Égalités / Culture

Pourquoi y a-t-il si peu d'artistes latinos à Hollywood?

Alors qu'ils représentent 18% de la population des États-Unis, les interprètes d'origine hispanique sont quasiment absents des films produits et distribués par l'industrie du cinéma. Un paradoxe qui s'explique tant historiquement que sociologiquement.

Affiche du film <em>Queens</em>, avec, notamment, Jennifer Lopez et Cardi B.
Affiche du film Queens, avec, notamment, Jennifer Lopez et Cardi B.

Temps de lecture: 6 minutes

Jennifer Lopez et Cardi B rassemblées sur grand écran dans le film Queens, ce n'est pas seulement un événement pour leurs 155 millions d'abonné·es Instagram, c'est une petite singularité dans le paysage d'Hollywood. Les interprètes latino-américains y sont en effet peu représentés ou doivent se contenter de rôles mineurs. D'après une étude que j'ai menée en 2013 pour France info, seuls 2% des acteurs masculins et 9% des actrices à l'affiche étaient hispaniques, alors que les Latinos constituent 18% de la population américaine et même 25% des tickets de cinéma achetés. Comment expliquer une telle carence, alors que les débats sur la représentation des minorités ont transformé le paysage cinématographique depuis quelques années?

«On grandit aux pieds des studios,
mais on n'arrive pas à y entrer.»
Ben Lopez, producteur indépendant

En Californie, près de 40% de la population est latino-américaine (c'est-à-dire née aux États-Unis ou naturalisée). À Los Angeles, capitale du cinéma dont le nom même témoigne de cette influence culturelle, un habitant sur deux est latino. «On grandit aux pieds des studios, mais on n'arrive pas à y entrer», déplore Ben Lopez, producteur indépendant et directeur exécutif de l'association Nalip, qui milite pour une meilleure représentation des Latinos à Hollywood. Pour James Cohen, politiste et auteur de Spanglish America. Les Enjeux de la latinisation des États-Unis (éditions du Félin), «l'industrie du cinéma reste décalée par rapport à la société telle qu'elle est. Il y a sans doute des préjugés persistants parmi ceux qui prennent les décisions en haut lieu».

Les personnes en haut lieu s'en défendraient, sûrement. Mais les chiffres parlent d'eux-mêmes. Le classement du Hollywood Reporter des cent personnes les plus influentes dans l'entertainment ne compte que deux interprètes d'origine hispanique (Jennifer Lopez et le producteur Lin-Manuel Miranda). Aux Oscars, ils font chou blanc ou presque: une seule statuette en trente ans côté masculin (Benicio Del Toro, pour Traffic) et zéro côté féminin. Il faut élargir la palette aux interprètes étrangers pour voir des noms surgir, comme Javier Bardem et Penelope Cruz (Espagne) ou Catherine Zeta-Jones (Pays de Galles).

«C'est l'éternel problème de l'œuf et de la poule, commente Ben Lopez, de la Nalip. Il faut des agents puissants pour imposer des acteurs. Or, peu sont latinos et les autres ne se battent pas pour nous. Il est vraiment difficile pour les jeunes talents de se faire connaître.» Les budgets des films ne cessant d'augmenter, les producteurs prennent le moins de risques possible, choisissant le plus souvent des talents reconnus. C'est comme cela qu'on se retrouve avec une Camila Cabello dans Cendrillon ou une Selena Gomez chez Jim Jarmusch et Woody Allen. Aperçues dans des clips ou à la télévision, ces stars ont déjà fait parler leur cinégénie et rassurent.

En retard sur l'industrie musicale

L'invisibilisation des Latinos à Hollywood est d'autant plus surprenante que l'industrie musicale draine aujourd'hui des millions de dollars grâce aux artistes hispaniques. Pour Ben Lopez, cette avance est l'effet de la disruption du secteur, davantage touché par la révolution du numérique: «La démocratisation des outils a changé le paysage musical. Les producteurs ont bien retenu la leçon. Maintenant, tous les gens qui touchent à la musique latine font beaucoup d'argent. Sur certaines stations radios, la musique latino a été priorisée car elle plaisait davantage. Hollywood devrait s'en inspirer.»

Le producteur espère que l'arrivée de Netflix sur le marché de l'audiovisuel aille dans ce sens. Contrairement aux telenovelas d'Amérique latine, les premiers contenus de la plateforme identifiés latinos ont su toucher un large public non hispanophone: La Casa de Papel, Narcos, El Chapo. À un hic près, pour Ben Lopez: à chaque fois, les commédien·nes sont étranger·es et non américain·es. Comme si les diffuseurs préféraient en quelque sorte «l'original à la copie».

Des rôles trop stéréotypés

Au petit nombre de rôles disponibles s'ajoutent leur standardisation. «Dans les westerns, il y avait toujours “un Hispanique de service”, si j'ose dire, souvent joué par un Mexicain», rappelle Joël Augros, enseignant à Bordeaux-Montaigne et coauteur d'Une Histoire du cinéma américain. Stratégies, révolutions et mutations au XXe siècle (Armand Colin). Depuis une dizaine d'années, ce vieil archétype a été remplacé par celui du trafiquant de drogue, dans les séries Netflix ou au cinéma (Sicario, La Mule, Rambo: Last Blood). Alors qu'on célèbre la sensualité des actrices latinas, les acteurs latinos ne jouent pour ainsi dire jamais de leur charme. «Le beau macho hispanique fait peut-être un peu peur au mâle américain, ironise Joël Augros. À l'inverse, la bimbo se vend plus facilement.»

«Le beau macho hispanique fait peut-être un peu peur au mâle américain.
La bimbo se vend plus facilement.»
Joël Augros, historien du cinéma

«À l'intérieur de l'industrie, il n'y a personne pour dire: hey, il faut qu'on fasse attention à la façon dont on dépeint ces gens. On manque cruellement d'histoires complexes. Où sont les rôles d'astronautes, de scientifiques, de dirigeants latinos?», se demande Ben Lopez. Il y a bien eu un acteur latino dans À la Maison Blanche, mais personne ne s'en est rendu compte: et pour cause, on avait conseillé à Ramon Estevez de devenir «Martin Sheen» pour percer au cinéma. Autre exemple cruel, le personnage joué par Ben Affleck dans Argo était d'origine mexicaine. «Ben Affleck a préféré s'attribuer le rôle plutôt que de choisir un acteur latino, souffle Ben Lopez. Il nous manque quelqu'un qui ait le même pouvoir d'influence. Il nous faut plus de Robert Rodriguez et de Zoe Saldana!»

Le travail du lobbyiste est compliqué par le fait que le public a parfois du mal à se repérer dans la galaxie latine, plus hétérogène que les autres minorités. Les vécus n'ont pas grand-chose à voir, selon que l'on est un Portoricain à New York, une Cubaine à Miami ou un Mexicain à Dallas. La famille d'Eva Longoria, par exemple, est implantée au Texas depuis neuf générations. Le père de Cameron Diaz était un immigré cubain.

Mais que Javier Bardem soit espagnol et non américain, qui s'en soucie vraiment, dans le public? «On peut être latino et avoir la peau claire ou foncée, les cheveux blonds ou bruns, détaille Ben Lopez. Cela déboussole peut-être les gens. Mais ce que je dis aux producteurs, c'est que du coup, on peut tout jouer! Ce qu'il faut, c'est sensibiliser le public, lui apprendre qui nous sommes.»

Des jalousies

Contrairement aux Latinos, les acteurs noirs commencent à obtenir des rôles et des cachets d'envergure. De plus en plus de films ou séries ont un casting à majorité noire (Black Panther, Empire, Insecure). Aux Oscars, où trois films sur la condition noire l'ont récemment emporté (12 Years a Slave, Moonlight, Green Book), ils se mobilisent lorsque l'institution les oublie. Mais ces campagnes pro-diversité semblent pour l'instant ne pas vraiment profiter aux Latinos. De quoi créer quelques jalousies...

En 2017, l'actrice de la série Jane is Virgin, Gina Rodriguez, a été très critiquée après avoir tweeté: «Marvel and DC sont au top en ce qui concerne l'inclusion et les femmes, mais où sont les Latinos?!» Pour ne rien arranger, elle a été épinglée début octobre après avoir prononcé le «N-Word» en chantant sur du Fugees. Signe qu'une «concurrence des minorités» dans la quête de visibilité est en train de se mettre en place?

«Depuis toujours, la question noire
est plus lancinante et tragique
du fait de l'esclavage.»
James Cohen, historien

Quand on demande à Ben Lopez si les Latinos sont victimes de racisme, il préfère répondre: «Plutôt de biais inconscients». Car le racisme anti-Noirs trouve ses origines dans un passé plus douloureux que les discriminations envers les Latinos. Ce sujet reste davantage sensible outre-Atlantique. «Depuis toujours, la question noire est plus lancinante et tragique du fait de l'esclavage», souligne l'historien James Cohen.

Encore aujourd'hui, les violences policières touchent davantage les Noirs que d'autres minorités. Mais les attaques répétées de Donald Trump contre les Mexicains et la situation très précaire des 10 millions de sans-papiers pèsent de plus en plus lourd: «Certaines situations locales sont plus difficiles pour les Latinos que les Noirs. Il y a vraiment des endroits où les Latinos rasent les murs et vivent dans des conditions terribles», nuance l'historien. La tuerie d'El Paso, en août dernier, laisse même penser que les Latinos sont désormais une cible à part entière pour les suprémacistes blancs.

En parallèle, une autre minorité pointe désormais le bout de son nez à Hollywood: les Asiatiques. Le premier blockbuster 100% asiatique, Crazy Rich Asians, a fait un carton au box-office. Le public semble donc bien prêt à se déplacer pour aller voir des films au casting non-blanc. Pourtant, l'équivalent latino de Black Panther, El Chicano, n'a pas trouvé de financement à Hollywood et a fait un flop au box-office. «Le film manquait cruellement d'argent. Le public latino ne savait même pas qu'il sortait en salles», se lamente Ben Lopez. Autre déconvenue, la nouvelle série d'Eva Longoria, Grand Hotel, avec le Mexicain Demian Bichir, a connu un sort comparable, annulée par la chaîne ABC après seulement une saison. Visiblement, le casting latino n'a pas suffi à convaincre le public.

Le tableau n'est toutefois pas voué à demeurer si sombre. Des maisons de production prometteuses commencent à émerger, comme 3Pas, pilotée par Eugenio Derbez et Ben Odell. Autre signe positif, Jessica Alba a retrouvé la voie du succès avec un premier rôle de policière badass dans la série LA's Finest, reconduite pour une deuxième saison sur CTV.

Mais tant que ces exemples de succès seront limités, le cercle vertueux économique ne pourra vraiment s'enclencher. Ben Lopez en est persuadé, la clé de tout à Hollywood, cela reste le business: «On me dit souvent que les Latinos sont prêts à voir n'importe quoi, puisqu'ils vont déjà au cinéma. Je dis que si vous leur donnez ce qu'ils veulent, ils iront encore plus! Ils attendent de se voir reflétés à l'écran. Ce n'est pas qu'une question de droits civils. Les décideurs ont tout à y gagner: ils seront du bon côté de l'histoire et ils gagneront de l'argent.»

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