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Comment une chanson de plus de 20 ans atteint-elle le milliard de vues sur YouTube?

«Take on Me» de a-ha, «Smells Like Teen Spirit» de Nirvana et «Zombie» des Cranberries s'apprêtent à rejoindre un club très fermé, qui ne compte pour le moment que trois membres.

Images tirées des clips de «Bohemian Rhapsody» de Queen, «Take On Me» de a-ha, «Zombies» des Cranberries et «November Rain» de Guns N' Roses. | Captures écran via YouTube / Montage Slate.fr
Images tirées des clips de «Bohemian Rhapsody» de Queen, «Take On Me» de a-ha, «Zombies» des Cranberries et «November Rain» de Guns N' Roses. | Captures écran via YouTube / Montage Slate.fr

Temps de lecture: 8 minutes

Morten Harket a 20 ans quand, en visite dans son vieux lycée d'Oslo à la fin de l'année 1979, il rencontre Magne Furuholmen et Pål Waaktaar-Savoy. Les deux lycéens jouent dans un groupe très influencé par les Doors appelé Bridges. Harket les trouve incroyables et décide de proposer ses services.

L'audition se déroule dans la cave des parents de Waaktaar-Savoy mais le chanteur, plus âgé, voit ça d'une autre façon. C'est lui qui mène la danse: il veut s'assurer que les fans des Doors sont aussi bon musiciens que compositeurs.

Furuholmen s'installe alors au piano et lui joue une mélodie intitulée «The Juicy Fruit Song», qu'il a composée quand il avait 15 ans. C'est une évidence. «J'ai su instantanément, confiait récemment Harket au Los Angeles Times. C'est la chanson qui allait tout changer.»

Il faut pourtant quelques années supplémentaires aux trois jeunes Norvégiens pour accoucher d'une version satisfaisante: «On arrivait pas à faire rentrer la mélodie dans une chanson», expliquait Harket.

Cette version se nomme «Take on Me». La chanson sort en Angleterre en 1984; il s'en vend 300 exemplaires. Le monde n'est pas encore tout à fait prêt.

 

Le salut vient des États-Unis, quand Jeff Ayeroff, un cadre chez Warner de passage en Angleterre, entend les jeunes Norvégiens. «J'ai entendu le “Take on Me” de a-ha et suis tombé amoureux de la chanson, racontait-il dans le livre I Want My MTV. Ensuite, j'ai vu une photo du groupe et je me suis dit: “Est-ce que des gens ressemblent vraiment à ça?” Morten Harket était l'un des plus beaux hommes du monde.» Quelques mois plus tard, «Take on Me» atteint la première place des charts dans trente-six pays.

La chanson est un phénomène avec, contrairement à beaucoup de titres désormais un peu oubliés, un succès dépassant la barrière du temps et des années 1980. Trente-quatre ans après sa première diffusion sur MTV, le clip de la chanson est en effet sur le point d'atteindre le milliard de vues sur YouTube.

Puissance des clips

En cette fin d'année 2019, «Take on Me», mais aussi «Smells Like Teen Spirit» de Nirvana et «Zombie» des Cranberries s'apprêtent à rejoindre un club extrêmement fermé, pour l'instant composé de seulement trois chansons: «Bohemian Rhapsody» de Queen, «November Rain» et «Sweet Child O' Mine», les deux plus gros tubes de la carrière de Guns N' Roses.

L'exploit est banal pour les chansons pop de l'ère 2.0, les «Despacito» (6,5 milliards de vues), les «Uptown Funk» (3,7 milliards) et autres «Shape of You» (4,4 milliards), mais il reste très rare pour une chanson qui a connu son heure de gloire à une époque où les téléphones ne fonctionnaient pas encore sans fil.

Les stars de la radio étaient mortes au début des années 1980. Ça tombait bien: Morten Harket, avec son irréelle beauté et ses pommettes, était une pure star de la vidéo. Il l'avait été en 1985, aux débuts de MTV; il le serait à nouveau trente ans plus tard, à l'ère de YouTube.

«Le clip de Steve Barron pour a-ha était absolument révolutionnaire, s'enthousiasmait le réalisateur Russell Mulcahy, qui avait de son côté propulsé la carrière de Duran Duran. Il était probablement le clip le plus créatif jamais vu.»

Avec son animation image par image et son histoire romantique dans lequel un héros de bande dessinée incarné par Harket invite une lectrice à le rejoindre dans les pages, le clip est une expérience en soi –que l'on soit un quadragénaire mû par la nostalgie ou un·e millennial fan de comic books. En s'en inspirant en 2013 pour une publicité, Volkswagen ne s'y trompait pas: «Take on Me» et son clip étaient iconiques.

Le clip, sa beauté, c'est aussi en partie ce qui a permis au «November Rain» de Guns N' Roses de devenir la première chanson de plus de 20 ans à franchir la barre du milliard de vues sur YouTube, en 2018.

«Au fil des années, j'ai eu plein d'appels de l'équipe de Sofia Coppola me demandant si j'étais prêt à vendre les storyboards d'origine de “November Rain”», rappelait Andy Morahan, le réalisateur du clip sur le tragique mariage du chanteur Axl Rose avec sa fiancée de l'époque, la supermodel Stephanie Seymour, dans le livre I Want My MTV.

Avec ses neufs minutes et son million et demi de dollars de budget, ce mini-film, symbole de la démesure musicale des années 1990, appartient à la légende.

 

Neuf minutes au moins aussi cultes que les six de «Bohemian Rhapsody». Queen, qui venait de connaître un beau premier succès avec son «Killer Queen», avait tourné une vidéo pour lui éviter de mimer en direct de l'émission «Top of the Pops» cette chanson musicalement très complexe.

«[Elle] n'aurait pas pu rester en tête des meilleures ventes pendant aussi longtemps [neuf semaines, ndlr] sans “Top of the Pops” continuant à diffuser le film», assurait John Taylor de Duran Duran dans I Want My MTV. Quarante-quatre ans plus tard, cette vidéo est largement considérée comme le premier clip moderne de l'histoire.

Symboles de leur époque

Pour autant, les images n'expliquent qu'en partie ce succès tardif sur YouTube. Le «Thriller» de Michael Jackson, mais aussi son «Billie Jean», auront eux encore besoin de plusieurs mois pour atteindre le seuil fatidique. Idem pour le «Vogue» de Madonna, réalisé par David Fincher, ou le «Baby One More Time» de Britney Spears qui, aussi populaires soient-ils, devront attendre quelques années.

Évidemment, le succès 2.0 de ces chansons ne devraient pas être une surprise pour quiconque s'est empressé de googler «Take on Me» après l'avoir entendue dans une scène culte de La La Land ou dans la mélodie du tube de Pitbull et Christina Aguilera «Feel This Moment» en 2013. À moins que ce fut après avoir vu Finn Wolfhard de Stranger Things la jouer dans un clip de Weezer ou après l'avoir aimée dans Ready Player One, Bumblebee, Moi, moche et méchant 3, The Leftovers, Mes vies de chien ou, encore plus certainement, dans les deux Deadpool.

«“Take on Me” est la “Macarena” des chansons des années 1980, disait le superviseur musical de La La Land au Los Angeles Times. C'est plein d'énergie, de fun, avec un côté bondissant. En plus, la chanson ne dit littéralement pas grand-chose, évitant de s'enliser dans un sens plus profond. Elle est instinctive, comme une chanson qu'on a connue toute sa vie.»

Parce qu'elles sont symboliques de leur époque, qu'il est impossible de ne pas penser aux années 1990 sans penser à «Smell Like Teen Spirit» ou aux années 1980 sans penser à «Take on Me», ces chansons sont ce genre d'artefact pop culturel auquel on ne peut s'empêcher de revenir, encore et encore.

Depuis sa sortie en 1975, «Bohemian Rhapsody» a non seulement connu une nouvelle vie en 1992, avec son utilisation dans une scène culte de Wayne's World quelques mois seulement après le décès de Freddie Mercury, mais également en 2008, quand les Muppets en ont fait une parodie virale contribuant massivement à populariser la jeune plateforme de vidéos, avant de devenir le titre et le cœur battant d'un film quatre fois oscarisé et frôlant le milliard de dollars de recettes dans le monde.

Résultat: quarante-trois ans après sa sortie, «Bohemian Rhapsody» est toujours aussi populaire, capable de toucher trois générations avec la même intensité.

 

Sursaut de popularité

Le «Zombie» des Cranberries a également vécu ce genre de renaissance. Si elle n'a jamais vraiment quitté l'inconscient collectif, notamment parce qu'elle est encore très étudiée dans les cours d'anglais à travers le monde pour son émouvant traitement du conflit nord-irlandais et pour son clip très imagé réalisé par Samuel Bayer, également aux commandes du «Smells Like Teen Spirit» de Nirvana, la chanson a connu un sursaut de popularité en 2018, vingt-quatre ans après s'être hissée en haut des charts français, allemands ou australiens.

En décédant soudainement, son autrice et interprète Dolores O'Riordan a créé une immense vague de sympathie et d'hommages avec, en son cœur, son plus célèbre tube, celui qui caractérisait le mieux son engagement et sa sensibilité à fleur de peau. Le premier tube du groupe, «Dreams», avait beau avoir depuis longtemps la faveur des synchro télé (Derry Girls) et ciné (Vous avez un mess@ge), «Zombie» était un symbole, un emblème.

 

Sortie quelques jours plus tard, la reprise de la chanson par le groupe Bad Wolves, celle que O'Riordan devait enregistrer le jour de sa mort, s'est hissée en haut des charts rock américains, atteignant un an plus tard les 270 millions de vues sur YouTube. «RIP Dolores O'Riordan», peut-on lire sous la vidéo originale, dans un commentaire laissé il y a un an et aimé près de 4.000 fois.

Mais là encore, un sursaut ponctuel de popularité ne peut pas entièrement expliquer pourquoi ces chansons ont atteint, avant d'autres, le milliard de vues. Le «Africa» de Toto, que Vice appelait en 2017 «la chanson préférée d'internet», a par exemple encore la moitié du chemin à parcourir.

Il en va de même pour le «Never Gonna Give You Up» de Rick Astley ou le «All I Want For Christmas Is You» de Mariah Carey, avec quelques raisons très objectives: si cette dernière est victime d'une inévitable saisonnalité, le tube de Rick Astley n'a été publié officiellement par sa maison de disques qu'en 2009, soit un an après la renaissance de la chanson sous forme de mème. Entre-temps, la vidéo «Rickroll'd» postée en 2007 par un utilisateur anonyme a été vue près de 30 millions de fois grâce au phénomène du Rickroll.

 

De son côté, la vidéo d'«Africa» n'a été publiée qu'en 2013, il y a six ans. À titre de comparaison, «Bohemian Rhapsody» dispose d'une version officielle sur YouTube depuis onze ans, «Smells Like Teen Spirit» depuis dix ans, «Take on Me», «November Rain» et «Sweet Child O' Mine» depuis neuf ans –largement de quoi prendre de l'avance.

Public latino-américain

Mais ce qui fait la vraie différence, c'est la place que ces groupes tiennent dans le cœur des gens en Amérique latine, et en particulier au Mexique où, comme l'expliquait une étude récente, on écoute beaucoup plus de musique qu'ailleurs: 25,6 heures par semaine, contre 18 en moyenne dans le monde.

C'est là, désormais, que la plupart des stars de la pop et du rock, en particulier celles des années 1980 et 1990, trouvent la vaste majorité de leur auditoire, via le streaming gratuit de YouTube ou celui à prix très modéré de Spotify (l'abonnement mensuel y est vendu 5 dollars).

Ce sont les villes de São Paulo, Mexico et Santiago qui streament par exemple le plus Nirvana sur Spotify. Idem pour Guns N' Roses, également massivement streamés à Buenos Aires et Rio de Janeiro –un top 3 que l'on retrouve presque à l'identique chez Queen, a-ha et les Cranberries.

 

Classement des villes ayant le plus streamé a-ha, les Cranberries, Guns N' Roses, Nirvana et Queen sur Spotify. | Montage Slate.fr réalisé le 31 octobre 2019 via Spotify

L'engouement pour ces groupes en Amérique latine est d'autant plus fort qu'ils y jouent régulièrement. Ces trois dernières années, Guns N' Roses a ainsi joué sept fois au Mexique, sept fois au Brésil, quatre fois en Argentine et deux fois au Chili. La tournée mondiale du groupe, qui compte près de 180 dates, se terminera d'ailleurs au printemps 2020 à Bogota, en Colombie.

Quant aux membres de a-ha, très populaires au Brésil et au Chili, ils y ont ces dernières années joué dans des stades aussi –voire plus– remplis qu'aux heures de gloire de leur jeunesse, entretenant le défilement des streams.

«Comment se fait-il qu'il y ait tant de commentaires en espagnol sous les clips de Guns N' Roses?», se demandait récemment un utilisateur de Reddit. La réponse semble désormais claire: qu'ils s'agissent de chansons pop récentes par J.Balvin, Bad Bunny ou Rosalia ou de tubes vieux de trente ans, le futur de la musique sur YouTube est latino –y compris pour des quinquagénaires norvégiens.

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