Santé / Monde

«Pro-choix» contre «pro-vie», la question de l'avortement fracture les États-Unis

Le pays est divisé en deux blocs d'envergure similaire, preuve que l'apaisement est bien loin en matière d'accès à l'IVG.

Détail de la couverture de «Un livre de martyrs américains», de Joyce Carol Oates (éditions Philippe Rey)
Détail de la couverture de «Un livre de martyrs américains», de Joyce Carol Oates (éditions Philippe Rey)

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Le dernier livre de Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains (traduction littérale du titre américain, publié en France par les éditions Philippe Rey en 2019), a été considéré par le Washington Post comme «le livre le plus important» de l'autrice. Il ne l'est peut-être pas sur le strict plan littéraire, mais il dresse un tableau saisissant des fractures qui traversent la société américaine, d'abord des fractures morales et de valeurs même si elles opposent également des Américain·es d'horizons sociaux contrastés.

On peut en dévoiler l'intrigue car il n'est absolument pas fondé sur un quelconque suspense: le livre raconte le meurtre d'un médecin dirigeant une clinique spécialisée dans les interruptions de grossesse, et les pratiquant lui-même. Il est assassiné par un militant chrétien se considérant comme «pro-vie», c'est-à-dire viscéralement opposé, pour des raisons religieuses, à l'avortement. Ce combat de valeurs autour de l'avortement, pouvant déboucher sur des formes de violence extrême, est très présent aux États-Unis. La sortie du livre de Joyce Carol Oates a pour avantage de permettre au lectorat européen, a priori très éloigné de la passion qui entoure ce sujet de l'autre côté de l'Atlantique, d'essayer d'en décrypter les ressorts.

Lorsqu'elle a écrit ce livre, Joyce Carol Oates était loin d'avoir créé une pure fiction irréaliste. Depuis 1990, 11 meurtres ont été commis contre des membres de cliniques ou de centres pratiquant des avortements, auxquels il convient d'ajouter 26 tentatives de meurtres, 42 attentats à la bombe, 188 incendies criminels, des milliers de tentatives d'intrusion, et une kyrielle d'opérations de harcèlement par internet qui se sont multipliées depuis les années 2000[1].

Le cas le plus célèbre dont l'écrivaine s'est peut-être inspiré est celui de George Richard Tiller, un médecin du Kansas, directeur médical de l'une des trois seules cliniques du pays à offrir une interruption tardive de grossesse. Au cours de son mandat au centre, qui a débuté en 1975, Tiller a souvent été la cible de protestations et de violences de la part de groupes et d'individus anti-avortement. Sa clinique a été incendiée en 1986. En 1993, Shelley Shannon, extrémiste anti-avortement, lui a tiré dessus, l'atteignant aux deux bras. Le 31 mai 2009, il fut finalement tué d'une balle dans la tête par l'extrémiste anti-avortement Scott Roeder.

Un droit toujours menacé

En 1973, l'avortement a pourtant été reconnu comme un droit pour les femmes, l'arrêt Roe contre Wade de la Cour suprême ayant permis d'invalider les lois des nombreux États qui interdisaient l'avortement jusqu'alors. L'arrêt reconnaissait que les droits d'une femme souhaitant avorter devaient être considérés comme plus importants que le droit d'un État à légiférer sur ce sujet.

Cependant, si la décision Planned Parenthood contre Casey a confirmé ce droit à l'avortement en 1992, elle a également reconnu aux États le droit d'y apporter des restrictions. Ces dernières sont entrées dans les faits dans de nombreux États et, point très important, elles ont aussi conduit à concentrer la pratique médicale des interruptions de grossesse dans des cliniques spécialisées. Celles-ci abriteraient 71% des avortements pratiqués en 2000. Ces établissements, séparés des autres établissements de santé, facilement identifiables, sont évidemment plus vulnérables à la violence et au harcèlement pratiqués par certain·es militant·es «pro-vie».

Néanmoins, malgré les menaces et le harcèlement dont certaines cliniques sont l'objet, malgré les restrictions administratives, l'avortement demeure une pratique répandue aux États-Unis. On estime à 1,3 million le nombre d'avortements qui y ont été pratiqués en 2000, et les spécialistes affirment que près d'une Américaine sur deux connaîtra une plusieurs interruptions de grossesse durant sa vie.

Plus récemment, l'élection de Donald Trump et la nomination à la Cour suprême de deux juges conservateurs semblent avoir renforcé la ferveur et l'activisme des «pro-vie». Plusieurs États ont pris des dispositions anti-avortement, manifestement illégales, mais visant simplement à donner le coup d'envoi de procès qui seraient portés in fine devant la Cour suprême. Ce qui pourrait déboucher, selon les espoirs des promoteurs de ces mesures, sur l'annulation du droit à l'avortement.

Deux camps dos à dos

Sur les questions liées à l'avortement, la population américaine est partagée. Selon un sondage Gallup de mai 2018, les deux blocs (le camp des «pro-choix» et celui des «pro-vie») sont absolument équivalents (48% se définissant par l'un ou l'autre des deux termes). Néanmoins, une nette majorité semble vouloir préserver le droit à l'avortement qui avait été reconnu par l'arrêt Roe contre Wade en 1973. Seul·es 28% des Américain·es interrogé·es dans un autre sondage d'août 2019 souhaitent que la Cour annule cet arrêt. Dans le même sondage du Pew Research Center, 61% des personnes interrogées déclarent que l'avortement devrait être légal dans tous les cas ou la plupart des cas.

La fracture religieuse oppose essentiellement une frange blanche, protestante et évangélique au reste de la population.

Les divisions entre Américain·es sur ces questions sont principalement politiques et religieuses. Les personnes se définissant plutôt comme Républicaines se prononcent assez massivement (62%) en faveur de l'illégalité de l'avortement dans tous les cas ou la plupart des cas, alors que les Démocrates sont de l'avis inverse encore plus massivement (82%). Les études antérieures dans lesquelles cette question était déjà posée montrent que ce clivage politique s'est nettement accentué, surtout du fait de l'évolution des Démocrates vers un libéralisme plus net.

La fracture religieuse est tout aussi forte. Elle oppose essentiellement une frange blanche, protestante et évangélique au reste de la population. Les évangéliques se prononcent massivement en faveur de l'illégalité de l'avortement (à 77%). De leur côté, les protestant·es traditionnel·les et les catholiques sont partagé·es, mais plus souvent pour la libéralisation que pour l'interdiction. Notons également que 55% de la population musulmane américaine se prononce en faveur de la légalité de l'avortement.

Le protestantisme évangélique aux premières loges

Les protestant·es évangéliques représentent la partie démographiquement dynamique du protestantisme américain. Alors que le protestantisme «mainline» (les Église méthodistes, baptistes, luthériennes, presbytériennes et épiscopales) est en recul, le protestantisme évangélique se maintient en pourcentage (autour de 25% des Américain·es) et s'accroît en nombre absolu (passant de 60 millions à 62 millions). Il représente désormais une nette majorité du protestantisme américain (55% des personnes pratiquantes).

Il s'agit de personnes extrêmement religieuses et traditionnalistes. Une étude du Pew Research Center[2] pour caractériser les attitudes religieuses des Américain·es aboutit à une typologie en sept groupes, dont les trois premiers (39% de la population) se caractérisent par un haut degré de religiosité et l'adhésion à des croyances traditionnelles. Le premier de ces trois groupes, le plus traditionnel et le plus religieux, les «fidèles du Dimanche», dans lequel les protestant·es évangéliques sont fortement surreprésenté·es, rassemble 17% des Américain·es.

Non seulement ce groupe pratique activement sa foi, mais il est aussi profondément engagé dans des congrégations religieuses. Les «fidèles du Dimanche» disent croire au dieu de la Bible (94%) et considèrent majoritairement (54%) que la Bible est la parole de dieu qui doit être comprise littéralement. Leurs attitudes religieuses comme leur conception des mœurs ne sont pas sans rappeler celles des musulman·es traditionnalistes en France.

Dans son livre, Joyce Carol Oates présente la famille évangélique du meurtrier comme blanche et de petite classe moyenne (le meurtrier est charpentier), avec un faible niveau d'étude (des parents comme des enfants), et incertaine de son statut et de sa place dans la société américaine. Cet engagement intégral au service de la religion paraît ainsi jouer comme une sorte de compensation et de réassurance identitaires.

Cette lecture est possible. Néanmoins, on est frappé de voir, en consultant les données du Pew Research Center, que les évangélistes ne semblent pas se distinguer nettement de la moyenne américaine en ce qui concerne le niveau d'études et de revenu. Certes moins représenté·es chez les personnes les plus éduquées, les évangélistes ne le sont pas plus chez les personnes qui ont le plus bas niveau d'étude. 35% appartiennent à des foyers gagnant moins de 30.000 dollars par an, comme l'ensemble des Américain·es. En revanche, on les trouve en masse dans le sud des États-Unis, la Bible Belt.

Un penchant pour l'irrationalité

Ce sont donc bien d'abord des facteurs idéologiques, au premier rang desquels la religion et la politique et les valeurs qui leur sont associées, qui divisent aujourd'hui principalement la population américaine. Voilà comment s'exprime un des personnages du roman de Joyce Carol Oates: «Il y a une guerre aux États-Unis –cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l'emporter, car le penchant américain pour l'irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent.»

Le même personnage poursuit en parlant d'un «patriotisme écœurant et servile» qui est «un Dieu-isme car ils sont tous chrétiens. Il y a quelques poches relativement éclairées à travers le pays –les grandes villes où la culture et l'intelligence se sont réfugiées. Le reste est un immense désert “religieux” et “patriotique”». Ce tableau est évidemment caricatural et excessif (comme l'est ce personnage dans le roman), mais il montre l'état de guerre civile larvée dans lequel vit une partie du pays.

Le roman de Joyce Carol Oates témoigne d'à quel point ces valeurs peuvent être assumées comme des étendards que l'on veut défendre à tout prix. Si le titre du livre parle de «martyrs américains», le terme, dans l'esprit de l'autrice, ne désigne pas simplement l'activiste protestant·e illuminé·e qui commet un meurtre au nom de ses croyances, et refuse de se défendre lorsqu'on requiert la peine de mort contre lui; il s'applique également au docteur Voorhees (le médecin assassiné) qui sait qu'il court des risques élevés en se faisant l'apôtre du droit des femmes, et est prêt à mourir en toute conscience pour sa cause.

 

1 — Voir NAF, National Abortion Federation, 2018. Violence and disruption statistics. Retourner à l'article

2 — A Religious Typology. A new way to categorize Americans by religion, août 2018. Retourner à l'article

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