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Il y a bel et bien un lien entre consommation de viande rouge et cancer colorectal

Un article scientifique concluant qu'il n'est pas nécessaire de limiter sa consommation de viandes rouges ou transformées a déclenché un tollé début octobre.

Le lien entre charcuteries et cancer colorectal est avéré. | Leo Aus dem Wunderland <a href="https://unsplash.com/photos/6EE7hP87FVc">via Unsplash</a>
Le lien entre charcuteries et cancer colorectal est avéré. | Leo Aus dem Wunderland via Unsplash

Temps de lecture: 7 minutes

Un article publié le 1er octobre 2019 dans la très respectée revue Annals of internal medicine (AIM) a fait couler beaucoup d'encre. Rédigé par une vingtaine de scientifiques, l'article encourage les personnes consommant des viandes rouges et charcuteries à continuer à en manger comme à leur habitude.

Une recommandation surprenante en l'état actuel des connaissances sur les risques associés à une consommation excessive de ces aliments: le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) estime notamment qu'en limitant la consommation de viandes rouges et de charcuteries, environ 6.000 cancers colorectaux pourraient être évités chaque année rien qu'en France.

L'article d'AIM a suscité de nombreuses réactions d'instances de santé publique internationales, telles que l'École de santé publique de Harvard ou le World Cancer Research Fund International, et d'experts américains ou australiens. Tous ont dénoncé les nombreux biais et limites de la démarche suivie par ses auteurs. En outre, peu de temps après la publication, des liens d'intérêt avec l'industrie agroalimentaire non déclarés ont été pointés par le New York Times et par Le Monde.

Alors, qui croire? Peut-on vraiment continuer à consommer à l'envi viande rouge et charcuterie?

Différents types d'études

Les auteurs de l'article à l'origine de la polémique ne contestent pas l'existence d'un accroissement possible du risque de maladie cardiaque, de cancer et de décès prématuré en lien avec la consommation de viande rouge. Ils concluent en revanche que l'impact sur la mortalité est trop faible pour justifier de moins consommer de viande et, surtout, que les études sur le sujet sont de mauvaise qualité. Ils ont notamment basé leur conclusion sur le manque d'études épidémiologiques d'intervention. Pour comprendre ce que cela signifie, il faut brièvement revenir sur quelques notions d'épidémiologie.

En épidémiologie, on distingue les études «observationnelles», durant lesquelles les scientifiques recueillent les habitudes des participant·es via différents outils (questionnaires, mesures cliniques, etc.), et les études «d'intervention», où l'on compare un «groupe d'intervention» (qui a reçu un traitement particulier ou doit suivre des recommandations spécifiques) à un «groupe témoin» (qui sert de contrôle).

Pour les facteurs délétères, par exemple le tabac, l'alcool, ou l'excès de viandes rouges et de charcuteries, on comprend aisément qu'il n'est pas possible, pour des raisons éthiques et pratiques, de réaliser des essais d'intervention de longue durée visant à étudier le risque de pathologies chroniques lourdes comme les cancers, les maladies cardiovasculaires ou encore la mortalité. Il est hors de question de faire consommer pendant des années le facteur de risque à des volontaires afin de vérifier s'il provoque chez eux plus de cancers que dans un groupe contrôle!

Les études observationnelles, notamment les études de cohortes, ont donc un rôle clé à jouer dans ce domaine.

Établir un lien de causalité

Le challenge pour ce type d'étude réside notamment dans le recueil de données fiables pour l'exposition. Il faut limiter les biais de mémoire (les participant·es peuvent oublier ou mal déclarer certaines données) et limiter les potentiels biais de confusion: dans l'analyse, il faut prendre en compte les autres facteurs qui peuvent être liés à l'exposition et à la maladie et pourraient fausser l'estimation de l'association entre la maladie et le facteur étudié.

Par ailleurs, un lien de causalité ne peut être établi à partir d'une seule étude d'observation, même si elle révèle une association entre un facteur de risque et une pathologie. Cependant, lorsqu'un nombre conséquent d'études d'épidémiologique de cohorte bien conduites, contrôlant un large spectre de facteurs de confusion sont disponibles et sont cohérentes, il est possible de réaliser une méta-analyse (analyse statistique de travaux déjà publiés) de qualité et rigoureuse. De plus, si des mécanismes expliquant de façon plausible les résultats de cette méta-analyse ont pu être mis en évidence grâce à des études expérimentales (menées chez la souris, par exemple), on aboutit alors à un ensemble d'arguments forts en faveur de la causalité.

C'est exactement la démarche qui a été suivie par les groupes d'expert·es internationaux et nationaux qui ont évalué par le passé la cancérogénicité des viandes rouges et des viandes transformées. À l'inverse, les auteurs de l'article controversé n'ont pas suivi une démarche complète d'expertise collective intégrant les résultats des études de cohortes prospectives et des études mécanistiques, ce dernier point ayant été totalement passé sous silence.

Autre étrange argument avancé par les auteurs: les omnivores seraient attachés à la consommation de viande et ne voudraient pas réduire leur consommation, quand bien même ce serait bénéfique pour leur santé... Certes, ce type de considération est utile pour identifier les freins et les leviers pouvant influer sur les changements de comportements alimentaires. Cependant, il ne doit pas rentrer en ligne de compte lorsqu'il s'agit de déterminer si, oui ou non, un paramètre nutritionnel est facteur de risque d'une pathologie.

Or dans le cas des viandes rouges et transformées, les données épidémiologiques, quand on les considère dans leur ensemble, sont claires.

Des preuves bien établies

Le 29 mars 2018, le CIRC a publié une monographie portant sur les «viandes rouges et viandes transformées». Dans ce contexte, les «viandes rouges» désignent la viande de bœuf, de veau, de porc, d'agneau, de mouton, de cheval et de chèvre; les «viandes transformées» correspondent aux viandes conservées par salaison, maturation, fermentation ou fumaison (elles incluent les «charcuteries»: saucisses, pâté, jambon cru et jambon blanc...).

Le groupe de travail, composé de vingt-deux expert·es de dix pays, a examiné plus de 800 études analysant l'association entre la consommation de ces produits et la survenue d'un cancer. Les résultats sont sans appel: dans le cas du cancer colorectal (sur lequel portent la majorité des études), la consommation de viandes rouges ou de viandes transformées est associée à une augmentation du risque de ce cancer. En conséquence, le groupe d'expertise du CIRC a classé la consommation de viandes transformées comme «cancérogènes pour l'homme» (Groupe 1) et la consommation de viandes rouges «comme probablement cancérogènes pour l'homme» (Groupe 2a).

Ces résultats sont concordants avec ceux des autres rapports d'expertise collective internationale publiés par le World Cancer Research Fund et l'American Institute for Cancer Research, qui ont réalisé une revue exhaustive de la littérature scientifique. Depuis 1997, ces deux institutions ont évalué à plusieurs reprises les niveaux de preuve des associations entre consommation de viandes rouges et viandes transformées et risque de cancer. Leur dernier rapport publié en 2018 juge que l'augmentation du risque de cancer colorectal associée à la consommation de viandes transformées est «convaincante». L'augmentation du risque de cancer colorectal associée à la consommation de viandes rouges quant à elle considérée comme «probable».

En ce qui concerne la France, l'expertise collective de l'Institut national du cancer (INCa) en 2015 a également conclu à un niveau de preuve élevé concernant l'association entre viandes rouges, charcuteries et risque de cancer colorectal.

Les mécanismes d'action de l'excès de viandes rouges et transformées

À l'appui des résultats des études épidémiologiques, plusieurs mécanismes biologiques plausibles peuvent expliquer comment ces aliments, s'ils sont consommés en excès, peuvent favoriser le développement de cancers.

Parmi les principaux, on peut citer en premier lieu l'excès de fer héminique (fer contenu dans l'hème, structure chimique trouvée notamment dans l'hémoglobine, et très présent dans les viandes rouges). Celui-ci génère un stress oxydant qui oxyde les graisses (lipides), formant des composés cancérogènes. Ensuite, les composés N-nitrosés liés à l'emploi de sels nitrités pour conserver les viandes transformées entraîne la formation de composés génotoxiques (c'est-à-dire toxiques pour l'ADN). Par ailleurs, le chauffage au cours de la cuisson peut lui aussi mener à l'oxydation des lipides ou à la formation d'amines aromatiques hétérocycliques cancérogènes.

Ces mécanismes ont en partie été identifiés grâce aux études pluridisciplinaires des équipes de recherche publique du Réseau national alimentation cancer recherche (NACRe), qui ont également découvert de nouvelles pistes de prévention.

Viandes rouges, charcuteries et cancer du côlon: mécanismes identifiés. | Équipe NACRe 07

Limiter les effets cancérogènes?

Le suivi de la cohorte de volontaires Su.Vi.Max a par exemple permis d'observer que les apports en antioxydants moduleraient favorablement le risque potentiel de cancer du sein associé à la consommation de charcuteries ou aux apports alimentaires totaux en fer.

Par ailleurs, des chercheurs ont fait mariner de la viande dans un mélange aqueux d'extrait d'olive et de raisin (riche en antioxydants), puis l'ont fait consommer à un groupe de rats et de souris de laboratoire, tandis qu'un second groupe recevait de la viande non marinée. Résultat: dans le premier groupe, l'augmentation de la cancérogenèse colorectale et l'oxydation des lipides dans les contenus fécaux était moins augmentée que dans le second. De la même manière, chez des volontaires sains, cette marinade permettait de limiter l'augmentation de l'oxydation des lipides polyinsaturés des selles, et ceci sans que les consommateurs ne détectent d'altération des propriétés organoleptiques de la viande.

Ces pistes intéressantes devront bien sûr être confirmées. En attendant, il est conseillé de s'en tenir aux directives des autorités de santé publique. Le 22 janvier 2019, Santé publique France a justement publié ses nouvelles recommandations sur l'alimentation, l'activité physique et la sédentarité, à destination des adultes.

On y apprend notamment qu'il est recommandé de limiter la consommation de charcuteries à 150 g par semaine et celle de viandes rouges à 500 g par semaine. Or, d'après l'étude Esteban 2014-2016, deux tiers des Français·es (70% des hommes et 57% des femmes) consomment trop de charcuteries par rapport aux recommandations, et un tiers (41% des hommes et 24% des femmes) consomment trop de viandes rouges.

 

Consommation de charcuterie. | NACRe

 

Consommation de viande rouge. | NACRe

Que retenir finalement?

Les cancers sont des maladies multifactorielles. De ce fait, la prévention des cancers colorectaux passe par la réduction de l'exposition à plusieurs facteurs de risque (boissons alcoolisées, surcharge pondérale, viandes rouges et charcuteries) et par une plus grande exposition aux facteurs protecteurs (activité physique, aliments contenant des fibres, produits laitiers –dans la limite de deux portions par jour).

Prévention du cancer colorectal. | NACRe

En conclusion, limiter la consommation de viandes rouges et de charcuteries est une mesure essentielle pour réduire le risque de cancer colorectal, notamment chez les personnes ayant des niveaux de consommation supérieurs aux recommandations actuelles.

Cette limitation doit s'inscrire dans le cadre d'une alimentation équilibrée et diversifiée, c'est-à-dire riche en fruits et légumes, donc en antioxydants. Et il ne faut pas oublier, dans le même temps, de pratiquer une activité physique régulière, ainsi que de diminuer sa consommation de boissons alcoolisées.

Quelques recommandations pour réduire les risques de cancer colorectal. | NACRe

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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