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#EnaZeda, le #MeToo tunisien qui dénonce le harcèlement des femmes

Dans l'un des pays les plus progressistes du monde arabe, des femmes appellent à briser l'omerta sur les violences sexuelles.

Marche à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2012 à Tunis. | Fethi Belaid / AFP
Marche à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2012 à Tunis. | Fethi Belaid / AFP

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Au départ, il y a ce sentiment de dégoût, provoqué par une photo vue un peu trop tôt le matin. Avant la première tasse de café et d'avoir émergé complètement. Vendredi 11 octobre, la toile tunisienne se réveille en découvrant une vue plongeante sur un habitacle de voiture où l'on aperçoit un homme, côté conducteur, le pantalon baissé sur les genoux. Il était en train de se masturber dans son véhicule, assure l'autrice du cliché, une lycéenne de 19 ans qui l'a surpris près de son établissement.

Le fait divers scabreux fait rapidement la une des médias. Et pour cause: l'homme de la photo est une personnalité publique. Il vient tout juste d'être élu député. La lycéenne a déposé plainte, une enquête est en cours pour des soupçons de harcèlement sexuel et d'outrage à la pudeur.

Comme souvent, Twitter devient alors le réceptacle de toutes les railleries, donne lieu à un concours de détournements. GIF et autres mèmes font leur apparition.

Mais cette fois-ci, la discussion prend rapidement une tournure plus sérieuse. Des messages sont partagés, dénonçant les violences sexuelles en Tunisie. Ce sont des témoignages de femmes qu'Amal Haouet et ses amies décident de réunir sous le hashtag «EnaZeda», traduction littérale de «MeToo», le mouvement parti des États-Unis et qui a déferlé sur le web il y a tout juste deux ans.

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Réalité locale

À l'origine de ce mot-dièse, la frustration:

«On parlait [de l'affaire] avec Nadia et ce qui nous énervait [c'était de voir comment elle était résumée] à une personne en particulier. Mais ce n'est pas que ce gars-là, ce n'est pas que lui... soupire la jeune femme rencontrée quelques jours plus tard dans un café de la Marsa, en banlieue de Tunis. C'est toute la société qui légitime ça et rend les victimes vulnérables, qui ne valide même pas le statut de victime. Il faut que la honte change de camp. On n'a pas à être embarrassées ou à avoir honte de parler de ces agressions.»

Cet appel à la libération de la parole devient vite viral. La toile célèbre la naissance de son nouveau venu. «Le #MeToo tunisien enfin là!», écrit la blogueuse Lina Ben Mhenni. Le lendemain de la publication de la photo de l'élu dans sa voiture, des dizaines de messages déferlent sur Twitter. Des Tunisiennes osent pour la première fois raconter leur expérience personnelle des violences sexuelles.

Certaines brisent la loi du silence, comme d'autres l'ont fait avant elles grâce à #MeToo. #EnaZeda leur permet d'aller encore plus loin. «Il y a un besoin, même si c'est un sujet qui existe partout, de raconter notre expérience dans un contexte qu'on maîtrise et dont on connaît les codes, qui a certaines spécificités comme la France peut avoir ses spécificités à elle, qui sont différentes de celles des États-Unis», expose Nadia A. [de son pseudo Twitter, ndlr], l'une des initiatrices du hashtag.

Mais, prévient-elle, «s'il y a des spécificités qui viennent de la culture locale, du vocabulaire, du cadre légal, des associations qui existent ou pas... le problème ne s'explique pas uniquement par le fait qu'on soit en Tunisie. Le problème existe partout».

#EnaZeda est la branche locale d'un mouvement mondial, qui permet d'exprimer les particularités du pays.

De cette succession de témoignages émerge déjà une typologie des agressions. Les femmes qui prennent les transports en commun sont particulièrement vulnérables. Un constat qu'avait déjà fait le Credif –Centre de recherches, d'études, de documentation et d'information sur la femme– en 2017.

La plaque d'immatriculation des taxis ne protège pas non des agressions sexuelles. Les chauffeurs-harceleurs sont dénoncés dans plusieurs messages.

Pudeur et politesse avant tout

Mais comment comprendre et faire comprendre son agression? Le dialecte tunisien manque de mots. Amal Haouet en explique les conséquences:

«Il est très difficile pour des Tunisiens et des Tunisiennes de parler d'agression sexuelle sans utiliser des mots grossiers parce que les termes n'existent pas. Ça crée un fossé entre la victime et la situation dans laquelle elle se trouve, et cette possibilité d'en parler. Pour moi, c'est ce que #EnaZeda résume.»

Des témoignages se dégagent une colère et des traumatismes trop longtemps gardés pour soi. En Tunisie, patriarcat et conservatisme marchent main dans la main. Tout est fait pour que la victime ne s'exprime pas.

Il suffit d'aller faire un tour sur les réseaux sociaux pour comprendre les mécanismes à l'œuvre qui tendent à protéger les auteurs de harcèlement sexuel. Les réactions outrées visent parfois la victime.

Par exemple, on peut lire ici ou là que la lycéenne n'aurait pas dû afficher publiquement son agresseur, divulguer des faits qui ne sont pas encore passés devant la justice, en diffusant des photos intimes. Certes, on pourrait entendre cet argument s'il s'agissait de défendre la présomption d'innocence, mais il est surtout ici question d'honneur et de pudeur. «Pour certaines personnes, c'est tout simplement du sexe, analyse Amal Haouet, il n'est pas question d'agression sexuelle. Et parler de sexe, c'est encore plus grave que d'être victime d'agression sexuelle. Pour elles, par définition, la femme est coupable, coupable d'exister, d'être une femme. Ils traitent la victime d'égoïste: “T'as pas pensé à tes parents, t'as pas pensé à ta famille?”»

Dans le message ci-dessus, l'agresseur interpelle sa victime: «Salope tu es mal éduquée.» Laissons de côté la nature de l'acte de rébellion. C'est bien plus la réponse de l'homme qui est intéressante, un homme surpris de l'affront qui lui est fait. Pour lui, parce que cette Tunisienne a osé réagir, elle aurait dépassé les bornes, elle serait sortie du rôle qu'elle doit jouer en toutes circonstances. Être une femme convenable, c'est respecter les règles de la bienséance: pudeur et politesse.

«Pour peu que l'image soit très glauque et désagréable, au lieu de reprocher l'acte en question à la personne qui le commet, c'est la personne qui le dénonce qui est accusée de faire quelque chose qui n'est pas [respectueux des normes] de la société», renchérit Nadia.

Au-delà des réseaux

En fait, #EneZeda a déjà existé. Au moment de la vague #MeToo, le Facebook tunisien avait créé son mot-dièse local. Sans s'en rendre compte, Amal Haouet vient de le sortir de l'oubli.

Elle qui travaille dans la communication connaît très bien la force des réseaux sociaux et leurs limites. «Je dis toujours que Facebook n'est pas la rue tunisienne, en sachant qu'on a plusieurs millions de comptes en Tunisie. Twitter, je crois qu'on est à peine dans les 100.000. C'est même pas la rue, c'est une petite fenêtre sur un pays. Les Tunisiens, les Tunisiennes ne se doutent même pas de la création de ce hashtag. Ce n'est pas un mot-dièse qui va changer les choses.» Elle lui donne une portée relativement limitée. «Je ne sais pas si je peux appeler ça “mouvement”. Pour le moment c'est un hashtag. Pour que ça soit un mouvement, il faut que ça prenne, il faut que les gens s'approprient la conversation et que ça dépasse Twitter.»

#EnaZeda a été adoubé par l'une des organisations féministes les plus importantes de Tunisie, l'ATFD –Association tunisienne des femmes démocrates– et ses trente ans de militantisme. «On est favorable à tout ce qui se fait contre les violences faites aux femmes, mais il faut canaliser tout ça. Il faudrait que ça aboutisse à des actions concrètes, des actions de sensibilisation mieux organisées», estime Ahlem Belhaj, militante et ex-présidente de l'association. C'est justement ce qu'ont décidé de faire les jeunes femmes qui s'activent sur les réseaux sociaux depuis plusieurs jours. Elles veulent dépasser le simple «phénomène de mode» et s'apprêtent à lancer un site web pour prolonger le débat. Selon Amal Haouet, ça ne suffira pas. Il faudra, à un moment ou à un autre, sortir du cadre étriqué de la toile et toucher plus de monde.

Un grand travail d'éducation et de réflexion reste à faire sur le thème des droits des femmes dans le pays. Qui est, cela peut paraître paradoxal, souvent présenté à l'étranger comme un modèle en la matière et en avance sur ses voisins. Nadia temporise:

«Certes, les femmes tunisiennes ont des acquis tout à fait factuels. Maintenant, de là à dire que les femmes sont libres et sur un pied d'égalité avec les hommes, c'est une grosse blague! Et surtout, ce discours-là freine. Quand on réclame une avancée, on nous répond qu'on devrait s'estimer heureuses. Il y a aussi beaucoup de déni, y compris chez les femmes elles-mêmes, qui ne réalisent peut-être pas toutes les limitations qu'elles connaissent dans la vie de tous les jours.»

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