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Trump ferait bien de s'inspirer des leçons historiques du Mordor

La chute de Sauron devrait servir de leçon à Donald Trump et à son administration.

«Il est encore trop tôt pour savoir si les États-Unis suivront les traces du Mordor jusqu’au Néant» | <a href="https://unsplash.com/@liamtruong">Liam Truong</a> via <a href="https://unsplash.com/">Unsplash</a>
«Il est encore trop tôt pour savoir si les États-Unis suivront les traces du Mordor jusqu’au Néant» | Liam Truong via Unsplash

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L'administration du président américain Donald Trump est en état de crise depuis la minute où il a prêté serment. La valse du personnel militaire et de sécurité nationale à la Maison-Blanche, et notamment le limogeage de John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale, révèle les affres d'une administration qui n'a pas l'air de savoir où se placer sur la scène mondiale.

Trump a largement adossé sa politique étrangère au retrait des troupes américaines des théâtres étrangers, à des rapprochements avec des régimes dictatoriaux comme celui de la Corée du Nord, et au lancement d'une guerre commerciale avec la Chine. Aucune de ces politiques n'a franchement été un succès. Le retrait de Syrie est une catastrophe absolue, les Coréens du Nord ont ouvertement taxé d'échec leurs rencontres avec Trump, et les droits de douane sur les exportations chinoises nuisent aux entreprises et aux consommateurs américains.

Si l'administration Trump souhaite réparer sa réputation et forger une politique étrangère réellement forte, elle ferait bien de s'inspirer des leçons historiques d'une autre puissance hégémonique mondiale en difficulté: le pays noir du Mordor. Le 21 octobre marquait le 65e anniversaire de la parution aux États-Unis d'une des analyses classiques de la stratégie mordorienne. On peut faire remonter la chute du Mordor aux trois échecs originels, auxquels l'administration Trump est actuellement confrontée. Celle-ci serait bien inspirée d'étudier Le Livre rouge de la marche de l'ouest (tombé dans le domaine public), The Notion Club Papers et autres textes anciens relatifs au Mordor.

Sous la férule de Sauron, le Seigneur des Ténèbres, le Mordor, superpuissance mondiale dynamique et incontestée, est soudain confronté à des menaces venues de plusieurs côtés à la fois à la fin du Troisième Âge. Comme les États-Unis sous l'administration Trump. Un Gondor renaissant sous le roi Elessar Telcontar menace à la frontière ouest. Au nord, les elfes de la Lothlórien s'allient au Royaume Sylvestre et au Conseil Blanc extranational et quasi-religieux pour conquérir l'enclave mordorienne de Dol Guldur dans la Forêt Noire. Si le Mordor, un peu comme les États-Unis avec l'Arabie Saoudite, cherche des alliances avec les Variags du Khand et les Corsaires d'Umbar voisins, il tire la plus grande part de son soutien militaire et économique de puissances plus lointaines, comme le Rhûn et le Harad Lointain.

Des frontières intranquilles

Le maigre grenier du Mordor –les champs de Núrn– ne suffisant pas à nourrir ses armées et sa population, il s'appuie donc lourdement sur des importations de nourriture et sur la force militaire de ses alliés à l'est et au sud. Mais les grandes distance et sa situation enclavée rendent le commerce et les mouvements de troupes difficiles au Mordor: les caravanes et les lignes de ravitaillement sont souvent attaquées par des unités paramilitaires gondoriennes dans l'Ithilien. Sa seule frontière vraiment en paix est celle qu'il partage avec le Rhûn à l'est, une vaste étendue de terre sous-peuplée et sans surveillance: le Canada de la Terre du Milieu. Ceci dit, la distance entre Barad-dûr, la demeure de Sauron, et les terres fertiles de Dorwinion dans le Rhûn rend leur aide peu fiable.

Le Mordor échoue constamment à se faire des alliés plus proches de ses propres frontières, surtout à l'ouest de l'Anduin, le long fleuve des terres sauvages. Si les États clients comme l'Angmar, au nord, se sont avérés efficaces lors de différends militaires avec l'Arnor et les États qui lui ont succédé, c'est déjà de l'histoire ancienne à l'époque de la Guerre de l'Anneau. La cité-État d'Isengard, aux allures de Vatican, et ses alliés tribaux dans la Dunlande harcèlent le Rohan mais ne tardent pas à être défaits lors de la bataille de la Ferté-au-Cor. D'ailleurs, ils n'ont jamais vraiment fait partie d'une alliance avec le Mordor, même s'ils partagent des objectifs stratégiques communs.

Les historiens s'accordent à dire que Sauron aurait plutôt dû chercher un partenariat politique et économique solide avec le Rohan, ce qui aurait permis aux armées du Mordor de bénéficier d'un approvisionnement constant en chevaux, la meilleure cavalerie du monde pour l'époque, et un rempart septentrional solide contre le Gondor. Le pacte bancal entre le Mordor et une petite puissance comme Isengard pour contenir une immense contrée regorgeant de guerriers à cheval reste l'une des grandes erreurs stratégiques de l'histoire. Le choix de l'administration Trump d'aliéner ses alliés d'Europe de l'Ouest, et ses stratégies de détente gênantes avec des États antagonistes comme la Russie et la Corée du Nord, isolent de plus en plus les États-Unis.

Clivages politiques

Le deuxième problème du Mordor touche une corde plus sensible et familière pour n'importe quelle personne observant la vie américaine: c'est la polarisation politique. Si le Mordor est une théocratie absolue sous la poigne de fer du Seigneur des Ténèbres, sa population est profondément divisée entre celle de l'intérieur, sur le plateau de Gorgoroth ou la plaine de Núrn (le Midwest du Mordor) par exemple, et celle de la ville frontalière plus cosmopolite de Minas Morgul (le New York du Mordor).

Comme aurait pu le dire Abraham Lincoln s'il avait été un gobelin: «Une maison des lamentations divisée contre elle-même ne peut pas rester debout»

De l'opinion générale, l'élite politique et économique de Barad-dûr, comme les riches Númenóreans Noirs aux relations avantageuses, ont alimenté ce genre de divisions pour empêcher que la population ne s'unisse contre ses véritables oppresseurs. Nous assistons au même genre de tactiques aux États-Unis aujourd'hui, tandis que Trump, milliardaire new-yorkais, poursuit des politiques économiques républicaines traditionnelles tout en attisant les flammes de la colère entre l'électorat conservateur rural et les populations plus progressistes des côtes Est et Ouest.

Mais tout comme les bots russes cherchent à creuser encore davantage le fossé politique de l'Amérique à l'aide des réseaux sociaux, les espions gondoriens réussissent à plusieurs reprises à semer la discorde et à provoquer des violences entre les orques de Minas Morgul et du Mordor, ce qui finit par mener à la catastrophe. L'administration Trump estime peut-être que son pouvoir politique repose sur la division interne entre Américains conservateurs et progressistes, mais il se trouve que ces divisions sont faciles à exploiter par des puissances hostiles. Comme aurait pu le dire Abraham Lincoln s'il avait été un gobelin: «Une maison des lamentations divisée contre elle-même ne peut pas rester debout», référence à un discours prononcé en 1858 et prônant l'abolition de l'esclavage sur tout le territoire des États-Unis.

La manière forte

Enfin, il y a le sujet flou mais néanmoins d'une capitale importance du prestige et du soft power. Ou plutôt de leur absence. Comme Sauron, l'administration Trump a adopté une posture agressive vis-à-vis de ses amis comme de ses ennemis, une stratégie qui se résume à «je parle très fort en brandissant mon gros marteau des enfers». Voyez plutôt le souhait de Trump d'organiser des défilés militaires de style soviétique ou sa lettre saugrenue au président turc Recep Tayyip Erdogan, dans laquelle il menace de détruire l'économie de la Turquie. Les similitudes avec les ouvertures ratées du Mordor au Val et à Erebor à la veille de la Guerre de l'Anneau sont frappantes, bien que les émissaires de Sauron aient proféré des menaces plus voilées: «Trouvez (l'Anneau Unique)… et vous recevrez une grande récompense en même temps que l'amitié durable du Seigneur. Si vous refusez, les choses n'iront pas aussi bien».

Mais même les superpuissances ne peuvent maintenir leur pouvoir uniquement par les agressions, les menaces et la puissance militaire. Elles ont besoin d'alliances et, au-delà des traités formels, d'influence. Pour Trump, jouer au dur sans filtre marche peut-être très bien avec sa base à l'intérieur du pays, mais cela nuit gravement à la réputation des États-Unis à l'étranger. Autrefois leaders mondiaux tant sur le plan politique que culturel, les États-Unis sont désormais la risée du monde.

De la même manière, le Mordor n'a pas fait grand-chose pour gagner les cœurs et les esprits au-delà de ses frontières, à part distribuer exactement neuf anneaux qui ont transformé ceux qui les portaient en spectraux serviteurs de l'Ombre. Les villes mortes du Mordor, ses montagnes escarpées hantées par des araignées maléfiques géantes, ses déserts noirs, ses tours sombres et ses gouffres ardents n'ont certainement pas manqué d'impressionner les visiteurs étrangers, un peu comme le National Mall de Washington finalement. Mais à part quelques cultes orques parmi des jeunes de la contre-culture gondorienne et des États clients déclarés mais éphémères à Angmar et Isengard, le Mordor n'a jamais réussi à se donner une image culturelle autre que celle de véritable enfer sur terre.

Les États-Unis jouissent encore d'une influence culturelle mondiale et d'un soft power immenses que l'exercice du pouvoir de Trump est en train de saper de jour en jour. Il ne reste peut-être plus beaucoup de temps avant que l'Amérique ne devienne un pays que le reste du monde n'a plus envie de découvrir, encore moins d'imiter ou de soutenir.

Il est encore trop tôt pour savoir si les États-Unis suivront les traces du Mordor jusqu'au Néant, bien que la chute de ceux qui les dirigent vers un esprit maléfique qui se ronge lui-même, comme ce fut le cas pour Sauron, a probablement déjà commencé. Il reste du temps pour réellement rendre sa grandeur à l'Amérique, pour en faire le centre de l'ordre international, en renforçant les alliances existantes, en en forgeant de nouvelles, en soignant les divisions internes sur le sol national et en restaurant son image et son influence à l'étranger. Même si un corps d'élite composé de chefs militaires invisibles chevauchant de monstrueux ptérodactyles volants ne serait pas un luxe.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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