Société

Le voile islamique menace-t-il vraiment la laïcité et la concorde républicaine?

Son rejet arbitraire est un communautarisme déguisé en universalisme.

Il est temps d'accepter que les femmes voilées sont des Françaises comme les autres. | Mihai Surdu via <a href="https://unsplash.com/photos/1w0aqsMs-OU">Unsplash</a>
Il est temps d'accepter que les femmes voilées sont des Françaises comme les autres. | Mihai Surdu via Unsplash

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Depuis l'incident du 11 octobre au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, je me demande ce que Roland Barthes, auteur de Mythologies et de Système de la mode, aurait écrit au sujet du voile islamique.

Dans les joutes verbales des talk-shows et de la politique française, le voile est d'abord cet objet magique qui sature le discours mais qu'on ne voit jamais sur les plateaux de télévision, ou si peu. Ceux qui en parlent, hommes et femmes, ne le portent pas. Celles qui le portent ne sont pas invitées à en parler ou déclinent l'invitation.

S'agit-il d'un vêtement, d'un accessoire? Ou plutôt, aurait dit Barthes, d'une métaphore? D'un signe? Mais alors, un signe de quoi? Un simple signe d'appartenance, un signe religieux, ou bien un signe de soumission, de communautarisme, de séparatisme?

L'honnêteté m'oblige à avouer d'emblée que je n'en ai pas la moindre idée. Les raisons pour lesquelles une femme choisit de se voiler lui sont particulières. À ce titre, et sauf à les lui demander sans douter a priori de sa bonne foi, elles me paraissent inconnaissables.

Le voile comme symbole

Comme tous les vêtements, le voile est un choix privé qui se donne à voir dans l'espace public. Mais, contrairement au jean skinny, aux baskets ou au pull mohair d'Anne Sinclair, il est chargé en France d'une signification à la fois univoque et multidimensionnelle (politique, sociale, culturelle, psychologique) qui lui est attribuée principalement par celles et ceux qui le voient sans l'avoir jamais porté.

Il y a dans cette intentionnalité d'office un arbitraire du signe: une femme voilée est nécessairement soumise et communautarisée –«non-française», pour reprendre l'expression d'Alain Finkielkraut. Aux yeux des adversaires du voile, ce signe détient un pouvoir de nuisance et constitue une menace a priori, il est la manifestation d'un projet sécessionniste, voire totalitaire: vivre en marge des lois de la République, envisager de les subvertir par la charia.

«Ne peut-on se demander si le rejet du voile au nom de la laïcité n'est pas un communautarisme déguisé en universalisme?»

Les femmes voilées, en d'autres termes, transgressent la norme sociale. Comme autrefois, le procès en sorcellerie qui leur est intenté repose sur la conviction intime qu'elles ne se contentent pas d'être qui elles sont: différentes. On estime qu'elles sont animées de mauvaises intentions envers le reste de la communauté.

Mais ne peut-on renverser la perspective, en se demandant si le rejet du voile au nom de la laïcité n'est pas un communautarisme déguisé en universalisme?

Le voile est critiquable, soit: comme toute chose en démocratie, dans un pays où la liberté d'opinion est garantie par l'État de droit. Une fois ce postulat formulé, encore faut-il définir l'objet de la critique. S'agit-il de l'idée du voile, au sens platonicien, c'est-à-dire de son essence? Ou de la multiplicité de ses formes réelles, c'est-à-dire de ses expériences?

Parler des femmes qui le portent

Dire le voile, parler du voile, cela s'appelle fabriquer un stéréotype: on réduit un choix vestimentaire qui recouvre des pratiques et des apparences plurielles à une vérité unique, le cliché singulier de la femme musulmane soumise. Si l'on veut se donner les moyens d'une critique constructive, il faut commencer par parler des voiles et des femmes qui les portent, ou, comme l'écrivait Faïza Zerouala en 2015, «des voix derrière le voile».

D'où vient, si l'on quitte le ciel des idées reçues pour revenir sur le terrain du réel, cette obsession pour un morceau de tissu? Comment celui-ci, dans l'inconscient collectif, est-il devenu au fil des trente dernières années le précipité de toutes les névroses françaises, le symptôme de notre insécurité culturelle, d'une angoisse viscérale d'être «remplacé·es»?

Le symbole du voile traduit un dérangement à la fois monumental et souterrain: la peur primitive de perdre sa place dans le monde au profit de l'autre. Il est commode, d'un point de vue progressiste, de disqualifier cette peur en la traitant comme une théorie du complot, le «grand remplacement» cher à Renaud Camus, Éric Zemmour et leurs affidé·es de la galaxie néoconservatrice.

Mais une telle disqualification est dangereuse. C'est probablement ce qu'a voulu dire Emmanuel Macron, le 10 septembre, par sa tirade maladroite et pour le moins stéréotypée sur «les bourgeois qui ne croient pas à l'immigration» et «les plus pauvres qui en sont le réceptacle». Celui ou celle qui redoute de perdre sa place, par définition, se trouve dans une situation de plus grande vulnérabilité, où les phobies se substituent à la perception rationnelle de la réalité. C'est la paranoïa incontrôlable de l'enfant dont la mère est enceinte et qui se raconte que ses parents arrêteront de l'aimer quand son petit frère ou sa petite sœur naîtra.

Scénario apocalyptique

De la même manière qu'il faut déconstruire l'interprétation arbitraire du voile comme symbole, il faut prendre au sérieux cette fragilité et essayer d'identifier sa source. Ce qui se dit dans les récentes enquêtes d'opinion sur la laïcité et l'incompatibilité supposée de l'islam avec les valeurs républicaines, c'est qu'une majorité de Français·es sont convaincu·es par le paradigme houellebecquien de la soumission: si cette femme porte un voile, c'est parce qu'elle veut changer ma façon de vivre.

Ainsi va la petite musique du «On n'est plus chez soi» et du «C'était mieux avant»: dans un contexte rendu inflammable par la persistance de la menace djihadiste, le voile devient la preuve matérielle d'une subversion en douce de la France par la «non-France». On est là face au scénario apocalyptique d'Invasion of the Body Snatchers, d'Abel Ferrara: les envahisseurs remplacent les premier·es arrivé·es dans leur sommeil et à leur insu.

Si les réflexions de Zemmour trouvent un auditoire réceptif bien au-delà des champs labourés par le Rassemblement national, c'est parce que cette substitution aussi indolore que définitive est de moins en moins considérée par l'opinion publique comme une dystopie, une fiction comme celle que Jean Raspail avait explorée en 1973 dans Le Camp des saints.

Qu'importe si l'identité française, indépendamment du contenu de cette abstraction pour chacun, se voit aujourd'hui beaucoup plus altérée et redéfinie par les technologies, réseaux sociaux, marques, chaînes de restauration qui s'infiltrent irrémédiablement dans notre quotidien. Qu'importe si notre langue elle-même est de plus en plus «disruptée», jusqu'au sommet de la start-up nation, par la puissance globale de l'anglais. Qu'importe si nous sommes en réalité plus amazonisé·es qu'islamisé·es: le voile est devenu le symbole du mal, à tel point qu'on en arrive à le comparer à un uniforme SS sur une chaîne d'information.

La République n'appartient à personne

Comment sortir de cette psychose nationale? Le moyen le plus sûr de dépasser les préjugés, de comprendre ce qu'ils ont de faux, est d'abord de se parler. En écoutant l'autre, et non quelqu'un qui parle pour lui ou elle, mais aussi en lui confiant mes peurs, je me donne une chance plus grande de les relativiser qu'en restant dans ma caisse de résonance, à l'intérieur de laquelle le jeu de miroirs consiste à valider mon propre point de vue à l'infini, auprès d'une communauté de personnes qui pensent exactement comme moi.

Mais, compte tenu de l'antagonisme aménagé entre les groupes (Français vs non-Français, de souche vs d'ailleurs, Blancs vs Arabes, catholiques vs musulmans) et instrumentalisé par des éditorialistes et des politiciens qui soufflent sur les braises tout en jouant les pompiers, nous sommes dans une situation où l'échange individuel est devenu impensable en dehors de la bienveillance factice du maître pour le domestique qui s'est récemment répandue sur les réseaux. «Ma femme de ménage porte le voile, elle est gentille et n'a rien d'une terroriste»: encore une fois, quelqu'un parle à la place de celles qu'il faudrait entendre.

C'est pourtant cette parole réelle qui doit se déployer dans toute sa diversité. En acceptant d'ouvrir le livre de Faïza Zerouala, les Français·es-qui-ont-peur découvriraient des femmes qui sont là, dans le même espace qu'elles et eux, non pas pour prendre leur place, mais pour s'y faire une place en vivant le moins mal possible; des femmes qui ne sont ni séparatistes (elles respectent la loi française et sont protégées par elle) ni soumises (elles ont choisi de se voiler). À l'arrivée, le lecteur ou la lectrice mesurera peut-être ce que sa propre expérience a de commun avec l'expérience de celles par qui il ou elle se sent agressé·e ou menacé·e. Et comprendra aussi que la République présente l'avantage, en tant que lieu symbolique, de n'appartenir à personne et d'être extensible à l'infini.

On m'objectera qu'il y a, parmi les femmes françaises qui se voilent, des séparatistes et des soumises. Sans doute. Mais, dans notre État de droit, les lois fixant le cadre et l'exercice de la laïcité ne prévoient pas de délit d'intention: il y a ce qui est légal et ce qui ne l'est pas, point. En s'écartant de cette simplicité binaire, en affirmant que le voile n'est pas souhaitable même s'il n'est pas interdit, le ministre de l'Éducation nationale a ouvert la porte aux interprétations et aux dérives subjectives: il n'appartient pas plus aux chefs d'établissement scolaires qu'aux élus de conseils régionaux de décider quand un voile est acceptable et quand il ne l'est pas.

«Plus on parle du voile, plus on le dénonce comme anti-français et en rupture avec la laïcité, plus les voiles fleurissent en France.»

Pour autant, est-ce une bonne idée de changer la loi, comme le Sénat en a pris l'initiative le 29 octobre? De présumer coupables (de soumission, de communautarisme, de radicalisation) les femmes françaises qui se voilent? Si le gouvernement est opposé à ce changement, c'est parce qu'il y a derrière l'interdiction générale des signes religieux la volonté de cibler un signe en particulier.

C'est un paradoxe auto-réalisateur: plus on parle du voile, plus on le dénonce comme anti-français et en rupture avec la laïcité, plus les voiles fleurissent en France. La minorité arabo-musulmane se communautarise bien moins qu'elle est communautarisée par le discours politique et les médias.

Deuxième paradoxe: comment peut-on attendre d'un groupe de Français·es qu'il soit la plupart du temps invisible et se dissolve dans la communauté nationale, tout en le mettant en demeure, à chaque attentat djihadiste, de dénoncer en tant que communauté de croyant·es le dévoiement de sa religion, pour réaffirmer son attachement à la République?

Polysémie du voile

Avec le rejet intransigeant du voile, l'idée qu'il ne saurait se conjuguer à l'esprit républicain, le dérangement se transforme en communautarisme de celui ou celle qui a le plus d'ancienneté. On passe de la peur de perdre sa place à l'exclusion préventive de l'autre, au nom de valeurs sur lesquelles les Français·es qui étaient là avant exercent un monopole idéologique. Détourné en arme de discrimination massive contre les dernier·es arrivé·es, l'universalisme devient un moyen de protéger une situation de rente, en mettant tout en œuvre pour que les minorités ne puissent pas devenir la majorité.

Ce détournement n'est pas seulement hypocrite et injuste; il repose surtout sur un formidable contresens historique, celui d'une «colonisation» de notre espace public. Qui, historiquement, a colonisé qui? S'il est incontestable que le contact colonial a modifié l'ADN français, la France en tant que nation et grande puissance en est la première responsable. Il ne s'agit nullement, plusieurs générations après, de s'adonner à je-ne-sais-quelle repentance. Il s'agit d'accepter une histoire commune et d'avoir le courage de la regarder en face dans sa totalité, et non comme une glorieuse épopée civilisatrice.

«La puissance de la laïcité tient au fait qu'elle ne se réduit pas à un système de valeurs, à une culture.»

Reconnaître la polysémie du voile comme juxtaposition d'expériences individuelles, désamorcer sa réduction à un symbole univoque, c'est en définitive ouvrir les yeux sur notre diversité postcoloniale. Beaucoup, y compris dans le camp progressiste qui se pince le nez face aux boules puantes de Zemmour et consorts, ne manqueront pas de voir dans cette affirmation un pur syllogisme et un vœu de soumission formulé par un idiot utile de l'«islamo-gauchisme».

C'est tout le contraire: accepter que les femmes voilées sont des Françaises comme les autres est à la fois un acte de responsabilité historique et une réalisation de l'idéal universaliste, à travers une laïcité libérée de l'emprise du groupe dominant. C'est surtout, en définitive, une occasion unique de nous réconcilier avec nous-mêmes et d'apaiser notre société convulsive et fracturée.

Mêmes droits et devoirs pour tous

La puissance de la laïcité tient au fait qu'elle ne se réduit pas à un système de valeurs, à une culture. Elle nous donne un cadre de coexistence pratique, un ensemble de règles communes, non pas pour nous aimer les uns les autres (c'est le modèle religieux), mais pour partager un bien collectif sans céder à la tentation de la violence ni à l'angoisse perpétuelle de l'éviction (c'est le modèle républicain). Le cliché a du vrai: la laïcité nous rappelle que ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise.

Dans un appartement en colocation, qui paraîtra toujours trop exigu à ses occupants, il n'y a pas de privilège pour les colocataires qui ont signé le bail les premiers; le contrat ne saurait avoir pour objet de garantir qu'ils occupent la plus grande chambre ou se sentent à leur aise dans les parties communes jusqu'à la fin des temps.

Il en va de même avec la laïcité: tout le monde a les mêmes droits et les mêmes devoirs au regard de la chose publique, indépendamment de son ancienneté. Ce n'est pas la tolérance à l'anglo-saxonne. C'est la loi républicaine, bien de chez nous, toute la loi et rien que la loi. Quand elle s'applique et s'en tient au réel, quand elle n'est pas accaparée par de prétendus exégètes, cette invention qui a traversé les siècles et résisté à bien des assauts n'est pas la plus mauvaise raison d'être fier de la France.

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