutes les trois dans l'autre moitié de la ville. «Nous avons demandé où se trouvait le plus grand centre commercial de Berlin-Ouest, et nous sommes allées dans la Schloßstraße, où nous avons passé la journée à faire du shopping, se souvient-elle. Mon tout premier achat a été un yaourt d'une marque que je connaissais à cause des pubs de la télévision de l'Ouest», s'amuse-t-elle. Elle a investi le reste de son argent dans des vinyles d'Eurythmics: «J'étais une grande fan de ce groupe. Certains étaient soldés, du coup j'en ai acheté huit ou neuf d'un coup», se souvient-elle, tandis que sa sœur s'est elle acheté un walkman. Aujourd'hui encore, Andrea a toujours ces disques dans son salon, qu'elle garde précieusement en souvenir de cette journée particulière.

Ellen H., du vin et une chaîne hifi

Ellen H., 41 ans à l'époque, ne s'est pas précipitée à l'Ouest quand elle a appris que le Mur était tombé. Ce ne sont que des semaines plus tard qu'elle s'est rendue avec son mari et ses enfants à bord de leur Wartburg le long de la route des vins d'Allemagne, dans la région du Rhin. «Nous avons acheté du bon vin et nous avons mis notre argent en commun avec nos fils pour acheter une chaîne hifi. Avec mon mari, ils avaient l'oreille musicale et étaient passionnés de musique.» Elle a aussi rapporté un panier plein de cèpes de son escapade en Allemagne de l'Ouest: «Nous avons trouvé des quantités de champignons dans la forêt, que les gens ne ramassaient plus à cause de Tchernobyl.»

Kaey K., un paquet de cacahuètes

Pour Kaey K., 10 ans à l'époque, la première journée à l'Ouest, des mois après la chute du Mur, conserve un goût légèrement amer, mais désopilant: «Avec ma famille, nous sommes allés à Helmstadt, une petite ville bavaroise qui était jumelée avec la nôtre, Halle. Nous avons passé la journée à faire du shopping, ma famille était en pleine fièvre acheteuse. C'était la première fois que je voyais des cacahuètes entières, et j'en ai acheté un paquet. J'ai demandé à ma mère si je pouvais les manger telles quelles. Je ne sais pas si c'est parce qu'elle était surexcitée ou déconcentrée, mais elle m'a dit que oui, avant d'exploser de rire quand elle a vu la tête que je faisais après avoir croqué une cacahuète entière.»

Ina G., collants et rouge à lèvres

Quand elle a appris que le mur était tombé la veille en buvant son café le matin, Ina G., 31 ans, est partie le jour même, à la fin de sa matinée de travail, rendre visite avec sa fille à une cousine de Berlin-Ouest. Ce n'est qu'une semaine plus tard qu'elle est revenue, seule, chercher ses 100 DM. «Ma mère m'avait toujours dit que, si un jour j'avais la chance d'aller à l'Ouest, il fallait absolument que j'aille au KaDeWe [le Kaufhaus des Westens, le grand magazin de l'Ouest, l'équivalent allemand des Galeries Lafayette, ndlr], au sixième étage, au rayon épicerie fine, se rappelle Ina. C'est donc ce que j'ai fait, j'ai pris un café et j'ai regardé les gens chics qui faisaient leurs courses. Puis j'ai pris l'escalator et je me suis arrêtée à chaque étage. J'y ai passé toute la journée et suis rentrée ravie à la maison», se souvient-elle, les yeux brillants.

La façade nord-ouest du KaDeWe en 2008. | Jochen Teufel via Wikimedia 

Au rez-de-chaussée, elle essaye les parfums et tombe en pâmoison devant une paire de collants Yves Saint Laurent gris anthracite. Tandis qu'elle évoque la scène, elle sort la paire de son sac à main, qu'elle n'a jamais portée et qui est restée dans son emballage d'origine. «Les collants étaient deux tailles trop grandes, mais en réduction. Ils coûtaient 9 DM au lieu de 29, dit-elle en désignant l'étiquette. Je me suis dit que c'était l'occasion unique de m'acheter des collants français. Je ne les ai ensuite jamais portés, de peur de les abîmer. Je les ai gardés en souvenir dans mon armoire.» Elle s'achète également ce jour-là un rouge à lèvres Chanel, «le symbole du luxe absolu pour moi», qu'elle osera utiliser. Elle gardera les 40 DM qu'il lui restait en poche, de peur que ce ne soit les derniers: «À cette époque, on ne savait pas du tout si le Mur allait rester ou pas.»

Willy S., un jeu vidéo et des Legos

Willy S., 9 ans lorsque le Mur est tombé, se souvient avoir été très choqué, lorsqu'il faisait la queue avec ses parents et ses frères pour retirer leur «argent de bienvenue» devant Bahnhof Zoo, la fameuse station de métro où Christiane F. se shootait à l'héroïne, de voir pour la première fois de sa vie des SDF et des junkies. Passé cette vision inquiétante de cet Ouest mythifié, le petit garçon qu'il était a suivi sa famille au KaDeWe. «Mes deux frères et moi avions le droit de dépenser chacun 10 DM sur les 100 que nous avions reçus. Nous étions comme paralysés quand nous nous sommes retrouvés au rayon jouets. Nous étions complètement dépassés par cette offre pléthorique.»

Les trois frères ont mis leur argent en commun pour s'acheter un jeu vidéo et des Legos. «Il s'agissait d'un nouveau jeu et nous y avons joué sans relâche. C'était une course de voitures», se souvient Willy. Son père étant un militant pacifiste en RDA, il a été interviewé quelques mois plus tard par un journaliste vedette de la chaîne de télévision ZDF, Volker Panzer, et invité avec toute sa famille à se rendre en Allemagne de l'Ouest. «Il nous a amené à Mc Donald's directement après avoir passé la frontière. C'était totalement excitant pour nous les enfants, et je me souviens que l'herbe y était bien plus verte que de l'autre côté de la frontière.»

Volker Panzer en 2009. | Elke Wetzig via Wikimedia

Clemens M., «Steve Harley and Cockney Rebel–Greatest Hits»

Le Berlinois Clemens M.*, 30 ans à l'époque de la chute du Mur, n'a lui pas reçu 100 mais 300 DM au total. Explications: «Je faisais partie des rares chanceux qui avaient déjà obtenu l'autorisation d'aller à l'Ouest. J'avais pu rendre visite à un parent à Hambourg en 1988 et en mars 1989, en allant à chaque fois chercher mon “argent de bienvenue”, puisqu'on y avait droit une fois par an.»

En novembre 1989, alors qu'il a déjà reçu la somme annuelle allouée à chaque citoyen·ne de RDA se rendant en Allemagne de l'Ouest et que son passeport a été tamponné, il tente toute de même sa chance –avec sa carte d'identité. Au vu du chaos qui règne alors dans les banques, personne ne se rend compte de la supercherie. Clemens mettra cet argent de côté. Quelques mois plus tôt, il s'était acheté la compilation Steve Harley and Cockney Rebel–Greatest Hits à Hambourg avec son premier «argent de bienvenue» de l'année 1989.

La pochette de la compilation. | Ajsmith141 via Wikimedia 

Uta M., tout sauf des feutres

Impossible pour Uta M. de se souvenir de sa toute première acquisition de l'autre côté du Mur. Elle avait 42 ans à l'époque. Mais une anecdote désagréable est restée gravée dans sa mémoire: «Je suis allée à la frontière avec mes deux enfants. Il y avait là une classe d'enfants ouest-allemands qui sont venus nous parler et qui voulaient offrir des feutres de couleur aux miens “puisque nous n'avions rien”. Ils nous prenaient vraiment pour des moins que rien. Mes enfants ont refusé, en leur disant qu'il valait mieux les offrir à ceux qui étaient vraiment dans le besoin», se souvient-elle, indignée par la condescendance avec laquelle de nombreux Ossis ont parfois été traités par les Wessis lors la Réunification.

Hautement symboliques ou dérisoires, ces achats reflètent les désirs et les aspirations d'un peuple coupé du monde occidental pendant plusieurs décennies, de sa prospérité, de sa liberté et de sa futilité. Avec cette centaine de Deutsche Mark, tout le monde a pu ramener un petit morceau de l'Ouest capitaliste chez soi, en plus d'un morceau du Mur de Berlin. Deux souvenirs très particuliers d'un événement historique unique en son genre, qui ont profondément marqué les Allemand·es d'ex-RDA.

* Le prénom a été changé.

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