Culture

De «Creep» à «In Rainbows», la vision du monde de Radiohead

Le documentaire «Le monde selon Radiohead», diffusé sur Arte ce vendredi 8 novembre, décortique l'évolution d'un groupe capable d'éveiller les consciences.

Thom Yorke sur scène à Chicago, le 6 juillet 2018. | Kamil Krzaczynski / AFP
Thom Yorke sur scène à Chicago, le 6 juillet 2018. | Kamil Krzaczynski / AFP

Temps de lecture: 3 minutes

Pour beaucoup, Radiohead n'est jamais qu'un groupe de musique. L'un des meilleurs, il va sans dire, dont l'œuvre prend la forme d'une discographie à l'évolution dynamique parce que déconcertante.

Pourtant, Le monde selon Radiohead, documentaire réalisé par Benjamin Clavel, produit par Bridges production et diffusé ce vendredi 8 novembre sur Arte, ne parle presque jamais de musique.

 

«Creep» ou le crime originel

Comme son titre l'indique, le film propose de décortiquer la conception du monde que Radiohead développe depuis plus de vingt-cinq ans. Soit une vision critique, influencée par certaines mouvances philosophiques contemporaines, et dont le sujet est très souvent politique, quoique toujours décomposé par le biais émotionnel.

Benjamin Clavel revient donc sur l'histoire du groupe en prenant soin de découper son film au rythme de chaque album, en considérant la spécificité de chacun d'entre eux et les continuités ou ruptures que ces ensembles, façonnés comme des livres, représentent.

Mais le réalisateur reste en retrait et laisse l'analyse à divers intellectuels, spécialistes ou simples aficionados. Viennent ainsi décrypter l'œuvre du groupe des personnalités telles que Mac Randall, biographe de Radiohead, le musicologue Brad Osborn, le musicien Steve Reich, les auteurs Fabrice Colin, Tim Footman et Michel Delville, ou encore le philosophe anglais George A. Reisch.

Une logique s'installe alors, dont le point de départ paradoxal est le tube «Creep», au succès planétaire mal vécu, particulièrement par Thom Yorke. Comme l'analyse l'écrivain Fabrice Colin, la vision du monde de Radiohead et son rapport à la chose commerciale commence à apparaître dès leur deuxième album, notamment dans le morceau «My Iron Lung» et ses paroles explicites: «This is our new song/Just like the last one/A total waste of time» («Ceci est notre nouvelle chanson/Exactement comme celle d'avant/Une perte de temps totale»).

 

Fausse dystopie

Mais c'est à partir de OK Computer, album monstre devenu référence du rock, que le film de Benjamin Clavel identifie l'émergence d'un discours de plus en plus précis et référencé. Le réalisateur s'arrête par exemple sur «Fitter Happier», morceau pour le moins conceptuel.

Égrainé par une voix synthétique et monotone, le texte ressemble d'abord à un post enthousiaste déniché sur Linkedin –«More productive/Comfortable/Not drinking too much/Regular exercise at the gym, three days a week» («Plus productif/Confortable/Ne pas trop boire/Exercice régulier à la gym, trois jours par semaine»)– avant de se perdre en une série d'hallucinations –«A pig in a cage on antibiotics» («Un cochon en cage sous antibiotique»).

 

Mais comme le précise le philosophe George A. Reisch, l'impression de dystopie macabre laissée par le morceau n'en est justement pas une: «Un cochon en cage sous antibiotique, c'est l'industrie alimentaire moderne.» Voilà très exactement ce que démontre minutieusement le documentaire. Très marqués par certaines lectures telle que les ouvrages de Noam Chomsky ou Naomi Klein, les membres du groupe originaire d'Oxford se jouent constamment des codes orwelliens pour mieux parler du monde bel et bien actuel.

Si de nombreuses références britanno-britanniques –notamment vis-à-vis de la déception Tony Blair–, échappent au public hors de leurs frontières, il est difficile d'ignorer que certaines thématiques, comme le consumérisme, semblent obséder Thom Yorke.

De la nuance avant toute chose

Fort de ses lectures, le chanteur ne se vautre pas dans le discours anti pur et dur, et se concentre sur les effets de cette drôle de société sur des individus aussi connectés qu'esseulés. Le groupe joue constamment de cette ambiguïté, de cette conscience de lui-même.

C'est pourquoi Le Monde selon Radiohead n'oublie pas de mentionner le rapport du groupe à la technologie (critiquée mais toujours plus utilisée pour composer leurs morceaux), ou le paradoxe de la révolution que fut la sortie de l'album In Rainbows en 2007, vendu en ligne sans maison de disque intermédiaire et à prix libre. Le succès de la formule, jamais reproduite, s'explique avant tout par la reconnaissance dont jouissait déjà le groupe. Reconnaissance que les membres doivent notamment à ce «Creep» qui les énerve tant.

Une heure durant, le documentaire s'arrête sur foule de détails, de paroles et d'attitudes qui font de Radiohead un groupe qui «incarne son époque comme aucun autre», un groupe capable «d'éveiller les consciences» et même plus, de les nourrir d'intelligence, de nuances et de doutes légitimes. Le tout sans oublier que Radiohead est d'abord un grand, très grand groupe de musique.

Un cocktail savoureux, entre art pur et subtilités politiques, qui fait dire au biographe Mac Randall qu'écouter cette musique si unique en son genre, c'est se rendre compte qu'il est tout à fait possible de «pleurer et se réjouir en un même temps», d'être conscient, mais de rester vivant.

cover
-
/
cover

Liste de lecture